lundi 24 juin 2024

Note d’opinion : le triomphe de la vérité d’opinion

À propos du triomphe de la vérité d’opinion

Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’accroissement très important des personnes qui votent pour un parti d’extrême droite ou qui déclarent être disposées à le faire. Le phénomène intrigue d’autant plus que l’histoire européenne des quatre-vingts dernières années a été principalement marquée par le rejet des courants extrêmes, fascistes ou nazis, tenus pour responsables de la deuxième guerre mondiale et des atrocités qui l’ont précédée et qui l’ont accompagnée.

J’ai trop de respect pour les méthodes rigoureuses en sciences sociales que pour fournir une explication qui me serait venue à l’esprit sans autre effort que d’y avoir pensé. Des études sont menées sur la question, lesquelles reformulent l’interrogation sur la base de considérations qui touchent aussi bien la définition des termes que les motivations extra-politiques. Je me dois donc de dire que je ne sais pas.

Il y a cependant un changement dont je suis le témoin depuis longtemps. Et ce changement, je me demande s’il ne participe pas à imprimer aux comportements des prédispositions nouvelles, bien faites pour étonner ceux qui - comme moi - ont gardé dans l’existence, envers et contre tout, un cap rationnel. Je ne prétends pas que cela puisse rivaliser avec les résultats de quelque enquête sérieuse que ce soit. Mais c’est une idée possible, dès lors qu’elle m’est venue, et rien n’interdit de l’exposer.

L’après-guerre a été notamment caractérisée par une longue lutte contre toutes sortes de préjugés. Que ce soit dans les conventions internationales, dans les institutions supra-étatiques, dans les dispositions constitutionnelles, dans les lois, les codes et les normes, ont été inscrites des règles qui vilipendent la discrimination, le racisme, l’intolérance, le sectarisme, la xénophobie, l’apartheid. Une morale anti-nationaliste a prévalu, jusqu’à devenir l’inspiration première du droit. Cela n’a évidemment pas fait disparaître les préjugés les plus courants. Mais cela les a souvent muselés.

Le changement dont je souhaite parler, c’est l’importance qu’a prise ce que j’appelle la vérité d’opinion. On peut être séduit par celui dont on pense qu’il formule les choses d’une façon que l’on juge adéquate au réel. Celui-là dit la vérité. Mais on peut également être séduit par celui dont on estime qu’il dit sincèrement ce qu’il pense, sans aucune dissimulation. L’opinion qu’il défend est vraie, en ce qu’elle coïncide avec l’opinion qui est la sienne. Dans un cas comme dans l’autre - vérité de fait ou vérité d’opinion -, il est bien malaisé d’avoir la certitude que c’est bien le cas, particulièrement dans le domaine politique où le discours se veut convaincant au-delà de toute prudence et de toute précaution.

À partir du moment où les préjugés se répandent et s’accumulent, la vérité d’opinion prend une allure nouvelle. Celui dont on reconnaît la sincérité peut alors être celui qui exprime le préjugé que les autres - entendez ici les autres politiques - s’interdisaient de formuler. On en vient peut-être à regarder comme quelqu’un de courageux celui qui ose dire bien haut les préjugés que l’on hésitait à dire tout bas. La question n’est pas de savoir si ce courageux-là dit la vérité, mais plutôt s’il partage l’opinion discriminante que plus d’un rumine. S’il l’a dit, c’est qu’il est sincère, ce qui le qualifie bien davantage que ceux qui, autour de lui, la taisent. La vérité d’opinion triomphe en ce qu’elle devient le gage de la confiance qu’elle peut susciter.

À celui qui reste attaché aux vérités de fait ou simplement à la sincérité des sentiments honorables, la vérité d’opinion ainsi ajustée aux préjugés apparaît insupportable, parce que liée au vice. Il semble alors que l’opposition à ces courants politiques emporte la sauvegarde de la vertu. Ce n’est pas un sursaut nouveau. Déjà Montaigne s’indignait :
« J’ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie [qui les porte à] s’effaroucher des manières contraires aux leurs : ils leur semble qu’ils sont hors de leur élément s’ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils restent attachés à leurs façons [de vivre] et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie ? ils fêtent cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu’elles ne sont pas françaises. » (1)

Il n’est peut-être pas impossible que les quatre-vingts dernières années offrent un visage particulier en raison même de la paix relative qu’ont connu une grande part des pays européens et d’une morale congrue. Peut-être retrouvons-nous ce que Montaigne appelait ce « temps malade », fait d’anomie, de conflits ouverts et de haines épanchées. Car c’est alors que la vérité d’opinion triomphe des vérités de fait et que le vice se fait vertu.

« Celui qui, en un temps malade comme celui-ci, se vante d’employer au service du monde une vertu véritable et franche, ou ne la connaît pas, les idées se corrompant avec les mœurs (effectivement, écoutez-les la dépeindre, écoutez la plupart se glorifier de leur conduite et établir leurs règles : au lieu de peindre la vertu, ils peignent l’injustice toute pure et le vice, et ils la présentent fausse comme cela pour l’éducation des princes), ou, s’il la connaît, il se vante à tort et, quoi qu’il dise, fait mille choses dont sa conscience le blâme. » (2)

Ah oui, mais Montaigne était du parti catholique et soutenait le pouvoir légitime du roi. Assurément. Pourtant, ce n’est pas ce parti qu’il défend en l’occurrence : seulement la vertu d’où qu’elle vienne et contre tous ceux que la cause aveugle à son sujet. Il l’explique clairement :
« La marque la plus honorable de vertu dans une situation aussi difficile, c’est de reconnaître librement sa faute et celle d’autrui, de résister de tout son pouvoir au déclin vers le mal et de le retarder, de suivre en résistant cette pente, d’espérer mieux et de désirer mieux. Je vois, dans ces démembrements de la France et ces divisions où nous sommes tombés, chacun se donner du mal pour défendre sa cause, mais - jusqu’aux meilleurs - avec dissimulation et mensonge. » (3)

Quand le bien réclame de passer par le mal - à l’époque de Montaigne, par les violences guerrières ; aujourd’hui, par les injustices criantes -, le bien fera toujours défaut. Ce n’est pas l’objectif qui fait la valeur d’une politique ; c’est d’abord et avant tout les moyens mobilisés pour l’atteindre. La plupart des maux réels auxquels les gens sont confrontés ne sont pas guérissables par les politiques. Qu’ils puissent l’être par des politiques nouveaux est une opinion d’une immense naïveté. Les plus modestes, les plus conscients de leurs limites, les plus hésitants dans leurs intentions, voilà ceux qui conviendraient le mieux, si tant est qu’il en soit.

Ne nous leurrons pas sur ce que l’avenir pourrait rendre possible, et moins encore sur l’efficacité du discours.
« Qui écrirait sur le sujet en toute franchise, le ferait à la légère et de façon défectueuse. Le parti le plus juste est cependant encore le membre d’un corps vermoulu et véreux. Mais, dans un tel corps, le membre le moins malade s’appelle sain, et à bon droit, parce que nos façons d’être n’ont de titre que par comparaison. L’innocence civile se mesure selon les lieux et les temps. » (4)

Que l’innocence civile puisse perdurer lors d’« un temps malade » reste peut-être ce qui mérite d’être mobilisé. Quitte à surnager quelque peu sur une déferlante inarrêtable.
« […] ce n’est pas bien procéder que de reconnaître seulement le flanc et le fossé d’une place forte ; pour juger de sa sûreté, il faut voir par où on peut y entrer, en quel état est l’assaillant. Peu de vaisseaux sombrent du fait de leur propre poids et sans violence étrangère. Tournons maintenant les yeux partout : tout croule autour de nous : dans tous les grands États, soit de la Chrétienté, soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y : vous y trouverez une évidente menace de changement et d’écroulement ;
Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas
[ceux-là ont aussi leurs infirmités et une pareille tempête les menace.]
 » (5)

(1) Montaigne, Les Essais en français moderne, adaptation d’André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 1192.
(2) Montaigne, Op. cit., p. 1201.
(3) Ibid..
(4) Ibid..
(5) Montaigne, Op. cit., p. 1162.

2 commentaires:

  1. Vous écrivez : « Ce n’est pas l’objectif qui fait la valeur d’une politique ; c’est d’abord et avant tout les moyens mobilisés pour l’atteindre. » Ne conviendrait-il pas de tenir compte du fait que la valeur d’un moyen se juge à l’objectif qu’il poursuit ?

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    1. Valeur d’efficacité ou valeur morale ? La rhétorique, par exemple, est un moyen de convaincre efficace, d’une grande valeur si on la met au service de la vérité. Mais elle peut tout aussi bien servir le mensonge. Je pense ici à ce qu’en disait Lucien Jerphagnon dans son Histoire de la Rome antique (Tallandier, 2002, p. 321), lorsqu’il évoquait Quintilien : « L’éloquence nous apparaît comme un assaisonnement dont on peut se passer. Dans les sociétés antiques, où le grand public lit peu, et pour cause, l’éloquence est le seul moyen efficace de persuasion ; on en use et abuse dans la vie juridique, politique, administrative. On part du principe que ce qui est bien dit a une tout autre portée que ce qui est vaguement bafouillé : les gens de religion ou de tribune, les avocats, les enseignants dignes de ce nom le savent encore aujourd’hui. Il y a donc une technique à acquérir. Mais au service de quoi ? Car il peut être inopportun de convaincre, ne serait-ce que d’une ânerie ! Ce peut même être une opération frauduleuse, quand on persuade l’auditeur d’une fausseté. L’éloquence ne peut donc être une fin en soi, détachée de l’information ainsi livrée de façon percutante. La conviction qui naît chez l’auditeur n’est bonne, et donc l’éloquence n’est légitime, que si la chose bien dite est une vérité et une vérité bonne à dire. Cela même conduit à s’interroger non seulement sur le savoir de l’orateur, sur sa valeur intellectuelle, mais aussi sur ses intentions et donc sur sa droiture morale. »
      Merci pour votre commentaire.

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