À propos de l’art
Grâce à l’une de mes petites-filles, j’ai la chance d’entendre parler des travaux demandés aux étudiants de l’Université de Maastricht inscrits au bachelor’s programme “Digital Society” (1). Récemment, il était question d’expliciter l’opinion que l’on peut se forger à propos des conséquences que la numérisation peut avoir sur l’art. Question vaste et compliquée qui ne se limite sans doute pas aux problèmes d’une conception de l’art qui doit intégrer la production digitale et le caractère reproductible de certaines œuvres, mais qui déborde sur l’interrogation plus générale du champ de l’art, de son extension ou de son rétrécissement, de sa signification et de sa portée.
Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qui est de l’art ? Que nous apprend l’histoire du mot et de ce qu’il désigne ?
Je ne puis rien en dire qui n’ait déjà été dit, bien sûr. D’autant que je connais bien mal tout ce qui regarde l’esthétique, discipline dont le développement, à partir du XVIIIe siècle, encombre l’art d’une théorie sur l’art. Qu’il me soit cependant permis de détailler quelque peu ce que j’en pense aujourd’hui, ne serait-ce que parce que cela donne à voir une pensée produite en grande partie à l’insu de son porteur et dans un contexte dont il ignore les principales caractéristiques.
Si j’ai bien compris le peu qu’elle m’en a dit, ma petite-fille a notamment réfléchi aux questions soulevées par la numérisation à partir de la notion d’authenticité, telle qu’elle fut évoquée en son temps par Walter Benjamin. Je suis allé relire le texte qui explicite cette notion, à savoir “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (2) et j’ai été immédiatement frappé par une citation qu’on y trouve. Il s’agit d’un extrait d’un manifeste de Filippo Tommaso Marinetti intitulé Nécessité cosmique de la guerre (3), diffusé en 1935 à l’occasion de la guerre d’Éthiopie. Voici l’extrait reproduit par Walter Benjamin :
« Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique. […] Aussi sommes-nous amenés à constater […] que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusils, les canonnades, les arrêts du tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d’autres encore […]. Poètes et artistes du Futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture ! »
Cette ahurissante opinion n’était pas nouvelle. Déjà dans le Manifeste de fondation du futurisme de 1909, il était proclamé :
« Nous voulons glorifier la guerre, – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent et le mépris de la femme. » (4)
Il est loisible à quiconque de déclarer beau ce que d’autres jugent laid, mais il est également possible d’estimer que l’art ne consiste pas à rechercher ce qui est beau. Et c’est sans doute en cela que l’art conserve un lien permanent avec l’arbitraire, y compris lorsqu’il est entendu comme conforme au sentiment le plus unanime. L’art distingue, de la même manière que le sacré distingue. Cela signifie qu’il confère à quelque chose - par le seul fait d’être proclamé tel - une aura (comme dit Benjamin (5)) qui modifie le regard qu’on porte sur lui. Exactement comme la qualification de sacré implique des attitudes ségrégatives qui lui doivent tout. Je te baptise carpe, telle est - d’une certaine façon - la logique de l’art.
Ce qui conduirait à penser que ce serait simple, si ce n’était en réalité autrement complexe. Car si l’arbitraire suppose une distribution sans norme apparente, il n’est pas pour autant sans signification, c’est-à-dire qu’il doit quelque chose aux conditions de ses choix, que ce soit dans la chose désignée comme dans le chemin de la désignation. J’ai beau me dire que l’on m’impose le beau - voire l’artistique - indépendamment des raisons dont on prétend le justifier, je reste empli d’un besoin de beau - voire d’artistique - qui participe de la complétude de la vie. Ce qui me mène à des préférences dont je n’aime pas démordre.
Évidemment, lorsque l’arbitraire devient en quelque sorte une règle assumée, comme c’est le cas dans l’art contemporain, on restitue aux autres genres une légitimité qui renforce l’invisibilité du caractère discrétionnaire de l’œuvre. Je me souviens avoir pris conscience de l’existence d’un genre nouveau en lisant un article de Dario Gamboni intitulé “Méprises et mépris. Éléments pour une étude de l’iconoclasme contemporain” (6). Il y était notamment question d’une exposition en plein air à Bienne pour laquelle l’artiste Gérald Minkoff (7) avait préparé une œuvre intitulée Video blind piece, œuvre faite de 14 tubes-images de télévision tournés vers le ciel et formant en braille le mot latin video signifiant “je vois”. Un jardinier, persuadé être face à des déchets sauvagement placés là, évacua le tout en décharge. La proposition de reconstituer l’œuvre fut refusée par Minkoff au motif qu’elle était originale et unique, générant alors un conflit dont la presse donna écho, le plus souvent de manière ironique. Bien sûr, ce genre que l’on appela l’art contemporain apparut dès les années 50 (8), mais à bien des gens - dont je fus - il fallut attendre plusieurs décennies pour comprendre que certaines excentricités s’inscrivaient dans un courant qui contredisait volontairement les aspirations de l’art moderne.
Parmi ce qui arrive à distraire les humains des questions sans réponse liées à leur genèse, à leur raison d’être et à leur fatum - ce que Pascal appelait le divertissement -, l’art est certainement le plus consolant et, à certains égards, le moins éloigné d’elles. Mais une pareille affirmation réclame une définition de l’art, de telle sorte qu’il soit décelable que l’on est bel et bien dans son champ. Et c’est évidemment là que les difficultés surgissent. Chacun a le loisir d’appeler art quoi qu’il désigne sous ce nom, en ce compris ce qui joue avec les limites habituelles du mot comme le fait l’art contemporain.
Le mot art, utilisé au moins depuis le XVe siècle, n’a pris le sens d’un réservoir singulier qu’au XIXe siècle. Sa singularité était que n’y émargent que ceux qui disposent d’un talent propre à capter la beauté ou à manifester du génie. C’est avec l’art pour l’art que ce sens s’est distancé du rapport qu’il avait auparavant avec l’habileté technique et avec l’utilité de l’œuvre. En 1835, Théophile Gautier a défini l’art pour l’art de cette façon :
« À quoi bon la musique ? À quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. […] Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout. » (9)
Je ne suis pas convaincu que tout ce qui est utile est laid, et moins encore que tout ce qui est beau ne serve à rien. Pas davantage que le génie puisse consister à obtenir la reconnaissance d’un statut d’artiste, ni a fortiori de s’enrichir éhontément grâce à une production qualifiée d’artistique. Ce qui ne me permet cependant pas de définir ce qu’est l’art, ni même de justifier clairement mes préférences face à ce qui m’est présenté comme en en faisant partie.
Il me faut avouer que cette part de l’art moderne qui a glissé vers l’abstrait, et surtout tout ce qui relève de l’art contemporain me touchent très peu, pour ne pas dire me rebutent. (10) Ce qui me range bien évidemment dans une catégorie dont le nom varie selon le goût de celui qui catalogue. Et je pousserai ce que certains jugeront de la naïveté jusqu’à très volontiers admettre que l’art contemporain donne selon moi facilement accès à la fumisterie et favorise les imposteurs. Ce qui me retient généralement d’exprimer ces sentiments-là, c’est l’impossibilité dans laquelle on se trouve de circonscrire un référent justifié, c’est-à-dire un art dont la légitimité serait indiscutable.
J’ai déjà eu l’occasion d’expliciter quelque peu l’opinion selon laquelle l’art et le rapport à l’art sont éminemment relatifs (11) Cela ne dispense évidemment pas de tenter d’en analyser la signification. C’en est même une condition de sa pertinence. Alors qu’il a dressé un tableau visant à « résumer la problématique du travail d’interprétation de l’histoire de l’art » - tableau dans lequel il distingue l’objet de l’interprétation, sa source subjective et son correctif objectif -, Erwin Panofsky écrit :
« Bien sûr, un schéma tel que celui-ci s’applique à la démarche véritable d’un processus intellectuel avec autant de finesse qu’un quadrillage cartographique à la réalité d’un paysage italien. De ce fait, il court toujours le danger de se voir mal interprété et accusé de “rationalisme éloigné de la vie”. C’est pourquoi nous voudrions, en conclusion, insister sur le fait que, bien entendu, ces processus que notre analyse devait présenter comme étant des mouvements apparemment distincts dans trois couches de sens distinctes et, en quelque sorte, comme des conflits frontaliers entre l’usage subjectif de la violence et l’histoire objective sont, dans la pratique, étroitement imbriqués et ne forment qu’un seul et unique processus d’ensemble parfaitement homogène se développant organiquement en une succession de tensions et de détentes. Ce n’est qu’a posteriori et sur le plan théorique qu’on peut le décomposer en éléments distincts et en actions séparées. » (12)
C’est peu dire que l’appréciation d’une œuvre d’art peut être comme un fusil à deux coups : le premier appartient à un préalable dont on cherchera bien malaisément la motivation ; le second projette sur l’œuvre quelque chose qui la dépasse. C’est pourquoi on invoque un peu vainement la sincérité d’un goût, quoi qu’il soit si important en ce domaine de dénoncer quelque duplicité que ce soit.
(1) Cf. this programme.
(2) Walter Benjamin, Œuvres III, trad. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Folio, 2000, pp. 269-316.
(3) Ce texte figure dans Le Futurisme, textes et manifestes, 1909-1944, textes établis et préfacés par G. Lista, Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon, 2015 (que je n’ai pas lu). W.B. le cite d’après La Stampa, sans en préciser la date.
(4) Cité d’après le texte figurant sur le site C’est pas les fautes à Voltaire.
(5) Cf. Op. cit., p. 276. Il parle de la notion d’aura à propos de l’original d’une œuvre, ce qu’il appelle d’abord le hic et nunc (cf. pp. 273-276). Quoi qu’il dise à propos des antécédents en matière de reproductibilité, le numérique n’a pu qu’en altérer une nouvelle fois le sens.
(6) Dario Gamboni, “Méprises et mépris. Éléments pour une étude de l’iconoclasme contemporain” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 49, septembre 1983, pp. 2-28.
(7) Dans l’article du n° 49 des Actes, le nom de l’artiste n’est jamais cité. Je l’ai retrouvé ultérieurement dans le livre publié par Gamboni : Un iconoclasme moderne. Théorie et pratiques contemporaine du vandalisme artistique, Éd. d’En-bas, Lausanne, 1983, p. 108.
(8) Cf. Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique [2014], Gallimard, Folio, 2022.
(9) Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin [1835], Alphonse Lemerre, 1891, préface.
(10) Je suis assez d’accord avec les critiques formulées par Jean Clair dans ses Considérations sur l’état des beaux-arts ([1993] Gallimard, Folio, 2015), à ceci près qu’il avait sous-titré son essai Critique de la modernité alors que sa cible est bien ce que nous avons à présent l’habitude d’appeler l’art contemporain. Nathalie Heinich s’est beaucoup défendue d’avoir pris parti contre l’art contemporain. Reste que, objectivement, ce qu’elle a analysé ne convainc aucunement qu’il s’agit d’art, sinon comme reconnu tel illégitimement.
(11) Cf. ma note du 11 septembre 2020.
(12) Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique [1924], trad. sous la dir. de Guy Ballangé, Éd. de Minuit, 1975, p. 255.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire