lundi 17 juin 2024

Note d’opinion : l’union des gauches

À propos de l’union des gauches

« La vie sociale consiste à détruire ce qui lui donne son arôme. » (1) C’est un peu ce que j’ai ressenti en découvrant les résultats des élections qui ont occupé l’Europe ce 9 juin 2024. Ce qui a inspiré cette réflexion à Claude Lévi-Strauss, c’est le fait que les rhums fabriqués à la Martinique dans de « vieilles cuves de bois engrumelées de déchets » était bien meilleurs que ceux distillés à Porto Rico au moyen de « réservoirs en émail blanc et de robinetterie chromée ». « La finesse des premiers est-elle donc faite des impuretés dont une préparation archaïque favorise la persistance ? » (2) se demande-t-il. Les vieilles tendances politiques qui ont nourri des illusions bienfaisantes cèdent-elles devant le goût contemporain pour les solutions verticales ? me suis-je à mon tour questionné. Car c’est un peu comme si la saveur des libertés chéries s’évanouissait au contact de la vulgarité et de la brutalité.

Ce qui se passe du côté des extrêmes-droites n’est guère intéressant, car ce qui les distingue de la droite réside principalement dans la vacuité de leurs programmes et dans l’inopportunité des mesures qu’elle prétendent adopter.

Par contre, ce qui se passe à gauche - je vise ici essentiellement cette volonté d’unir les gauches - me paraît fort préoccupant. Il est étrange que personne ne s’élève contre cette fausse convergence soi-disant opportune, alors que l’histoire de la gauche n’a cessé d’illustrer ce principe qui veut que la gauche révolutionnaire précipite la chute de la gauche réformiste. C’est navrant dans la mesure où la révolution ne s’est jamais faite autrement qu’en sacrifiant les libertés et en favorisant les tyrannies. Je ne vais pas égrener tous ces épisodes du passé qui illustrent cette fatalité ; chacun peut choisir ce qu’il juge le plus victorieux et reconnaître ensuite que ce succès s’est mué en défaite rapide ou s’est transformé en tragédie.

Bornons-nous à un seul point qui permet de dissocier les gauches : l’anticapitalisme.

La révolution qu’une certaine gauche appelle de ses vœux vise à modifier l’économie de telle sorte qu’elle n’obéisse plus aux investisseurs privés. Car le capitalisme réside dans ce système qui porte ceux qui ont accumulé de l’épargne à la transformer en moyens de production. Au sens strict, ce qu’on appelle le capital, ce n’est rien d’autre que ces moyens de production. Qui veut combattre le capitalisme incline donc à déposséder les capitalistes et à collectiviser les moyens de production, soit par la nationalisation, soit par l’autogestion. La primauté de ce changement justifie généralement le recours à la violence ; ses conséquences économiques sont habituellement désastreuses ; un coup d’œil sur l’histoire des deux derniers siècles devrait suffire à en convaincre tout qui dont le jugement n’est pas idéologiquement altéré.

Cela ne signifie évidemment pas que le capitalisme soit une bonne solution. Outre les inégalités extrêmes qu’il engendre, outre l’exploitation de l’homme par l’homme qu’il favorise, outre le pouvoir exorbitant qu’il confère aux propriétaires, il alimente un bouleversement industriel qui a conduit l’humanité à dilapider ses ressources, à nuire à la vie sur Terre, à polluer son environnement et à altérer le climat.

Constatons-le : à certains égards, les solutions anticapitalistes sont pires, ne serait-ce que parce qu’elles concentrent en des mains ambitieuses des pouvoirs qu’il maintient dispersés. Lorsque les objectifs politiques qui ont vos préférences se trouvent éparpillés dans des courants qui en proclament de détestables, il importe de ne pas céder à la naïveté : approuver le bon en ignorant le mauvais, avec l’espoir utopique que le mauvais pourra être ultérieurement écarté. C’est toujours le mauvais côté qui triomphe, car c’est celui qui correspond aux motivations des personnes éprises de pouvoir.

Réguler le capitalisme est évidemment malaisé, même si cela reste possible. Consolider les services publics qui méritent d’être soustraits aux intérêts privés est souhaitable. (3) De même, des mesures que réclame l’état catastrophique du monde - tant du point de vue biologique, chimique et climatique - peuvent être adoptées. Ce qui reste sûr, c’est que rien de cela ne sera possible si ne sont pas préservées les libertés individuelles et les valeurs de respect et de justice qui les accompagnent. Voilà ce qui rend illusoire et néfaste toute alliance avec cette gauche révolutionnaire où mijotent continûment les ferments de l’arbitraire.

J’irai jusqu’à dire que cette forme de société qui veillerait à concilier les libertés et la justice sociale peut être appelée sociale-démocrate ou socialiste. Mais ce socialisme-là, c’est alors celui de George Orwell.

Quant à ceux qui prennent prétexte du désir de barrer la route à l’extrême-droite pour justifier une union à ce point contre-nature, qu’ils sachent que semblable union est mieux faite pour jeter des électeurs dans les bras de leurs ennemis plutôt que de les en détourner. L’union n’a pas et ne peut avoir pour but de battre l’extrême-droite ; elle n’a que celui d’accéder au pouvoir.

Qu’importe de gagner telle ou telle élection, si c’est en faisant le jeu de ceux qui imposeront leur joug ou couleront toute expérience qui chercherait à leur échapper ? Il n’est que d’examiner les statuts des partis que je vise ainsi pour comprendre que l’absence de suffrages internes augure de politiques autrement autoritaires.

(1) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques Plon, 1955, p. 444.
(2) Ibid., p. 443.
(3) Une tentative de définition intéressante a été formulée par l’économiste Schumpeter (cf. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1965)

4 commentaires:

  1. Merci Jean ! Article particulièrement intéressant et nécessaire !

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    1. L’après-élections nous a valu plus pittoresque encore : le NFP qui, parce qu’il a obtenu le plus grand nombre de députés (et non le plus grand nombre de voix), réclame un pouvoir dont la composition de l’Assemblée ne lui permettra pas d’user.

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  2. Bonjour Jean,

    Toujours un plaisir de te lire.
    P.


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  3. Tout à fait d'accord, tiens!:)
    JPaul

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