jeudi 16 avril 2009

Note de lecture : Montaigne et la vieillesse

Le chapitre « De l’aage » des Essais
de Montaigne


Si, dans l’œuvre de Montaigne, la vieillesse et la mort sont très présentes, il n’en va pas de même de la longévité de l’homme qui se traite en trois petites pages (1). Voilà un sujet qui occupe bien davantage les esprits aujourd’hui, alors que la progression de la longévité en a fait une préoccupation proche quelquefois de l’obsession.

Il y a dans ce chapitre des Essais trois idées principales. D’abord, que les sages se contenteraient d’une durée de vie plus courte que celle à laquelle aspire le commun des mortels. Ensuite, que la mort est toujours naturelle quel que soit l’âge auquel elle survient. Enfin, que les mérites de la jeunesse sont insuffisamment reconnus au regard des faiblesses de l’âge. Et la plus intrigante de ces trois idées, c’est bien la deuxième, du moins de la façon dont elle est exprimée.
« Quelle resverie est-ce de s’attendre de mourir d’une défaillance de forces, que l’extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée : veu que c’est l’espece de mort la plus rare de toutes, et la moins en usage ? Nous l’appelons seule naturelle, comme si c’estoit contre nature, de voir un homme se rompre le col d’une cheute, s’estoufer d’un naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à une pleurésie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentois à tous ces inconvenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doit à l’aventure appeler plustost naturel, ce qui est general, commun, et universel. Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singulière et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres : c’est la dernière et extreme sorte de mourir : plus elle est esloignée de nous, d’autant est elle moins esperable : c’est bien la borne, au-delà de laquelle nous n’irons pas, et que la loi de nature a prescript, pour n’estre point outre-passée : mais c’est un sien rare privilege de nous faire durer jusques là. C’est une exemption qu’elle donne par faveur particuliere, à un seul, en l’espace de deux ou trois siècles, le deschargeant des traverses et difficultez qu’elle a jetté entre deux, en cette longue carriere. » (p. 345)

Je voudrais m’arrêter un instant sur la notion de nature, telle que Montaigne semble la concevoir. C’est là, en fait, une question très difficile, à laquelle je m’attaque avec beaucoup de témérité. D’autant que je ne me suis pas donné le temps d’en étudier méthodiquement le sens (ou les sens divers) tout au long des Essais. Je ne hasarde donc ici que quelques hypothèses mal étayées.

Avant toute chose, je crois utile de rappeler qu’il serait vain de définir une théorie de la nature chez Montaigne, comme d’ailleurs une quelconque théorie sur quoi que ce soit. Sa pensée n’est pas théoricienne ; elle va par « sauts et gambades » et se garde bien de hiérarchiser les problématiques. Reste qu’il est possible – et même nécessaire – de s’interroger sur le sens des concepts qu’il utilise, fût-ce pour en cerner les variations selon les sujets.

Dans l’adresse « AU LECTEUR » qui ouvre les Essais, Montaigne, parlant de son livre, écrit : « Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. » (p. 27) Sa « façon […] naturelle », qu’est-ce donc ? On pourrait dire que c’est quand il ne se surveille pas, quand il est « simple », quand il est « ordinaire ». Ce que ce n’est pas ? Lui, lorsqu’il s’observe par « estude » ou par « artifice ». Voilà une frontière très communément évoquée, celle que suppose l’expression (inspirée d’Horace) : "chassez le naturel, il revient au galop". Mais c’est aussi une frontière qu’il est très embarrassant de tenter de définir. Car enfin, qui sépare-t-elle ? En fait, elle ne sépare personne, puisqu’il ne s’agit que de deux modes d’être dont on croit discerner la nature différente. Il y aurait en chacun de nous une façon d’être qui n’est pas notre fait, qui s’impose en quelque sorte à nous, par opposition à une façon d’être que notre volonté choisit. Illusoire liberté de celle-ci ; illusoire détermination de celle-là ! C’est ce que j’aime appeler des illusions nécessaires. Car qui peut prétendre être en mesure de s’en passer ? La frontière, elle, reste en tout cas incertaine.

Jusque-là, Montaigne ne s’écarte pas du sens commun. Mais il va bientôt en dire plus. Ainsi, par exemple, dans le chapitre III du Livre I, "Nos affections s’emportent au-delà de nous", il confère à la nature un pouvoir quasi intentionnel. Comme dans ce passage :
« Ceux qui accusent les hommes d'aller tousjours beant apres les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens, et nous rassoir en ceux-là : comme n'ayants aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s'ils osent appeller erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. » (2)
Voici la nature qui nous achemine vers quelque chose et nous contraint. Au point qu’il est douteux que l’on puisse parler d’erreur chez celui qui lui obéit. Mais ce n’est pas de la nature de la nature (si je puis dire) de se faire contraignante. Bien au contraire. Ainsi, dans ce passage du chapitre X du Livre I :
« Je cognois par experience cette condition de nature, qui ne peut soustenir une vehemente premeditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns ouvrages qu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse, que le travail imprime en ceux où il a grande part. »
La nature, ici, mérite d’être laissée libre d’agir. Et lorsqu’on la contraint par « l’estude » ou « l’artifice », il en résulte « aspreté et rudesse ». Que penser en définitive ? Et bien « A la verité en toutes choses si nature ne preste un peu, il est mal-aysé que l'art et l'industrie aillent guiere avant. » (chapitre XIX, Livre I)

Tout cela est-il conciliable avec la définition – car en l’espèce on peut pratiquement parler de définition – que Montaigne donne de la nature dans l’extrait du chapitre LVII du Livre I cité ci-dessus ? « […] on doit à l’aventure appeler plustost naturel, ce qui est general, commun, et universel », écrit-il. Voilà à présent que la nature se révèle par la fréquence de ses manifestations. Cela fait immanquablement penser à ces homophobes qui affirment que l’attirance envers le même sexe n’est pas naturelle et qui en donnent pour preuve sa prétendue rareté ou même sa prétendue absence chez les animaux. En l’espèce, Montaigne veut montrer le ridicule qu’il y a à prétendre naturelle une forme de mort très rare. Il aurait abouti au même résultat s’il avait eu l’audace de suggérer que toutes les morts sont indistinctement naturelles car tout ce qui arrive à l’homme, lui-même inscrit dans la nature, peut être dit naturel. Mais il aurait alors invalidé ces illusions nécessaires qui lui permettent de distinguer les penchants et les inclinations des choix et des résolutions.

Il y a une autre question – peut-être plus importante – qui se pose. Et Dieu dans tout ça ? (3) La nature, à laquelle l’homme doit d’être en bonne partie ce qu’il est, s’identifie-t-elle au Créateur. Ou ne serait-elle que la chose créée d’un coup et poursuivant sur sa lancée (contre ce qui sera l’idée de Descartes et selon ce qui sera l’idée de Leibniz) ? Ou encore serait-elle autre chose que Dieu et sans rapport avec Lui ? Cela vaut la peine d’aller jeter un coup d’œil dans l’"Apologie de Raimond de Sebonde" (chapitre XII du Livre II).

Il y a ceci :
« Mais ce n'est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse, d'accommoder encore au service de nostre foy, les utils naturels et humains, que Dieu nous a donnez. »
Là, le naturel et l’humain sont clairement distingués, comme si il n’y avait pas de naturel humain, de nature humaine. À moins que seule soit humaine en l’homme cette liberté que Dieu lui a donnée, le reste n’étant que son enveloppe charnelle et naturelle. On pense à présent à Thomas d’Aquin.
Mais il y a aussi ceci :
« Le neud qui devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre Createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons et passions, mais d'une estreinte divine et supernaturelle, n'ayant qu'une forme, un visage, et un lustre, qui est l'authorité de Dieu et sa grace. »
Dieu serait donc supernaturel, surnaturel dirions-nous aujourd’hui. Et ce ne serait ni la nature, ni ce qu’il y a d’humain en nous – la raison par exemple – qui importerait le plus.
« Nature a embrassé universellement toutes ses creatures : et n'en est aucune, qu'elle n'ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre. »
Voilà les cartes à nouveau brouillées. Car, sauf à prétendre que l’humain de l’homme n’est pas de ces « moyens necessaires à la conservation de son estre », il faut bien que cette fois tout vienne à l’homme de la nature et rien de Dieu.
Et lorsqu’il faut s’interroger sur ces animaux et ces hommes si différents de nous et assurément dans l’ignorance de Dieu :
« Nous admirons et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires : et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre : Car selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement es animaux, qui vivent parmy nous, il y a dequoy y trouver des effects autant admirables, que ceux qu'on va recueillant és pays et siecles estrangers. C'est une mesme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l'advenir et tout le passé. J'ay veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes ? qui n'attribuoit à stupidité et à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise, ignorans nos baise-mains, et nos inclinations serpentées ; nostre port et nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine ? »

Oserais-je conclure ? Dieu me semble souvent de trop, chez Montaigne. Ô il faut y croire, il faut en admettre le rôle : sommital. La tradition, toujours respectable, l’impose. Mais l’explication passe essentiellement par la nature, seule véritable vis-à-vis de la liberté humaine. Bien sûr, il s’agit d’une nature quelque peu animiste, bien intentionnée, symbole de vérité. Ce concept va connaître dans les siècles suivants un succès considérable. C’est au XVIe qu’il est ressuscité de ses cendres antiques, nouvel avatar de la phusis des présocratiques.

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 344-347.
(2) Je ne donne pas d’autre référence que le chapitre et le livre de cet extrait des Essais et des suivants, car je les ai retrouvés grâce à la version électronique de l’œuvre que l’on trouve sur Internet, ici : http://www.bribes.org/trismegiste/
(3) Petit coq à l’âne : Et Dieu dans tout ça ? est le titre d’une émission de radio diffusée sur la chaîne Première de la RTBF (Belgique) et qui s’affirme un magazine des philosophies et des religions. Voilà un titre qui vaut prise de position et qui dément d’emblée l’« esprit d’ouverture philosophique » dont l’animateur, Jean-Pol Hecq, se revendique pourtant.

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2 commentaires:

  1. ceci n'est pas un commentaire mais juste un clin d'oeil, Gérald Nakam dans un chapitre sur le dieu de Montaigne signale que ce mot revient 331 fois dans les essais dont 140 pour la seule apologie
    Loin derrière : mort, fortune, corps, nature et homme qui est le mot le plus fréquent
    votre note m'a intéressée sur un chapitre qui n'est pas parmi les plus lus des essais

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  2. Il est amusant que vous évoquiez l’approche statistique de Nakam, qui dénombre les mots dont Montaigne use dans Les Essais, précisément alors qu’il est question du chapitre LVII du Livre I, là où Montaigne lui-même hasarde une approche statistique des façons de mourir. Pour un clin d’œil, c’est un clin d’œil !
    Merci pour votre commentaire.
    Très cordialement.

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