Ramon
de Dominique Fernandez
QUATRIÈME ET DERNIÈRE NOTE
Pour Dominique Fernandez, les dérives politiques de RF resteront inexplicables, du moins dans leurs aspects les plus odieux. Ce qui est une façon d’affirmer qu’elles sont, quoi qu’il soit arrivé, inexcusables. Mais des causes possibles, il n’en manque pas. Et d’abord et avant tout, la séparation d’avec Liliane, laquelle, face à cette fracture « a une ligne à suivre, et elle la suivra. Pour mon père, au contraire ? C’est la rupture des amarres, la perdition en vue. Que lui reste-t-il ? Sa mère, calamité qui ne désarme pas ; Betty, maîtresse agréable, mais qui n’est pas du tout à la hauteur intellectuelle de ma mère, et ne peut en aucun cas l’aider à reconstruire sa personnalité. Je pèse les fautes de mon père ; j’ai déjà insisté sur elles ; j’y insisterai encore ; légèreté, irresponsabilité, abandon de foyer, violences conjugales : plus coupable il n’aurait pu se rendre. Et pourtant… Dans ce drame de la rupture, il me semble que la véritable victime, c’est lui. "Pauvre enfant", en effet, celui qui se met à genoux pour embrasser les pantoufles de la femme qui, en se retirant de sa vie, lui ôte sa raison d’être, lui interdit, "désormais", de croire en lui-même. » (p. 484)
Voilà peut-être pourquoi RF donne l’impression d’analyser correctement les situations, notamment politiques, mais d’en déduire des comportements de fuite injustifiables. « Ne pas s’apercevoir qu’on avait pensé juste, mais tiré une conclusion erronée… » (p. 596)
DF souffre de ne pas avoir pu mieux connaître ce père. « […] il paraît que, le dimanche rue Saint-Benoît, je m’isolais dans le bureau de mon père, au milieu de ses livres, laissant les grandes personnes causer dans le salon. Ainsi suis-je resté en marge des uniques occasions où j’aurais pu l’approcher de plus près. Je ne l’ai pas entendu lire Balzac, pas entendu converser avec Drieu La Rochelle ou Marguerite Duras. Un blanc complet (un noir) recouvre pour moi cette période. Me voilà donc, comme tous les biographes, réduit à ne saisir que l’extérieur d’un être. Ce qu’il a fait, écrit, je le vois. Mais ce qu’il était au-dedans de lui-même ? De l’autre côté de ses actes, son être profond ? Lui-même le connaissait-il ? Dire, comme Sartre, d’un homme qu’il n’est que ce qu’il fait est d’un juge. Le juge n’a pas à se préoccuper si le dehors correspond au dedans. Il voit ce qu’il voit, il tranche d’après ce qu’il a vu, il condamne d’après la gravité du crime. En toute justice, mais non en toute compréhension. Si l’on veut avoir une intelligence moins grossière d’un homme, il faut admettre la part de l’invisible dans sa vie. Ce qui n’apparaît pas au regard, ce qui n’émergera jamais d’aucun document d’archive, ce qui le gouverne à son insu, ce qu’il se cache à soi-même. » (p. 711-712)
Si peu qu’il en dise, il faut également évoquer l’homosexualité de Dominique Fernandez. Pas seulement parce qu’elle expliquerait l’hypothèse d’une homosexualité refoulée chez son père (ce qui est loin d’être invraisemblable), mais surtout parce qu’il suppose un lien entre ce père et la sienne propre. C’est la seule question qui l’incite à annoncer un nouveau livre. Et cela, dès les premières pages de Ramon : « […] dans ma vie privée, je me suis arrangé, plus ou moins consciemment, pour manifester à mon père l’amour qu’on me défendait de lui montrer. Au centre de ma vie, depuis l’enfance : aimer ce qui est interdit, puisqu’on m’interdisait d’aimer l’objet de mon amour. Sortir des voies admises, déraper dans l’illicite, ne pouvant être attiré par ce qui est permis. Je raconterai ailleurs ce choix de vie, qui serait hors sujet dans l’histoire de RF. » (p. 46) (1) Tout à la fin du livre, encore : « De "cacher son deuil" à "aimer ce qui est interdit", le chemin ne serait pas long… Quelques mois à peine… Mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler. » (p. 793)
Dominique Fernandez est un grand, un très grand écrivain. L’amour qu’il a porté à son père, quoi que celui-ci ait fait, il nous permet de le pénétrer, sans révélation inutile, sans pathos, sans aucun sentimentalisme. Sa plume narre les choses, suppute les raisons, avoue ses ignorances. Et elle nous conduit ainsi, presque naturellement, à l’émotion, jusqu’à en avoir la gorge serrée. C’est que la réflexion – la recherche même – qu’il mène vis-à-vis de ses parents, de ce qu’ils furent, de ce qu’il firent, de ce qu’il firent de lui, c’est une réflexion que le lecteur se sent porté à mener lui-même à propos de ses propres géniteurs.
Je ne résiste pas à l’envie, pour terminer ces quatre notes, d’extraire quelques petits passages d’un chapitre particulièrement réjouissant du livre, un chapitre qui nous parle du tango, une danse que RF a beaucoup participé à lancer à Paris.
« Qui ne connaît Buenos Aires ignore ce qu’est le tango. Entrons par exemple dans la Confiteria Ideal, un samedi après-midi. Ce n’est ni une confiserie, ni un salon de thé, bien qu’il y ait des tables recouvertes de nappes, des fauteuils autour des tables, un bar au rez-de-chaussée comme au premier étage. Le rez-de-chaussée est vide, lugubre. À l’étage, non moins sombre ni triste, la sono diffuse tantôt un tango, tantôt une milonga (variante plus rapide) pour quelques couples (pas très nombreux) qui évoluent, au centre de la salle, sur la piste faiblement éclairée par des globes. Les murs sont décorés de boiseries et de miroirs, le plafond orné d’une verrière, bombée et ovale. 1912 : le vieux style, la Belle Époque. Toujours digne, ici. Les clients sont plutôt âgés. Certains sont venus en couple, d’autres seuls. On s’invite, au petit bonheur, semble-t-il. On danse, avec sérieux, application. Le jeu de jambes est lent, compliqué, raffiné. Obéissant à un code minutieux, comme tous les arts d’anticipation, et, à ce titre, attirant à nouveau les jeunes, à ce qu’on me dit. Comment l’homme indique-t-il à sa partenaire les pas qu’elle doit exécuter ? Par la pression des doigts sur son épaule. Il joue sur cette épaule comme sur un clavier. De l’épaule, les ordres sont transmis aux hanches, aux jambes, aux pieds. Même principe, même cérémonial à San Telmo, le dimanche, en plein air, en plein soleil, place du marché aux puces, ou dans les cafés de la Boca, l’ancien quartier gênois (galvaudé par le tourisme). On trouve là des professionnels du tango, qui dansent soit avec leur compagne (elle aussi professionnelle), soit avec l’une ou l’autre des passantes ou clientes. Sa compagne invite l’hôte de passage, et c’est alors elle qui lui indique les pas. Le cours est gratuit, il fait partie de l’hospitalité portègne. Ni sourires, ni amabilité folklorique : le sérieux d’un rite. D’où la concentration extrême des danseurs. Aucune liberté n’est permise, aucune faute d’inattention, aucune erreur. Les amateurs, les néophytes sont par force plus attentifs encore, plus appliqués. » (pp. 270-271)
« Le tango n’est pas plus une danse enjouée et de "salon" que Molière n’est un auteur "amusant". Le tango, comédie triste, comme l’École des femmes ou Le Misanthrope. Je m’imagine bien mon père portant en lui cette tristesse, cette mélancolie non dite. Molière serait bientôt son auteur préféré ; et, de même que Molière est la victime du malentendu qui l’enferme dans le cliché réducteur d’une machine à faire rire, l’image du danseur "brillant", étoile des salons, chouchou des comtesses, resterait collée à mon père – sans qu’il en soit plus mécontent que cela. Double jeu, jeu risqué. » (p. 273)
(1) Les mots employés sont sans ambiguïté : DF évoque bien un nouveau livre sur la question et non un ancien, tel L’étoile rose ( Grasset, 1978).
Autres notes sur le même livre :
Première
Deuxième
Troisième
Autres notes sur Fernandez :
Pise 1951
Avec Tolstoï
Bonjour, j'ai lu avec attention vos quatre billets du livre de D Fernandez
RépondreSupprimerje me permet de vous signaler deux émissions de radio avec D Fernandez sur la radio suisse romande avec ce livre pour thème, on peut podcaster ces émissions
http://www.rsr.ch/podcast/espace-2
bonne écoute
Un grand merci pour l'information. C'est le genre d'indication dont je suis friand.
RépondreSupprimerTrès cordialement.