Ramon
de Dominique Fernandez
PREMIÈRE NOTE*
Je n’ai pas envie d’être avare d’éloges : ce livre (1) est un chef-d’œuvre. Et à deux titres : d’abord, en ce qu’il confine à une certaine perfection ; ensuite, parce qu’il a toutes les apparences d’un ultime ouvrage venant parachever une œuvre entière.
Ce qui justifie de parler de perfection, c’est selon moi le chemin parcouru par Dominique Fernandez entre les écueils dressés sur sa route. Car parler de ses parents comme il le fait n’est pas sans risque. D’abord, il y a le problème de la place que se donne l’auteur lui-même. Ici, pas d’ego envahissant, pas de narcissisme, pas de vanité : le souci des faits, la compréhension des psychologies (sans psychologisme), l’opinion personnelle mesurée (quand et seulement quand il serait inapproprié de la taire). Et puis, il y a ce ton juste, à la fois sage et scrupuleux, avec lequel il parle de son père et de sa mère. Rien n’est occulté, rien n’est exagéré, tout est réfléchi. À cela s’ajoute une langue merveilleuse, sans faute et sans recherche. Et bien sûr une histoire tout à fait extraordinaire, mais dont il n’a pu – pour l’essentiel – que prendre acte.
Ultime ouvrage couronnant une œuvre entière ? Oui, parce que son rapport au père traîne dans certains de ses livres (j’en ai lu peu) et Ramon apparaît comme la solution à un problème dont les autres ouvrages sont pour partie le produit du problème (2). Lorsque Dominique Fernandez fut reçu à l’Académie française, il commença son discours par ces mots étonnants : « […] je vous demande d’accueillir avec moi l’ombre de quelqu’un qui avait plus de titres à prendre ma place, et à qui je dois d’être celui que je suis : Ramon Fernandez, mon père. » (3) Et ce père restera présent dans tout son discours, même lorsqu’il évoquera son prédécesseur en ces termes : « Jean Bernard, auquel je suis si fier et en même temps si intimidé de succéder, a intitulé un recueil de textes : Le Syndrome du colonel Chabert. Y est racontée, entre autres, l’histoire d’un architecte atteint d’un cancer des os, et auquel les médecins donnent deux ou trois ans de vie. Sa femme est partagée entre la douleur de le perdre bientôt et la nécessité d’organiser la vie de ses enfants et la sienne propre après le décès programmé. Or l’architecte guérit, mais ce n’est plus désormais, comme le colonel Chabert, qu’un vivant mort, car sa femme, ayant appris à le placer, en quelque sorte, dans un compartiment latéral, est comme gênée par son retour. Sa survie la dérange. Elle continue à l’aimer, certes, mais d’un amour posthume, que contredisent les dispositions pratiques qu’elle a prises. "Je n’existais plus pour elle", constate-t-il mélancoliquement. C’est un très beau texte, une très belle analyse des rapports complexes entre les inclinations de la vie sentimentale et les nécessités de la vie active. » (4) N’est-ce pas là Ramon, séparé de Liliane, laquelle agissait comme s’il n’existait plus ?
Tentons de cerner l’entreprise.
Il y a bien sûr un homme, Dominique Fernandez, et son souci de comprendre son père – sa mère aussi, d’ailleurs – ; ce qu’ils étaient, ce qu’ils pensaient, ce qu’ils ont fait. Mais cela aurait-il valu un livre – fût-ce d’un écrivain aussi talentueux – si Ramon et Liliane n’avaient été ceux qu’ils furent et s’ils ne l’avaient été au moment où ils l’ont été ? Car ce drame familial s’enchevêtre dans l’histoire de la France de la première moitié du XXe siècle, et plus particulièrement dans le milieu des intellectuels, bouleversé et divisé par la tourmente politique qui précéda la deuxième guerre mondiale.
Je suis né quelques mois après la fin de cette guerre. Tant et si bien que celle-ci fut mon horizon arrière, comme elle le fut sans doute pour nombre de ceux de ma génération. Mon enfance fut ainsi imprégnée d’opinions communes d’après-guerre, souvent plus implicites qu’explicites. Deux, parmi d’autres, me sont apparues depuis lors particulièrement erronées. D’abord, bien sûr, il y avait le silence fait sur la Shoah, qui voulait qu’on évoque Buchenwald plutôt qu’Auschwitz et des opposants en tout genre plutôt que des Juifs. Ensuite, il y avait ce manichéisme absolu qui séparait collabos et résistants, au gré des jugements des vainqueurs et des dominants. Si l’on a pu, depuis lors, corriger quelque peu cette vision partiale des choses, c’est parce qu’on a pu progressivement s’informer plus complètement, plus en détail. Car, en histoire surtout, la vérité est dans les détails.
Ce que Dominique Fernandez a entrepris, ce n’est rien d’autre que d’entrer dans le détail des choses, afin de tenter de comprendre son père. Et peu importe qu’il n’y soit pas vraiment arrivé. Car ce point qui reste aveugle – pourquoi Ramon Fernandez a-t-il fait allégeance à Jacques Doriot ? –, il l’a circonscrit de telle sorte que bien des aspects périphériques de cette question en sont à présent clarifiés.
Je peux difficilement nier que certaines des façons d’approcher les questions politiques qui sont propres à Dominique Fernandez (non à son père) – aussi discrètes qu’elles apparaissent dans le livre – sont de nature à susciter mon approbation. Et elles ne sont évidemment pas étrangères à l’attraction que l’ouvrage a exercé sur moi.
Ainsi, lorsqu’il cite cet extrait de la correspondance par laquelle George Sand signifia en octobre 1871 à son arrière-grand-père qu’elle préférait qu’il ne l’entretienne pas de politique :
« "Écrivez-moi sur un sujet littéraire, champêtre, tout ce qu’il vous plaira ; mais ne me posez pas une question de principes politiques. Je hais le sang répandu et je ne veux plus de cette thèse : ‘Faisons le mal pour amener le bien ; tuons pour créer.’ Non, non ; ma vieillesse proteste contre la tolérance où ma jeunesse a flotté… Il faut nous débarrasser des théories de 93 ; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-Barthélemy, c’est la même voie… Maudissez tous ceux qui creusent des charniers. La vie n’en sort pas… Apprenons à être révolutionnaires obstinés et patients, jamais terroristes…" » (p. 79-80)
Ainsi aussi lorsqu’il cite Roger Stéphane qui, le 10 juin 1941, juste avant de s’engager dans la Résistance, écrit ceci :
« "Rien n’est plus difficile que de prendre position. Et cette situation est actuellement aggravée par l’absence de données réelles, vraies. En outre, il est en général possible de nuancer une opinion. C’est maintenant impossible. On est pour les Anglais et de Gaulle, ou pour les Allemands et Hitler. Je ne suis pas sûr que la cause des Anglais soit juste. Je ne suis pas sûr que la conception du monde pour laquelle lutte l’Angleterre ne soit pas désuète. Je ne suis pas sûr que les intérêts britanniques ne soient pas plus réactionnaires que les intérêts nazis. Je ne suis pas sûr qu’il faille, a priori, interdire à l’Allemagne d’essayer d’organiser l’Europe, entreprise grandiose, où on échoué, après 1918, la France et l’Angleterre. Ces interrogations, qui ne portent en elles aucun élément de réponse, doivent être posées." » (p. 625)
Et puis encore lorsqu’il cite et commente la Lettre aux Directeurs de la Résistance publiée en 1951 par Jean Paulhan :
« "Il n’est pas un des quatre cent mille Français qui se sont vus par la Libération exécutés, envoyés au bagne, révoqués, ruinés, taxés d’indignité nationale et réduits au rang de paria – il n’est pas un seul de tous ceux-là qui n’ait été frappé au mépris du Droit et de la Justice." Le principal argument de Paulhan : ces collaborateurs ont été jugés par d’autres collaborateurs, c’est-à-dire par ceux qui voulaient s’entendre, non avec l’Allemagne, mais avec la Russie – et dont beaucoup, comme Maurice Thorez, ont déserté et trahi la France, de 1939 à 1941. On ne fait pas juger un voleur par un jury de volés ; un bourreau, par un jury de victimes. Être juge et partie, c’est contraire à tous les principes de l’équité. Beaucoup de résistants, par leur soif de vengeance, "sont tombés plus bas que ceux-là mêmes qu’ils condamnaient". Quant à lui, s’il s’élève contre ces abus, c’est au nom de la même exigence de vérité qui l’a dressé contre Vichy et le pouvoir nazi, et rejeté dans la clandestinité. » (p. 693)
De même que lorsqu’il cite Étiemble :
« "En fait, ceux-là seuls, parmi les écrivains de la collaboration, nous paraissent inexcusables, qui ont prêché la haine du noir, du Juif, du ‘bico’, ou qui, soit par délation, soit par appel au meurtre collectif, sont responsables d’un patriote, un seul, assassiné, d’un Juif, un seul, expédié aux camps de la mort." » (pp. 693-694)
Dominique Fernandez – comment ne pourrais-je à nouveau approuver ? – imagine les reproches que Ramon, encore vivant dans les années 50, aurait pu formuler :
« "J’accepte le verdict prononcé contre moi. Mais je proteste contre l’indulgence accordée à d’autres. Ils n’ont même pas eu besoin d’être acquittés, n’ayant jamais été inquiétés." Qui : ils ? Mais ceux qui tiennent alors le haut du pavé. Et d’abord, le premier d’entre eux, Jean-Paul Sartre. Sartre, sans doute pour se faire pardonner d’avoir fait jouer à Paris, en pleine Occupation, avec l’agrément de la censure allemande, Les Mouches et Huis clos, a épinglé plusieurs fois mon père, après guerre, tantôt le classant, avec Céline, Drieu, Chardonne et d’autres, parmi les "traîtres ou suspects" (Qu’est-ce que la littérature ? dans Situations II, 1948), tantôt se moquant du critique qui avait inventé la notion de "messages" pour justifier que l’écrivain se détourne de l’engagement (ibid.), tantôt raillant celui qui avait abandonné le parti communiste pour le PPF par amour des trains qui partent, revirement "typique des forces de désintégration qui travaillent dans les zones marginales de la bourgeoisie"(Qu’est-ce qu’un collaborateur ? dans Situations III, 1949). Mais cet implacable censeur, ne pourrait-on ouvrir son dossier ? De 1952 à 1956, n’a-t-il pas couvert de son prestige les abominations perpétrées en URSS ? Ne s’est-il pas dépensé (lui aussi) en meetings, discours et articles, à la gloire du pays du goulag ? En décembre 1952, revenant de Vienne, où, salué triomphalement par les medias, il a participé au Congrès des Peuples pour la Paix, le voici pérorant à la tribune du Vel’ d’Hiv’ (lui aussi) et soutenant que "ce que nous avons vu à Vienne, ce n’est pas seulement un Congrès, c’est la Paix. Nous avons vu ce que la Paix pourrait être". Bien pis : en 1954, rentrant d’un voyage en URSS, où il a été l’objet d’autant de délicates prévenances et gâteries que les collabos dans l’Allemagne de 1941, promené, loué, gavé au milieu des affamés, il livre à Libération cette courageuse confidence : "La liberté de critique est totale en URSS. Le contact est aussi large, aussi ouvert, aussi facile que possible." En quoi Sartre a-t-il été plus clairvoyant sur l’horreur soviétique que mon père sur l’horreur nazie ? En quoi s’est-il montré moins servile envers ses hôtes communistes que mon père envers ses hôtes national-socialistes ? Les millions de déportés en Sibérie ne pourraient-ils lui demander les mêmes comptes que les millions de gazés d’Auschwitz à mon père ? Où est la différence de responsabilité, de culpabilité, sinon dans la position respective de chacun sur l’échelle du pouvoir ? » (pp. 663-664)
Le même Sartre qui ne craint pas d’affirmer : « "Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais." (Situations IV). » (p. 419)
Sartre n’est évidemment pas seul à être blâmé.
« Remontons plus haut : André Malraux n’a-t-il pas cautionné, dans les années 30, la construction du canal de la mer Blanche ? […] Nous avons là-dessus le témoignage de Chostakovitch, accompagné d’un commentaire que devraient méditer tous les complices, involontaires ou non, des régimes totalitaires. Le compositeur était accusé de n’avoir pas toujours résisté avec assez d’énergie au pouvoir stalinien. Indignation de Chostakovitch (voir les "propos" recueillis par Solomon Volkov, Albin Michel, 1980) : "C’est à moi qu’on demande : ‘Pourquoi as-tu signé telle ou telle déclaration ?’ Mais a-t-on jamais demandé à André Malraux pourquoi il a glorifié la construction du canal de la mer Blanche, où des milliers et des milliers d’hommes ont péri ? Non, personne ne le lui a demandé." […] Que penser aussi de Romain Rolland, injuriant Gide après le Retour d’URSS […] Ou d’Aragon, qui écrivait en 1936 que la Constitution stalinienne était un chef-d’œuvre de la culture humaine, éclipsant Shakespeare, Goethe, Pouchkine et Rimbaud ? Selon le poète de La Diane française, ces pages sublimes résumaient le labeur et exprimaient la joie de cent soixante millions d’êtres humains, guidés par la sagesse et le génie de Staline (Commune, numéro d’août). À la libération, Aragon devint le chef des épurateurs et réclama vengeance contre ceux qu’il déclarait complices de crimes contre l’humanité. » (pp. 664-666)
Si j’insiste sur ces passages – d’une manière que certains jugeront peut-être lourde à l’excès – c’est que, avant même de se pencher sur le cas de Ramon Fernandez, il est indispensable de retrouver une juste mesure des fautes de chacun, une mesure fondée sur les crimes, les complicités de crimes, les exaltations de crimes, et non sur les engagements politiques, et moins encore sur l’absence d’engagement politique. C’est surtout qu’il faut se garder des jugements partiaux, aveugles et sommaires des vainqueurs, comme des mensonges et des silences de ceux que les circonstances dans lesquelles la guerre froide a pris fin ont subrepticement absous.
* La longueur exceptionnelle de mes commentaires sur ce livre (et aussi des extraits reproduits) me conduit à les scinder en plusieurs notes.
(1) Dominique Fernandez, Ramon, Grasset & Fasquelle, 2008.
(2) J’espère bien sûr que Dominique Fernandez écrira encore. Il y a, dans Ramon, plusieurs phrases qui donnent à penser à ce sujet ; ainsi, alors qu’il parle du dernier livre de son père, il généralise comme suit : « Le dernier livre d’un écrivain n’est pas forcément son meilleur, et il serait même erroné de le considérer comme son testament » (p. 766).
(3) Extrait du discours de réception à l’Académie française de Dominique Fernandez, prononcé le 13 décembre 2007 (cf. page Internet http://academie-francaise.fr/immortels/discours_reception/fernandez.html)
(4) Ibid.
Autres notes sur le même livre :
Deuxième
Troisième
Quatrième
Autres notes sur Fernandez :
Pise 1951
Avec Tolstoï
Je sais que je lirai ce livre, admiratrice des livres de D Fernandez sur l'art et de ses vagabondages en Italies, mais le sujet est passionnant et les extraits et commentaires que vous donnez sont éclairants, cela me fait penser à Simon Leys et ses essais sur la chine où il pointe tous les hommes politiques français qui se sont inclinés devant la révolution chinoise de façon éhontée.
RépondreSupprimerRécemment un article de Fréderic Ferney sur son blog sur Drieu La Rochelle était dans le même sens
J'ai lu parce qu'il vient d'être réédité chez grasset un essai de Ramon Fernandez sur Proust d'une grande qualité
Je suis heureux que vous citiez Simon Leys – Pierre Ryckmans de son vrai nom –, qui fut lucide (alors qu’il était dangereux et inefficace de l’être) sur l’abomination qu’a été la Révolution culturelle chinoise. Il fut soutenu à l’époque par Étiemble. Il n’est jamais trop tard pour honorer ceux qui avaient raison dans l’ombre. Ni pour confondre ceux qui ont vanté sans savoir (ou dans l’indifférence de la vérité) des programmes politiques criminels.
RépondreSupprimerAprès avoir pris connaissance de votre commentaire, j’ai lu l’article de Frédéric Ferney relatif à Drieu La Rochelle. Même s’ils ne s’entendaient pas, Ramon Fernandez et Drieu partageaient une même fascination pour l’action. Qu’il est décidément pénible de devoir admettre que mal et bien s’entremêlent inextricablement, telles grandeur et misère chez Pascal.
Merci pour votre commentaire.
Très cordialement.