Ramon
de Dominique Fernandez
TROISIÈME NOTE
Ramon Fernandez fut un écrivain lu et un critique écouté (1). Je n’ai rien lu de lui et – je dois en convenir – le livre de DF ne m’a pas donné grande envie de le lire. Ce n’est pas que le fils n’admire pas l’intelligence de son père, ni qu’il ne sache en illustrer la subtilité. Cela tient plutôt à deux choses qui me sont assez personnelles. D’abord, je n’ai guère de goût pour les critiques littéraires qui échafaudent des hypothèses explicatives hardies, dans lesquelles l’intuition tient davantage de place que la documentation. Et j’ai le sentiment – mais je me trompe peut-être – que Ramon Fernandez est de ceux-là. Et puis, surtout, sa grande idée fut sans doute de toujours rechercher la plus grande conjonction possible entre la pensée et l’action, ce qui m’a toujours paru assez naïf.
« "Je ne puis me résoudre à opposer dans un dilemme la conduite de la vie et l’observation des méandres de la conscience et de l’inconscient : j’y vois plutôt une antinomie qu’on résoudra peut-être un jour. Question d’athlétisme spirituel… Ne croyez-vous pas que le sentiment, c’est précisément ce qui surnage et résiste aux impulsions affectives ? que c’est une construction et une attitude de l’esprit ? que la véritable forme du sentiment, ce n’est pas la conscience qu’on en a, mais l’action qu’on en tire ?" (Première lettre à Rivière de janvier 1923.) » (p. 151)
Paroles fortes, assurément. Mais qui incline vers une conception de la clairvoyance que je ne peux approuver. J’aurais trop beau jeu de tirer argument des dérives politiques auxquelles cette conception le mena (même si DF lui-même la retient comme une des principales déterminations de celles-ci). « …la véritable forme du sentiment, ce n’est pas la conscience qu’on en a, mais l’action qu’on en tire » : oui, très probablement. Mais ce que la conscience doit se faire un devoir de chercher (du moins lorsqu’elle cherche à savoir), c’est d’élucider tout ce que cette forme doit à l’action. Et pour ce faire, il faut suspendre cette dernière. L’« athlétisme spirituel », très peu pour moi !
Peut-être suis-je là en train de laisser croire que RF aborde la question de la conscience et de l’action de façon simpliste. Nullement. Elle puise en fait ses justifications dans la question plus générale de la morale, et de la morale dans ses rapports avec la littérature.
« Moralisme et littérature, publié tardivement […], renferme les conférences contradictoires prononcées avec Jacques Rivière en 1924 à Lausanne. Rivière soutenait que le jugement moral fausse l’expression littéraire. C’est l’indifférence de Racine à la morale qui a permis à celui-ci de saisir l’âme dans sa plus obscure mais plus réelle spontanéité. Rousseau, en introduisant la préoccupation morale, a gauchi la psychologie classique, remise en honneur par Proust, qui, de Charlus par exemple, a fait un personnage totalement vrai. Le jugement moral eût fait de lui un monstre ; la description purement psychologique le rend proche et vivant.
À quoi mon père répliqua qu’un homme qui n’était pas ‘orienté’ moralement n’était pas fidèle à sa mission d’homme, et que tout homme d’ailleurs, qu’il le voulût ou non, était soumis à cette orientation. Il n’est pas vrai que Racine a une vision ‘objective’ de l’humanité. "Tout comme les autres il a ses préférences et son orientation, seulement il penche, lui, vers une des formes de la faiblesse, de la dissolution. Il la cultive soigneusement, la dénonce avec complaisance." Rousseau a gagné en profondeur ce qu’il a perdu en vérité (plus tard, RF sera aussi sévère sur Rousseau que l’était Rivière). Par ‘moralisme’, mon père n’entend pas jugement moral préconçu. » (pp. 317-318)
Mais, pour RF, la pensée et l’action trouvent aussi leur nécessaire conjonction dans les aspects les plus "physiques" du comportement.
« Voici l’université de Molière : le corps des acteurs, le mouvement de ces corps, leurs déplacements rythmiques dans l’espace de la scène. Mon père insiste sur ce point, où il innove fortement : Molière ne sort pas de la littérature, mais de l’exercice du théâtre. Son langage reflète exactement la physique du jeu. "La force extraordinaire des répliques vient moins de leur éloquence que d’une sorte de détente musculaire qui les lance comme d’une catapulte. Nous verrons que le génie de Molière a consisté à faire coïncider l’effet moral avec l’effet physique, la danse avec la démonstration." Toutes les ‘idées’ de Molière sont déjà des gestes de théâtre. Son art est une ‘imitation critique’, où le jeu de scène n’est que la mise au point de l’acte de pensée. » (p. 337)
Cela ne signifie pas pour autant que Ramon Fernandez n’ait défendu, à bien des occasions, des opinions auxquelles il m’est aisé de me rallier (2).
« En février 1927, Berl a fondé avec Drieu un petit mensuel, Les Derniers Jours, qui ne durerait que six mois et ne compterait que sept cahiers. Mon père consacre dans Europe un article à ce périodique (‘Intellectualisme et politique’, 15 mars 1927), reprochant à Berl de brandir à tort et à travers l’idée de Révolution. "Il est bien facile de passer tout de suite à la limite, de se porter et de porter le monde devant un inconnu catastrophique que de réparer progressivement et petitement les choses qui ne vont pas." Et d’ajouter : "Il serait étrange que les lois de Marx fussent immuables alors que les lois physiques subissent constamment des corrections." Pour finir, il conseille à Berl et à Drieu de mettre un peu d’ordre en eux-mêmes avant de vouloir changer le monde. » (pp. 280-281)
En 1936, RF est en train de réviser ses engagements politiques. Il doute de la pertinence de la distinction entre droite et gauche. Et cela donne cette curieuse théorie politico-littéraire :
« "Don Quichotte était-il de droite ou de gauche ? Ainsi posée, la question découvre son absurdité. Don Quichotte, justement, n’est ni de droite ni de gauche. Il est de gauche, par son idéalisme radical qui le précipite sur les moulins à vent et sur les prisonniers de droit commun ; de droite, par le génie de son créateur qui le juge, sourit et survole. On observe dans les profondeurs du génie espagnol un refus de renoncer à des tendances incompatibles, une passion subtile et têtue de l’insoluble en toute conjoncture… Le sentiment tragique de la vie, c’est précisément le sentiment des incompatibles, le sentiment de l’insoluble." » (pp. 500-501)
Sa nostalgie de la gauche et plus particulièrement de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), il l’exprime quelquefois de plaisante façon, juste pour glorifier l’action une fois encore : « "Dans leurs rangs on respirait l’air vif des formations de combat. Et puis, il est si agréable de faire le communiste dans un monde libéral !" » (p. 604)
DF ne manque pas d’établir, de façon très convaincante, le lien existant entre l’attraction exercée sur RF par les vainqueurs et le dur sentiment d’échec que représentent pour lui sa vie privée, sa relation avec Liliane.
« Le principal péril pour la démocratie, selon mon père, est "la permission que prend le citoyen de s’octroyer en politique toutes les libertés, toutes les tentatives, toutes les poussées de fantaisie, tous les chatouillements de vanité, tous les rêves et toutes les revanches imaginaires qu’il se refuse dans son activité privée et responsable." J’ai souligné les mots qui montrent le mieux, à mon avis, cet étrange dédoublement d’un homme capable de diagnostiquer la maladie tout en étant persuadé qu’elle ne l’atteint pas personnellement. Pourquoi a-t-il adhéré au PPF puis au fascisme, sinon pour assouvir les rêves et les revanches impossibles à satisfaire dans sa vie privée ? » (pp. 605-606)
Dans des écrits privés de 1925, DF a trouvé cette étrange interrogation :
« "Il faut enfin que je règle cette question de la frivolité. Suis-je frivole ? Si je le suis, dans quelle proportion ? Dois-je combattre ma frivolité ou lui réserver une place dans ma vie telle que je l’ordonne, et par suite la cultiver ?" Tout en se félicitant de trouver "bonheur et plaisir" dans les pensées "graves", "difficiles", capables de n’intéresser qu’une "élite", il avoue ne pas être insensible aux plaisirs de la vanité, "pourvu que je les goûte dans des circonstances où la vanité seule entre en jeu". Autrement dit, il se donne pour règle de ne pas mélanger les catégories, il s’interdit de mettre sur le même plan ce qui ne le distingue pas du grand nombre et ce qui le classe dans "l’élite" – un mot qui ne revêtait pas, alors, le sens péjoratif qu’il a pris aujourd’hui. " Un succès littéraire obtenu dans les conditions d’un succès mondain, avec artifices, etc. (Cocteau) me ferait horreur, mais un succès mondain qui n’aurait pu être obtenu que par les efforts et le degré de concentration nécessaires au parachèvement d’une œuvre de l’esprit ne me donnerait que lassitude et dégoût." » (pp. 712-713)
Ramon Fernandez : un homme complexe, soucieux de comprendre, mais apte aussi à accepter les limites de notre faculté de comprendre, comme dans ce passage d’une profession de foi qu’il fit en 1926 : « "Je ne crois pas à un monde spirituel distinct de la société des esprits humains. L’absolu est l’illusion tenace de notre sens intime. Dans la réalité, tout est relatif et tout est relation ; seulement, à ces relations correspondent en nous des sentiments, des manières d’être que nous prenons pour les images de l’absolu." » (p. 715)
(1) Dans la dernière décade, on a republié plusieurs de ses livres. Son Molière ou l’essence du génie comique, dans la collection "Les cahiers rouges" chez Grasset en 2000, son Proust, même collection, même éditeur, en 2009, et ses Messages, même éditeur, même année.
(2) Je m’y rallie aujourd’hui, alors qu’elles furent exprimées – dans le cas de l’exemple qui suit – il y a plus de quatre-vingts ans, ce qui n’a guère de sens, bien sûr. À l’époque, les propos se ressentent du récent Congrès de Tours ; aujourd’hui, mon accord doit peut-être beaucoup à une certaine anti-militance que charrie l’air du temps.
Autres notes sur le même livre :
Première
Deuxième
Quatrième
Autres notes sur Fernandez :
Pise 1951
Avec Tolstoï
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire