vendredi 8 mai 2009

Note de lecture : Érik Orsenna

L’avenir de l’eau. Petit précis de mondialisation II
d’Érik Orsenna


Il est assez malaisé de ne pas aimer Érik Orsenna. Il a l’œil aussi malicieux que sa plume, la moustache aussi matoise (quand elle ne disparaît pas) que son style et la rondeur aussi généreuse que ses engagements moraux. Avec tout ça, il jette sur les gens un regard magnanime et préfère l’ironie à la dénonciation. Que demandez de plus ?

Pourtant, son livre sur l’eau (1), deuxième du genre (2), me met mal à l’aise.

Même s’il le cache bien, Orsenna est un économiste chevronné et un fin connaisseur des finances publiques. À quoi s’ajoutent des expériences répétées dans les cénacles de la politique et de la haute administration. Dès lors qu’il est question de la problématique de l’eau, on pourrait donc s’attendre à ce qu’il produise une forte étude, bien documentée, adroitement charpentée et efficacement démonstrative. Au lieu de quoi, on a un livre assez étrange, léger comme un bulle de savon, et dont bien peu de chapitres – il y en a près de quatre-vingt-dix – dépassent les cinq pages. Dans un style enlevé, fait de phrases très courtes ou de phrases multipliant les répétitions de forme – qui signifie explicitement le refus de toute explication complexe –, Orsenna nous décrit un voyage censé couvrir les endroits clés de la planète dans le domaine de l’eau. Et à coups de petites anecdotes, nous sommes conviés à prendre conscience de l’énormité du problème de l’eau.

Pour donner une idée de cette manière de s’exprimer, rien de mieux qu’un exemple. Un peu au hasard, voici le premier tiers du chapitre intitulé "Galilée et Golan" :
« Et soudain, contre toute attente, une fois passée la ville de Tibériade, alors que, par la route 90, vous montez vers le front, que chaque nom de village traversé vous rappelle des combats, un sentiment de paix vous envahit. Partout vous avez senti Israël en guerre, en guerre pour l’existence, en guerre pour le droit à la reconnaissance, en guerre pour la sécurité, en guerre pour la terre, en guerre pour l’eau. Lutter, toujours lutter, pour échapper au feu du soleil, pour éviter le dessèchement, pour ne pas revenir au désert. Et voici que dans cette extrémité nord pourtant menacée de toutes parts, on dirait qu’Israël baisse les armes. Car l’eau est là, partout donnée, présente sans avoir besoin de batailler, sans usine immense pour en retirer le sel, sans réseau de canaux à perte de vue. L’eau est là, la nature est verte alors qu’il n’a pas plu depuis sept mois, l’air est humide, de gros lingots de coton, protégés par des bâches bleues, attendent au bout d’un champ. Ça et là, des aigrettes picorent. La brume se lève dans les roseaux.
Aucun soldat, aucun char. La seule trace de violence est ce cadavre de sanglier qui, sur le bord de la route, attend une sépulture plus digne.
La richesse de la Galilée ne date pas d’aujourd’hui. Le Deutéronome chante déjà "l’heureux pays, pays de cours d’eau, de sources […] pays de froment et d’orge, de vigne, de figuiers, de grenadiers, pays d’olivier, d’huile et de miel, pays où le pain ne te sera pas mesuré…" ( 8, 7-9).
Kiryat Shmona. Tourner à droite. La route s’appelle désormais 99. Plus on s’approche de la frontière, moins on peut s’entendre : les rivières se multiplient, le son chuintant des ruissellements couvre la voix. Parmi tous les établissements touristiques, je recommande le kibboutz-restaurant Dan. Bâti en bois, on dirait l’une de ces auberges traditionnelles chères au Japon. On déjeune sur l’eau. Des truites sont élevées sous un hangar voisin. La présence d’innombrables canards réjouit les enfants et ajoute à votre doute : comment imaginer qu’en cet instant je me trouve au cœur d’une des régions les plus violentes de la planète ? La nature a souvent des ces tranquillités ou de ces indifférences qui font honte aux agitations des hommes.
» (pp. 213-214)

Qu’est-ce donc qui me gène dans tout cela ? C’est plaisant à lire et on apprend des tas de petites choses sur les lieux, les gens, les caractères, les façons de vivre, de souffrir, de mourir. Oui : mais !

On ne peut pas s’empêcher de se demander ce qui a déterminé Érik Orsenna à concevoir et réaliser ce projet. Il aime les voyages, il a les moyens d’en accomplir et il y puise un aliment d’écriture qu’il met au service d’une cause respectable. Bref, disons-le, il se fait plaisir.

La cause est-elle bien servie ? Je crois qu’on peut en douter. Le charme du livre, de même que la notoriété de son auteur, pourraient être des atouts en vue de toucher un public nombreux, parmi lequel des gens qui jamais n’ouvriront un traité économique ou écologiste. Mais l’impact ne peut être qu’à la mesure de ce que le livre offre. Et il n’offre rien d’autre que la conscience de l’existence d’un problème, un problème qui vient s’ajouter à beaucoup d’autres pour convaincre ceux qui ne l’auraient pas encore compris que le milieu naturel change brutalement, tellement brutalement que les conditions de vie de l’homme risque d’en être profondément affectées.

En fait, la problématique de l’eau est fort complexe, fort diverse, ce dont Orsenna rend bien compte. Elle est aussi fort ancienne et les aspects nouveaux qu’elle a pris aujourd’hui ne sont ni plus ni moins nouveaux que ne le sont l’ensemble des conditions de vie telles que l’accroissement démographique les a altérées. Ce qui me pousse à penser que le livre d’Orsenna participe – très certainement à son insu – à cette importante révision de la conception commune de la nature qui caractérise les vingt dernières années.

Je m’explique. La nature, lorsqu’elle est évoquée comme le milieu dans lequel l’homme vit, a longtemps été identifiée aux règnes végétal et animal tels qu’on les connaît sur Terre, l’homme excepté. Loin de correspondre à la phusis des Anciens, c’est-à-dire au Tout, la nature fut communément conçue comme l’ensemble des manifestations les plus belles et les plus vigoureuses de la vie. Et c’est à ces parties-là de la phusis que furent attribuées des vertus de force, de constance et d’inaltérabilité qui compensaient ses mystères et les frayeurs qu’ils pouvaient susciter. Cette nature-là fut longtemps regardée comme plus puissante que tout, en dépit des efforts et des succès des hommes dans leur ambition de la connaître et de la maîtriser. Mais voici que l’on croit découvrir que cette même nature change, et change par le fait de l’homme. Non en raison de ses entreprises de maîtrise, mais bien à son insu. Et loin de continuer de craindre les mystères de la nature, voici aussi que l’homme, en constatant la fragilité d’un certain équilibre du minéral, du végétal et de l’animal, s’aperçoit que la force, la constance et l’inaltérabilité de la nature résident dans son absolue indifférence à l’homme et relèvent toutes trois de la complexion qui est la sienne au niveau de la phusis et non au niveau de l’environnement terrestre de l’homme.

En disant ceci, je ne dis rien de ce que l’homme va devoir affronter. Je n’évoque que la manière commune dont – me semble-t-il – bien des gens perçoivent l’évolution de leur environnement. Qu’il y ait un lien à faire entre ce que nous pouvons très modestement savoir des altérations du milieu terrestre et l’opinion que ces gens s’en font me paraît certain. Je doute que le livre d’Orsenna nous aide à le faire.

Une question assez secondaire – une question que j’ai envie d’adresser à Érik Orsenna – peut peut-être donner la mesure de cet obscur lien entre l’opinion et les faits.

Les voyages sont à la mode. Ils sont à la mode malgré les doléances que suscitent souvent le tourisme dans ce qu’il peut avoir de dévastateur. Et certains de ceux qui sont les plus critiques envers un tourisme qui impose à des lieux non concernés une culture totalement hétérogène – je devrais même dire les aspects les plus triviaux et les plus obscènes de cette culture – se font forts de pratiquer un tourisme différent, tourné vers l’authentique. Pourtant, même celui dont la démarche est la plus respectueuse, la plus tolérante, la plus précautionneuse, devrait se poser la question : en allant à la rencontre de populations que le tourisme vulgaire n’a pas encore fanées (3), ne répand-t-il pas ce qu’il dénonce ?

(1) Érik Orsenna, L’avenir de l’eau. Petit précis de mondialisation II, Fayard, 2008.
(2) Érik Orsenna, Voyage au pays du coton. Petit précis de mondialisation, Fayard, 2006.
(3) Je ne suis sorti d’Europe que pour aller au Maroc et en Égypte. J’ai pu y voir de quelle façon l’apprentissage de la cupidité auquel le tourisme participe a pu pousser bien des autochtones vers des ressources qui supposent la ruse, le mensonge et la dénaturation de soi-même.

Autre note sur Orsenna :
L’Entreprise des Indes

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