mercredi 1 septembre 2010

Note de lecture : Eric Orsenna

L’Entreprise des Indes
d’Éric Orsenna


Un écrivain qui se met à courir les media pour y vanter sa propre production est – je crois – sur la mauvaise pente. Car ce qui le conduit à une démarche aussi alimentaire ou à un comportement aussi vaniteux – l’un n’excluant pas nécessairement l’autre – doit avoir déjà beaucoup influé sur ce qu’il écrit et sur la manière dont il l’écrit. Voilà pourquoi je n’étais guère enclin à lire L’Entreprise des Indes (1) d’Éric Orsenna. Mais le sujet m’intéresse beaucoup et, un cadeau aidant, je l’ai lu. Le livre en mains, j’ai d’abord parcouru la bibliographie, ce qui ne m’a guère rassuré. Car y prennent place des concurrents ès média comme Attali ou Debray, tandis que les remerciements distinguent une autre "vedette" en la personne de Ferry.

Tout cela – pour ne rien dire de la déception avouée par de précédents lecteurs (2) – m’a amené à entamé la lecture avec un préjugé défavorable, je dois bien l’avouer. Mais, même en luttant contre cet apriori, je n’ai pu aboutir qu’à une conclusion : Dieu que cet homme poursuit mal une carrière qu’il avait bien commencée !

L’Entreprise des Indes est un roman historique. J’incline à croire que la réussite d’un roman historique tient en partie à sa crédibilité. Entendons-nous bien, crédibilité ne veut pas dire véracité historique. C’est d’ailleurs pourquoi cette crédibilité peut varier selon le lecteur. À celui qui est très informé du contexte historique dans lequel le récit est mené, il sera très certainement plus malaisé de se laisser convaincre qu’à celui qui croit découvrir dans le roman les temps dont il parle. Mais la crédibilité est aussi une question de scénario et de style. Scott et Dumas ont pris d’énormes libertés avec ce que, même à leur époque, on connaissait des faits anciens qu’ils évoquent. Pourtant, la crédibilité de leurs romans demeure, y compris au travers de ce qu’ils présentent sans détour comme une fiction. C’est selon moi d’autant plus vrai que le roman historique puise une part de son intérêt dans le regard sur une époque ancienne dont il témoigne, tel que c’est par exemple le cas avec La princesse de Clèves (3).

Manifestement, pour conférer à son roman historique de la crédibilité, Éric Orsenna s’en est principalement remis à quelques références érudites, cartographiques, scientifiques et philosophiques. Malheureusement, celles-ci apparaissent tellement pour ce qu’elles sont, et sont si peu probables dans le chef du frère de Christophe Colomb, qu’elles aboutissent au résultat inverse à celui recherché. « Raconter n’est rien d’autre que naviguer. Il faut trouver la bonne veine de vent. Ensuite il suffit de se laisser pousser » (p. 330) fait-il dire à Bartoloméo. Voilà bien un vent qu’Orsenna n’a pas trouvé et une métaphore qu’on imagine mal venir à l’esprit de son narrateur.

Le livre est truffé de digressions ou d’apophtegmes qui se veulent poétiques. La plupart du temps, ils suent l’effort de les placer, quand ils ne sont pas désolants. Ainsi :
« Mieux vaut, paraît-il, avant de trépasser, se purger deux fois : la vessie et la mémoire. On se sent plus léger pour quitter cette terre. À l’instant, je me suis vidé le ventre. Au tour des souvenirs. » (p. 345) À chacun d’apprécier.

Les personnages sont en outre présentés comme véritablement habités par leur destin, tels des héros homériens. Parlant de Marco Polo, Christophe Colomb prononce :
« – Son orgueil est ridicule. Il n’a fait que suivre des routes. Je vais en inventer une. » (p. 165)
Mieux encore :
« Une idée m’est venue. Une idée d’autant plus pernicieuse que simple et lumineuse. Une idée grosse de périls en ces temps d’Inquisition. Une idée qu’il va me falloir garder enfouie au plus profond de moi sans jamais la formuler : je sais que les mots ne sont pas sûrs, ces petits animaux s’échappent de la tête, ne serait-ce que, la nuit, par la porte des gémissements ou des cris qui accompagnent souvent les rêves. C’est l’idée selon laquelle Dieu n’a voulu, vraiment voulu, que la mer et la musique. Le reste de Sa Création – notamment la terre ferme, les hommes et leurs langages – n’est que brouillons, variations pernicieuses ou enchaînements mécaniques, essais malheureux, repentirs, déchets. » (p. 117)
Même les éléments prennent vie en des allégories quelque peu risibles. Ainsi, alors qu’il est question de protéger les livres de la pluie :
« On connaît la haine jalouse de l’eau pour la chose écrite. Elle ne se prive jamais du plaisir de détremper un volume, d’en dissoudre les phrases comme si l’écriture était sa concurrente. Sans doute l’eau pense-t-elle que son fil, l’écoulement, vaut tous les récits et les rend inutiles ? » (p. 275)
Et plus drôle encore, parce que plus emphatique, cette apostrophe finale que le narrateur adresse au fantôme du découvreur du Nouveau Monde :
« Christophe, Christophe, ne crois-tu pas qu’il faut s’évader de la prison du Vrai pour agrandir la Vérité ? » (p. 386) N’est pas Racine qui veut !

La question des horreurs perpétrées par les conquistadors, que les premières pages du livre semblent annoncer comme centrale, se dissout très rapidement dans la grandeur des destins individuels. Seule, l’expulsion des juifs d’Espagne nous vaut l’une ou l’autre page intéressante, quelquefois inspirée. Ainsi, à propos de l’indifférence à ce genre de tragédie dont le sommeil peut témoigner :
« La fatigue n’était pas en cause. D’ailleurs, comment oserais-je évoquer un épuisement personnel alors que toutes ces familles tournaient en rond ici depuis des semaines et avaient dû marcher d’autres semaines pour atteindre ce bord de l’eau ?
J’ai beaucoup pensé à ce sommeil, à cette perte brutale de connaissance alors que tout, le vacarme, les odeurs pestilentielles, les bousculades permanentes, aurait dû me tenir éveillé. Et j’ai compris que mon goût pour la cartographie était une forme du même sommeil, venait du même refus de voir le vrai visage du monde.
Qu’est-ce qu’une carte ? Un morceau résumé et pacifié de la Terre. Qu’est-ce qu’un cartographe ? Quelqu’un qui s’arrange pour vivre à l’écart de la vie et de ses horreurs. À l’original il préfère le portrait ou, mieux, pour conserver plus de tranquillité encore, le schéma du portrait. Qu’est-ce qu’un homme qui dort ? Un homme qui fuit.
» (p. 351)
Celui qui parle de la sorte est aussi celui qui, plus tard, en l’île d’Hispaňola, acceptera les plus épouvantables crimes collectifs. Mais cela, c’est sans doute le moins improbable.

(1) Éric Orsenna, L’Entreprise des Indes, Ed. Stock/Ed. Fayard, 2010.
(2) Telle Dominique (de son prénom) sur le site « à sauts et à gambades » (http://asautsetagambades.hautetfort.com/archive/2010/05/17/l-entreprise-des-indes-erik-orsenna.html).
(3) Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de Lafayette, La Princesse de Clèves, (1ère éd. 1678) édition de Bernard Pingaud, Gallimard, Folio classique, 2000.

Autre note sur Orsenna :
L’avenir de l’eau

2 commentaires:

  1. J'étais curieuse de lire votre chronique car mon billet très mitigée était en contradiction avec des critiques très très positives
    Je vois que vous avez pas mal de réserves aussi et à peu près sur les mêmes points
    Petite aparté : avez vous lu le livre de Michel Butor sur les Essais de Montaigne ? je le lis à petites goulées très heureuses

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  2. Chère Dominique,
    Ayant voyagé ces dernières semaines, je vous réponds avec retard. Non, je n’ai pas lu Butor. Je dois vous avouer que l’esprit qui anime les écrivains appartenant au mouvement dit du Nouveau roman ne m’attire pas. C’est sans doute excessif d’écarter ainsi tous les membres d’un même mouvement, alors qu’ils sont très certainement différents les uns des autres ; a fortiori dans le cas de Michel Butor qui s’en est éloigné. Mais devant la somme de ce qui s’offre à lire, il est bien malaisé de ne pas conserver des guides, fussent-ils un peu rigides.
    Cordialement.

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