de Marc Bloch
Nous vivons des temps étranges. Ainsi, il est aujourd’hui souvent admis que Les rois thaumaturges de Marc Bloch (1) est un livre qui a ouvert la voie aux spécificités qui furent celles des historiens qui se groupèrent, à partir de 1929, autour de la revue Annales d’histoire économique et sociale. Cette reconnaissance tardive de l’importance de ce livre coïncide pourtant avec un certain déclin des options méthodologiques de cette école. Plus étrange encore, cette même reconnaissance intervient alors que le thème même du livre – l’importance de la croyance dans la pérennité des institutions – semble être plus que jamais aux antipodes de la doxa. Serait-ce parce que la croyance en question joue aussi plus que jamais un rôle capital dans la légitimité des pouvoirs ? Cela mériterait d’être étudié.
Avant d’évoquer le contexte dans lequel Marc Bloch a écrit Les rois thaumaturges, je voudrais dire un mot d’une œuvre à laquelle sa lecture me semble renvoyer d’une certaine manière, une œuvre pourtant bien antérieure : je veux parler de la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion de Montesquieu (2).
Lue en 1716 devant l’Académie de Bordeaux, cette Dissertation ne résulte certes pas d’une recherche historique bien méticuleuse. À l’époque, on faisait feu de tout bois, sans guère critiquer ses sources. Par exemple, il n’est que de lire le Discours sur l’histoire universelle (1681) de Bossuet (3) ou Le siècle de Louis XIV (1751) de Voltaire (4) (cernant ainsi largement – temporellement et philosophiquement – le texte en cause) pour s’en rendre compte. Ce qui fait surtout l’intérêt de ce premier texte de Montesquieu, c’est la façon originale dont il conçoit les superstitions auxquelles le peuple romain se fiait, tels les augures et plus particulièrement l’avis des poulets sacrés.
« C’était à la vérité une chose très extravagante de faire dépendre le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet, et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient été la dupe aussi bien que le peuple, et par-là on aurait perdu tout l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule et l’utilité des divinations. » (5)
Il est peu vraisemblable – à mes yeux – que les rites romains ainsi évoqués aient été sciemment créés comme l’imagine l’auteur. Mais qu’ils aient fortement participé à fortifier les institutions romaines, c’est fort probable. En prêtant aux croyances irrationnelles une fonction déterminante – fût-ce en postulant une manipulation –, Montesquieu lance une idée qui est fort semblable, somme toute, à celle qui retient l’attention de Marc Bloch tout au long des Rois thaumaturges (6).
Ce dernier, cependant, mesure bien la difficulté qu’il y a à cerner la complexité des croyances :
« Pour tout phénomène religieux, il est deux types d’explication traditionnels. L’un, qu’on peut, si l’on veut, appeler voltairien, voit de préférence dans le fait étudié l’œuvre consciente d’une pensée individuelle sûre d’elle-même. L’autre y cherche au contraire l’expression de forces sociales, profondes et obscures ; je lui donnerais volontiers le nom de romantique ; un des grands services rendus par le romantisme n’a-t-il pas été d’accentuer vigoureusement, dans les choses humaines, la notion du spontané ? Ces deux modes d’interprétation ne sont contradictoires qu’en apparence. Pour qu’une institution, destinée à servir des fins précises marquée par une volonté individuelle, puisse s’imposer à tout un peuple, encore faut-il qu’elle soit portée par les courants de fonds de la conscience collective ; et peut-être, réciproquement, pour qu’une croyance un peu vague puisse se concrétiser en un rite régulier, n’est-il pas indifférent que quelques volontés claires l’aident à prendre forme. L’histoire des origines du toucher royal, si les hypothèses que j’ai présentées plus haut doivent être acceptées, méritera d’être mise au rang des exemples déjà nombreux que le passé fournit d’une double action de cette sorte. » (pp. 85-86)
Il serait très instructif d’étudier de quelle façon a évolué l’opinion des historiens au sujet des croyances et de leur rôle social, dès lors qu’un rationalisme antireligieux a progressivement gagné les esprits durant les XVIIIe, XIXe et XXe siècles et a souvent conduit ses adeptes à surestimer l’influence explicite des religions et des superstitions et à en sous-estimer la puissance implicite. Marc Bloch illustre ce moment où la part du non-conscient acquiert droit de cité. Et cela dans un contexte où d’autres, tel Marcel Mauss – qu’il ne semble pas hélas avoir connu –, explorent les divers moyens d’en savoir davantage sur les comportements sociaux.
En l’occurrence, de quoi s’agit-il de se déprendre ? Essentiellement de cette idée simpliste, mais tenace, que les mérites d’un régime républicain et démocratique tiennent à l’évidence du progrès qu’il représente par rapport au régime monarchique. Comment a-t-on donc pu s’en remettre à un roi, seul ou quasi seul à décider, sinon par ignorance et par contrainte, se demande-t-on facilement. C’est en prenant conscience de la force des croyances qui poussaient à respecter l’institution monarchique que l’on pourra peut-être comprendre que notre actuel attachement au régime démocratique (avec l’immense flou que véhicule l’accord sur un concept dont la signification précise reste très incertaine) repose lui aussi sur des croyances d’une nature en définitive très comparable. (7) Je pense à ces mots de Pascal, si lucide dans leur densité : « Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume (est) toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. » (8)
Évoquant la monarchie absolue, Marc Bloch écrit ceci :
« La manière d’agir et de sentir de la majorité des Français, au temps de Louis XIV, sur le terrain politique a pour nous quelque chose de surprenant et même de choquant ; de même celle d’une partie de l’opinion anglaise sous les Stuarts. Nous comprenons mal l’idolâtrie dont la royauté et les rois étaient l’objet ; nous avons peine à ne pas l’interpréter fâcheusement, comme l’effet de je ne sais quelle bassesse servile. Cette difficulté où nous sommes de pénétrer, sur un point si important, la mentalité d’une époque que la tradition littéraire nous rend pourtant très familière tient peut-être à ce que nous n’en étudions trop souvent les conceptions en matière de gouvernement que dans ses grands théoriciens. L’absolutisme est une sorte de religion : or, ne connaître une religion que par ses théologiens, ne sera-ce pas toujours en ignorer les sources vives ? La méthode en l’espèce est d’autant plus dangereuse que ces grands doctrinaires ne donnent trop souvent de la pensée ou de la sensibilité de leur temps qu’une sorte de déguisement : leur éducation classique leur avait inculqué, avec le goût des démonstrations logiques, une insurmontable aversion pour tout mysticisme politique ; ils laissent tomber ou ils masquent tout ce qui dans les idées de leur entourage n’était pas susceptible d’une exposition rationnelle. Cela est vrai de Bossuet, si imprégné d’aristotélisme, directement ou par l’intermédiaire de saint Thomas, presque autant que de Hobbes. Il y a un contraste frappant entre la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, au fond si raisonnable, et les pratiques de quasi-adoration monarchique auxquelles son auteur, comme tout le monde autour de lui, s’est associé : c’est qu’il y avait un abîme entre le souverain abstrait que nous présente ce traité de haute science et le prince miraculeux, sacré à Reims avec l’huile céleste, auquel Bossuet croyait vraiment de toute son âme de prêtre et de fidèle sujet. » (pp. 344-345) Et, à la fin de ce paragraphe, Marc Bloch renvoie vers une note ainsi rédigée : « Peut-être, d’ailleurs, les époques les plus facilement méconnues sont-elles précisément celles que l’on voit à travers une tradition littéraire toujours vivante. Une œuvre d’art ne vit que si chaque génération tour à tour y met un peu de soi-même : ainsi son sens va se déformant progressivement, parfois jusqu’au contresens ; elle cesse de nous renseigner sur le milieu où elle naquit. Nourris de littérature ancienne, les hommes du XVIIe siècle n’ont que bien imparfaitement compris l’Antiquité. Nous sommes aujourd’hui vis-à-vis d’eux un peu dans la même situation où ils se trouvaient par rapport aux Grecs et aux Romains. » (p. 345)
Les rois thaumaturges est un livre dont la principale nouveauté est de mettre ainsi l’accent sur l’importance des croyances, religieuses ou superstitieuses. Et il le fait à propos de la principale institution politique que connut l’Europe au cours des quinze derniers siècles de son histoire : la royauté. Il permet de bien comprendre que la question qu’il convient de se poser à leur sujet n’est pas : « comment peut-on croire cela ? » ; mais bien : « comment juge-t-on les choses quand on croit cela ? » De la même manière qu’il importe peu de déterminer si le miracle a bel et bien lieu, mais bien de savoir quelle proportion de la population est convaincue qu’il a bien lieu. Et on pense bien sûr ici encore à Marcel Mauss et à l’Esquisse d'une théorie générale de la magie qu’il a publiée avec Henri Hubert : « La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance. Elle est, en réalité, soustraite à tout contrôle. Même les faits défavorables tournent en sa faveur, car on pense toujours qu’ils sont l’effet d’une contre-magie, de fautes rituelles, et en général de ce que les conditions nécessaires des pratiques n’ont pas été réalisées. » (9)
Mais Les rois thaumaturges, c’est bien plus que cela. L’importance de la documentation qui étaye le propos confère aux idées avancées une force peu commune. Et ces idées, multiples, sont bien faites pour mettre en évidence des aspects très méconnus de l’histoire, et plus généralement du fonctionnement des sociétés européennes.
Parmi tous les passionnants problèmes que Marc Bloch soulève dans son livre, je voudrais m’arrêter un instant à la très importante question du regnum et du sacerdotium, autrement dit des rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Car le fait que le roi – le roi de France ou le roi d’Angleterre en l’occurrence – puisse réaliser des miracles (essentiellement la guérison des écrouelles) fut un élément sans cesse cristallisant du débat relatif au partage des attributions temporelles et spirituelles. La réforme grégorienne du XIe siècle constitue sans nul doute la manifestation la plus connue de ce débat. Mais ne serait-elle pas souvent mal comprise ? (10) Marc Bloch en dit notamment ceci :
« Empereurs et rois arguaient de l’huile sainte pour tâcher s’asservir leur clergé et la papauté elle-même.
Or, ces princes du monde qui se croyaient des personnages sacrés, les réformateurs voulurent, avant toute chose, les dépouiller de leur empreinte surnaturelle, les réduire à n’être, quoi qu’en pussent penser leurs fidèles, que se simples humains dont tout l’empire se bornait aux choses de cette terre. C’est pourquoi, par une rencontre qui n’est paradoxale qu’en apparence, les partisans de l’origine populaire de l’État, les théoriciens d’une sorte de contrat social doivent être cherchés en ce temps parmi les défenseurs les plus fanatiques de l’autorité en matière religieuse. […] Ce mouvement, les historiens l’ont présenté souvent comme une tentative pour soumettre le temporel au spirituel : interprétation exacte, mais incomplète ; il fut d’abord, dans le domaine politique, un effort vigoureux pour détruire l’antique confusion du temporel avec le spirituel. » (pp. 121-122)
Ce sont les vertus d’une recherche patiente, critique, méticuleuse, qui ont permis à Bloch d’éclairer les vrais enjeux des querelles du passé, de telle sorte que l’on puisse entrer en quelque sorte dans des esprits depuis si longtemps éteints et dont les logiques nous sont si parfaitement étrangères. Ainsi :
« Écoutons le célèbre dialogue de l’évêque de Liège Wazon avec l’empereur Henri III, tel que le rapportait vers l’année 1050 le chanoine Anselme. Wazon, ayant négligé, en 1046, d’envoyer ses contingents à l’armée, fut traduit, devant la cour impériale ; là, le jour du procès, il dut se tenir debout, personne ne voulant offrir de siège à ce prélat disgracié ; il se plaignit au prince : même si l’on ne respectait pas en lui sa vieillesse, du moins devait-on montrer plus d’égards à un prêtre, oint du chrême sacré. Mais l’empereur : "Moi aussi, qui ai reçu le droit de commander à tous, j’ai été oint de l’huile sainte". Sur quoi – toujours au témoignage de l’historien – Wazon réplique vertement en proclamant la supériorité de l’onction sacerdotale sur l’onction royale : "il y a de l’une à l’autre autant de différence qu’entre la vie et la mort". Ces propos furent-ils vraiment tenus dans la forme où Anselme nous les a transmis ? Il est permis de se le demander. Mais peu importe, après tout. Ce doute n’atteint point leur vérité psychologique : le fait qu’ils ont paru à un chroniqueur de ce temps propres à exprimer avec exactitude les points de vue opposés d’un empereur et d’un prélat suffit à les rendre hautement instructifs. » (pp. 188-189) Et ce dont on est ainsi instruit, c’est que, à cette époque, les « princes temporels aspiraient à gouverner l’Église ; c’est aux chefs de l’Église qu’ils étaient tentés de s’égaler. » (p. 199)
Avec l’apparition de la pratique des guérisons miraculeuses (11), la question du regnum et du sacerdotium évolue, les intérêts de chaque partie les conduisant à des attitudes variables. Car il « était […] dans la nature même de l’onction royale de servir d’arme, tour à tour, à des partis différents : aux monarchistes parce que, par elle, les rois se trouvaient marqués d’une empreinte divine ; aux défenseurs du spirituel parce que, par elle également, les rois semblaient accepter leur autorité de la main des prêtres » (p. 216) Et à partir du XVIe siècle, on assiste à une sorte de stabilisation des choses : « L’Église inclinait à voir dans le caractère de sainteté auquel prétendaient les rois moins un empiètement sur les privilèges du clergé qu’un hommage à la religion. » (p. 354)
Les rois thaumaturges de Marc Bloch est un livre qui permet de comprendre l’importance de l’histoire, dès lors que cette discipline s’applique à montrer comment, dans le passé, on pensait autrement qu’aujourd’hui. Un seul exemple permet d’illustrer cette vertu heuristique.
Il existe de nos jours quelque chose comme un mouvement populaire qui porte l’idée que les prêtres catholiques devraient être libérés de leur obligation de célibat. Il est probable – sans que j’aie pu le vérifier de quelque façon que ce soit – que les scandales sexuels dont des prêtres sont actuellement l’objet n’y sont pas pour rien. Peu importe. Il s’en dégage quelque chose comme la conviction qu’il serait aberrant d’exiger de quiconque d’être chaste. Et pourtant ! Et pourtant, c’est également un sentiment jadis très populaire qui conduisit la réforme grégorienne à ériger le célibat en une obligation absolue (12).
« Le mouvement religieux et doctrinal du XIe siècle avait à peu près réussi là où, comme dans le combat pour le célibat des prêtres, il s’était trouvé soutenu par des idées collectives très fortes et très anciennes. Le peuple, qui se plut toujours à attribuer à la chasteté une sorte de vertu magique, qui, par exemple, s’imaginait volontiers qu’un homme ayant eu la nuit précédente commerce avec une femme ne pouvait être valablement témoin d’une ordalie, était tout prêt à admettre que, pour que les saints mystères eussent vraiment toute leur efficacité, il fallait que le prêtre s’abstînt de toute souillure charnelle. [Suivi en note de ceci : ] M. Böhmer a bien mis en lumière l’importance de certaines représentations populaires, d’une mentalité vraiment "primitive", dans la lutte pour le célibat, à l’époque grégorienne ; mais, comme plus d’un auteur protestant, il ne paraît pas apprécier à sa juste valeur la force que possédaient déjà dans les milieux chrétiens des origines ces conceptions quasi magiques sur la chasteté. Le courant était bien plus ancien que le moyen âge ; c’est au moyen âge qu’il a définitivement triomphé, car en ce temps plus que jamais la poussée de la religion populaire sur la religion savante fut efficace. La part des laïques dans le combat contre les prêtres mariés est bien connue ; il suffira de rappeler ici – outre la Pataria milanaise – le titre significatif de l’opuscule de Sigebert de Gembloux : Epistola cuiusdam adversus laicorum in presbyteros conjugatos calumniam. C’est surtout dans les cercles laïques qu’on dut concevoir l’idée que les sacrements délivrés par les prêtres mariés étaient inefficaces […]. Certaines déclarations imprudentes de la papauté avaient pu paraître favoriser cette notion ; mais on sait que, dans l’ensemble, la théologie catholique a toujours refusé fermement de faire dépendre la validité du sacrement de l’indignité du ministre. » (pp. 259-260)
Ai-je besoin de dire que Les rois thaumaturges fourmillent d’autres exemples de semblables remises en perspective d’un passé dont nous n’arrivons pas à imaginer les manières de penser ? Que ce soit à l’égard des superstitions les plus avérées, telle la magie des anneaux en Angleterre (cf. pp. 159-172), le signe royal (cf. pp. 245-257), saint Marcoul ou les septenaires (cf. pp. 264-308), ou encore à l’égard des expressions de doute les plus étonnantes, telles celles d’Ambroise Paré (cf. p. 340) ou de Jacques Ier (cf. pp. 336-337), Bloch nous poussent à réviser nos façons de voir, parfois très profondément. Bien davantage en tout cas que ne nous le suggère bien des ouvrages historiques beaucoup plus récents.
Je ne voudrais pas achever ma note en passant sous silence le ton dont use Marc Bloch dans le dernier chapitre de son livre, un chapitre consacré à l’interprétation du miracle royal et à l’explication de la croyance dont il a fait si longtemps l’objet. À lire aujourd’hui ce chapitre, on pourrait être tenté d’y entrevoir quelques traits d’humour, probablement assez improbables. C’est que – si les croyances ne sont guère en recul – bien de celles qui furent si ardemment partagées dans le passé sont à présent couvertes par le ridicule. Bloch, bien conscient de cette situation, en précise l’avantage :
« […] il se trouve, par une chance précieuse, que ce miracle, parfaitement notoire et admirablement continu, est un de ceux auxquels aujourd’hui personne ne croit plus : de sorte que, en l’étudiant à la lumière des méthodes critiques, l’historien ne risque point de choquer les âmes pieuses : rare privilège dont il convient de profiter. Libre d’ailleurs à chacun d’essayer ensuite de transposer à d’autres faits de même espèce les conclusions auxquelles peut conduire l’étude de celui-ci. » (p. 410) Pour peu qu’elle soit de la même espèce, la croyance en l’homéopathie, par exemple, se prêterait assez bien à l’exercice. « Nous ne nous rendons plus compte aujourd’hui des difficultés où certains esprits, même relativement émancipés, ont pu être jetés autrefois par l’impossibilité où ils se trouvaient de repousser délibérément comme fausses les affirmations de l’universelle renommée » (p. 413), écrit Marc Bloch. Pour tenter de s’en rendre compte, pensons simplement aux difficultés qu’affrontent ceux qui doutent des effets physiques de cette même homéopathie. Encore faut-il sans doute conclure à son sujet ainsi que Bloch conclut à propos du miracle royal :
« […] il est difficile de voir dans la foi au miracle royal autre chose que le résultat d’une erreur collective : erreur plus inoffensive du reste que la plupart de celles dont le passé de l’humanité est rempli. Le médecin anglais Carr constatait déjà, sous Guillaume d’Orange, que, quoi que l’on pût penser de l’efficacité du toucher royal, il avait au moins un avantage, c’était de n’être pas nocif : grande supériorité sur bon nombre des remèdes que l’ancienne pharmacopée proposait aux scrofuleux. La possibilité d’avoir recours à ce traitement merveilleux, qui passait universellement pour efficace, a dû quelquefois détourner les malades d’user de moyens plus dangereux. De ce point de vue – purement négatif – on a sans doute le droit d’imaginer que plus d’un pauvre homme fut redevable au prince de son soulagement. » (p. 429)
(1) Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre (1ère publ. 1924), Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1983.
(2) Montesquieu, "Dissertation sur la politique des Romains dans la religion" in Oeuvres complètes de Montesquieu, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 116-124 ; la Dissertation est disponible à l’adresse Internet suivante : http://ugo.bratelli.free.fr/Montesquieu/Dissertation.htm.
(3) Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 2 tomes, L. Curmer, 1839.
(4) Voltaire, Le siècle de Louis XIV, Hachette, 1935.
(5) Montesquieu, « Dissertation sur la politique des Romains dans la religion » in Œuvres complètes. Tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 117-118.
(6) Marc Bloch cite trois fois Montesquieu, chaque fois en se référant aux Lettres persannes (pp. 15, 52 et 398).
(7) Il est des croyances qu’il serait bien utile d’identifier et qui ont fortement participé – au-delà des procédés électifs – à l’accès à des fonctions dirigeantes d’hommes du genre de Silvio Berlusconi, Georges W. Bush, Vladimir Poutine ou Nicolas Sarkozy.
(8) Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma (fr. 60), Seuil, 1982, p. 52.
(9) Henri Hubert & Marcel Mauss, "Esquisse d'une théorie générale de la magie" (1ère publication in Année Sociologique, 1902-1903), in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, pp. 85-86.
(10) Je me souviens avoir un jour assisté à l’exposé d’un historien, militant laïc, qui racontait la querelle dite des investitures entre l’empereur Henri IV et le pape Grégoire VII comme l’illustration des éternelles visées de la papauté sur les pouvoirs profanes, Henri IV devenant pour la circonstance un héros résistant à l’oppression cléricale. À combien d’anachronismes la militance ne conduit-t-elle pas ? Aux yeux des historiens de cet acabit, expliquer une croyance religieuse est en soi une forme de complicité objective avec la croyance en cause.
(11) Le moment de cette apparition est disputé par Jacques Le Goff dans la préface (pp. XII-XVI).
(12) Les origines de la question ont fait l’objet d’un livre renommé (que je n’ai pas lu) ; Peter Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Gallimard, trad. de l’anglais par Pierre Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1995 ; une fiche bibliographique relative à ce livre figure à l’adresse Internet suivante : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/assr_0335-5985_1996_num_94_1_1028_t1_0059_0000_2
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire