dimanche 1 août 2010

Note de lecture : Marcel Mauss

Essai sur le don de Marcel Mauss

Je viens de relire une nouvelle fois l’Essai sur le don (1) de Marcel Mauss. Il convient, me semble-t-il, que j’explique pourquoi.

La dernière fois que je l’avais relu, il y a de cela quatre ans, c’était avec l’intention de vérifier ce que pouvait avoir d’exagérée l’exaltation de l’altruisme telle qu’elle prévaut chez les économistes et sociologues rassemblés autour de la revue du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (M.A.U.S.S.) (2). Je venais de lire le livre de Frédéric Lordon, L’intérêt souverain (3) que j’avais trouvé en grande partie convaincant et je voulais m’assurer que, effectivement, Mauss ne cautionnait pas autant que les "maussiens" le prétendaient souvent l’idée que « le "sujet donateur" n’est pas complètement abandonné aux hasards de l’élan généreux ou aux fulgurances ineffables de la "spontanéité" » (4), pour reprendre une expression de Lordon.

Cette fois, je l’ai relu avec une intention diamétralement opposée. Dans son Cap des tempêtes (5), Lucien François écrit ceci : « Un autre euphémisme, observable aujourd’hui encore dans divers milieux mais particulièrement présent dans les sociétés archaïques, consiste à appeler dons, cadeaux, libéralités – comme s’ils étaient un pur effet de la générosité – des présents qu’un usage impose dans certaines circonstances (mariage, etc.) sous peine d’être déconsidéré et traité en conséquence, mais dont il est requis de parler comme s’ils n’étaient pas obligatoires [L. François renvoie ici à l’Essai sur le don, plus particulièrement à sa page 212]. Cette dénégation n’est pas faite pour être crue entièrement : si elle était prise au sérieux, la fonction de communication minimale […] ne serait pas remplie. » (6) L’Essai permet-il de prêter ainsi à Mauss une vision aussi consciente des contreparties du don ? Voilà ce que j’ai voulu cette fois vérifier.

Cette nouvelle lecture m’a en tout cas permis de mesurer combien, malgré l’attention qu’on peut y mettre, l’idée que l’on a en tête oriente inévitablement la réception d’un texte. Car l’exercice m’a conduit à revoir certaines des affirmations de Frédéric Lordon que, dans un premier temps, j’avais facilement approuvées. Mais repartons de l’Essai lui-même.

Lors de sa publication dans l’Année sociologique en 1924, l’Essai sur le don passa presque inaperçu. C’est Georges Gurvitch qui prit l’initiative, après la deuxième guerre mondiale, de réunir et publier divers textes de Marcel Mauss et de leur assurer ainsi une diffusion qu’ils n’avaient pas. Il est amusant de constater que Claude Lévi-Strauss, qui n’appréciait guère les travaux de Gurvitch, a rédigé pour cette édition un texte capital – l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss - qui, outre ses qualités propres, a beaucoup fait pour la renommée de Mauss. Des trois, c’est aujourd’hui Gurvitch qui est oublié.

L’Essai sur le don illustre bien ce que l’œuvre de Marcel Mauss peut avoir de paradoxal. Elle témoigne en effet d’une rigueur à laquelle on ne s’attend pas de la part d’un homme qui, violant sans complexe le principe de neutralité axiologique wébérien, a toujours affiché sans retenue ses convictions socialistes. Frédéric Lordon pointe du doigt ce paradoxe en écrivant : « Il y a des pages impérissables dans l’Essai sur le don de Marcel Mauss, osons dire qu’il en est d’autres qui ont moins bien vieilli. On les trouve pour l’essentiel dans la conclusion générale de l’Essai, et notamment dans les "conclusions de morale" dont maints passages hésitent entre nostalgie et tentation du réenchantement. » (7) Cette façon de dire m’avait semblé assez juste, mais après ma dernière relecture de l’Essai, je suis beaucoup plus perplexe. Ont-elles si mal vieilli ces pages de conclusion qui ne recule pas devant le mot "morale" ? Arrêtons-nous-y un instant.

En fait, la conclusion de l’Essai est divisée en trois parties : la première s’intitule « Conclusions de morale », la deuxième « Conclusions de sociologie économique et d’économie politique » et la troisième « Conclusion de sociologie générale et de morale ».

La première, il la fonde sur le constat – à certains égards très passager, sans doute – que l’époque qu’il vit se caractérise par la manifestation d’un retour à une forme de morale ancienne : « Les thèmes du don, de la liberté et de l’obligation dans le don, celui de la libéralité et celui de l’intérêt qu’on a à donner, reviennent chez nous, comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié. » (p. 262) Les signes de ce retour, il les voit dans le sort fait à la propriété artistique, littéraire et scientifique, traitée autrement que le sont les objets de consommation usuels, et dans l’assurance sociale, sorte de contre-don des services rendus outrepassant le salaire. Et il n’hésite pas à juger lui-même moralement : « Il faut dire que cette révolution est bonne. » (p. 262) Et il ajoute : « Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit ni trop bon ni trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu’il ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale (y-a-t-il même, en ces choses de morale, une autre réalité ?) Il faut qu’il agisse en tenant compte de lui, des sous-groupes, et de la société. » (p. 263) Tout cela est très kantien, dira-t-on. Oui, mais c’est surtout le point d’arrivée d’une étude des plus minutieuses des pratiques sociales telles que les recherches ethnographiques les révèlent. Et bien qu’il s’agisse de tenter la formulation d’une morale universelle, ce ne sont pas Les fondements de la métaphysique des mœurs que Mauss cite in fine, mais bien une parole maori : « Ainsi, d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit : […] "donne autant que tu prends, tout sera très bien". » (p. 265) Et retenons cette formule apparemment antinomique : « librement et obligatoirement ».

Dans la deuxième partie de la conclusion, Marcel Mauss rappelle combien l’usage de nos concepts peut nous interdire de comprendre. La logique des pratiques mises au jour par l’ethnologie « n’est pas gouvernée par le rationalisme économique dont on fait si volontiers la théorie. […] Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un "animal économique". » (p. 271) Et chaque notion à laquelle ces pratiques paraissent obéir « ne se présente pas comme elle fonctionne dans notre esprit à nous. » (p. 270) Et il précise : « Cependant, on peut encore aller plus loin que nous ne sommes parvenus jusqu’ici. On peut dissoudre, brasser, colorer et définir autrement les notions principales dont nous nous sommes servis. Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n’en trouvons pas d’autres, voilà tout. Ces concepts de droit et d’économie que nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation ; libéralité, générosité, luxe, épargne, intérêt, utilité, il serait bon de les remettre au creuset. Nous ne pouvons donner que des indications à ce sujet : choisissons par exemple les Trobriand. C’est encore une notion complexe qui inspire tous les actes économiques que nous avons décrits ; et cette notion n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile. C’est une sorte d’hybride qui a fleuri là-bas. » (p. 267)

Et dans la troisième partie de cette même conclusion, sociologie et morale dialoguent en quelque sorte. D’abord par le rappel d’une question importante de méthode :
« […] s’il en est ainsi, c’est qu’il y a dans cette façon de traiter un problème un principe heuristique que nous voudrions dégager. Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression, des faits sociaux totaux ou, si l’on veut – mais nous aimons moins le mot – généraux : c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlach, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc. » (p. 274) Ensuite dans un enseignement qui en est tiré :
« Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens. C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant-à-soi et ont su s’engager à donner et à rendre. C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter – et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre – ou bien traiter. Jusqu’à des droits très proches de nous, jusqu’à des économies pas très éloignées de la nôtre, ce sont toujours des étrangers avec lesquels on "traite", même quand on est allié. » (pp. 277-278)
Ce qui amène Mauss à écrire :
« Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée, dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. » (p. 279)

Il y a un autre paradoxe dans l’œuvre de Marcel Mauss : c’est qu’elle est forgée par un homme qui n’a jamais été sur le terrain. De même que le fit son oncle Émile Durkheim, il a construit sa sociologie sur la lecture des ethnographes. C’est peut-être cette particularité qui lui permet de glisser sur le terrain de la morale sans entamer en rien la rigueur de ses analyses. Mais, convenons-en, le caractère exclusif de la recherche documentaire est diantrement compensé par son exhaustivité. Qui peut se prévaloir d’un pareil souci des sources ? Dans l’Essai sur le don, la part prise par les notes est presque égale à celle du texte proprement dit, ce qui n’est certes pas un exemple à suivre. Mais, rappelons-le, Mauss publiait dans des revues spécialisées où ce procédé n’est pas une dérive.

Ce qui m’a le plus frappé lors de ma dernière lecture de l’Essai, c’est l’importance de cette formule étonnante : « librement et obligatoirement ». Nos mots ne permettent pas de cerner précisément ce qu’elle veut dire, parce que nous sommes toujours portés à croire – en raison de ce qui sépare pour nous la liberté des obligations – que l’on n’est pas libre quand on est contraint. Mais il existe bien des façons de ne pas vivre ces situations comme contradictoires. Je ne retiens qu’un seul exemple, celui du hau chez les Maoris.
Une note d’abord, au bas de la page 158 : « Le mot hau désigne, comme le latin spiritus, à la fois le vent et l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales, le mot de mana étant réservé aux hommes et aux esprits et s’appliquant aux choses moins souvent qu’en mélanésien. »
Puis ceci :
« À propos du hau, de l’esprit des choses et en particulier de celui de la forêt, et des gibiers qu’elle contient, Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maori de R. Elsdon Best, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucun prévention la clef du problème. "Je vais vous parler du hau… Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (lika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kati ena. (Assez sur ce sujet.)" » (pp. 158-159)

Lorsque Marcel Mauss évoque des vestiges de semblables logiques dans le passé proche de nos sociétés occidentales, voire dans leur présent, il n’a évidemment pas tort. J’en ai trouvé un magnifique exemple dans un passage de l’Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius de Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803). Il y rapporte que Helvétius, homme généreux, avait accordé une pension de deux mille francs à Marivaux. Et il poursuit ainsi : « Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (8)

Voilà pourquoi je ne crois pas que l’on puisse dire que ces formes d’échange ne seraient vues comme des dons que par euphémisation d’un commerce ajusté à des contreparties. La clé de tout cela réside peut-être dans cette remarque qu’on trouve dans l’« Introduction à l’œuvre » que Claude Lévi-Strauss a rédigée en 1950 :
« Le risque tragique qui guette toujours l’ethnographe, lancé dans cette entreprise d’identification, est d’être la victime d’un malentendu ; c’est-à-dire que l’appréhension subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec celle de l’indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivités étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables, si l’opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée sur un terrain, qui est aussi celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire l’inconscient. D’une part, en effet, les lois de l’activité inconsciente sont toujours en dehors de l’appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l’autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension. » (p. xxx)

(1) Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » in Sociologie et anthropologie, précédé d’une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss, (1ère publ. de l’‘Essai’, 1923-1924 ; 1ère éd. de ‘Sociologie et anthropologie, 1950), 8e éd., PUF, 1983, pp. 143-279.
(2) Voici l’adresse du site Internet de la revue : http://www.revuedumauss.com.fr/.
(3) Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Éd. La Découverte, 2006. (4) Ibid., p. 41.
(5) Que j’ai à nouveau parcouru alors que je découvrais récemment Le droit sans la justice (Sous la direction de Édouard Delruelle et Géraldine Brausch, Bruylant, Bruxelles & L.G.D.J., Paris, 2004).
(6) Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001, pp. 91-92.
(7) Frédéric Lordon, op.cit., p. 5.
(8) Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, 2006, p. 7.

2 commentaires:

  1. Plaisir de vous relire cher Mr Jadin. J'étais affairé à boucler une thèse et de nombreux autres projets. Vous me pardonnerez cette distance coupable. Mais je reviens en y trouvant le père des anthropologues! Je me souviens que feu Claude Levi Strauss disait de lui dans sa leçon inaugurale au Collège de France qu'il fût en somme l'organisateur de l'immense matériau sortie de terre au passage du démiurge (Durkheim)... C'était peut être un brin réducteur. Fournier à montré le travail en propre que Mauss a mené à bien...

    Bien à vous

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  2. Merci pour votre commentaire.
    Je suppose que le Fournier dont vous parlez est Marcel Fournier, sociologue canadien qui a publié en 2004 dans la revue Sociologie et sociétés un article intitulé « Mauss et ″la nation″ ou ″l’œuvre inachevée″ ».

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