Les vrilles de la vigne
de Colette
Qu’est-ce donc qu’écrire, pour Colette ? Sûrement pas un simple exercice. Ni davantage une façon de rendre compte. Ne serait-ce pas inscrire sa vie dans le canal des mots ? On peut en tout cas se demander si l’écriture n’a pas autant agi sur sa vie que sa vie sur son écriture.
Les vrilles de la vigne, ce sont ces liens qui perfidement vous entravent, vous attachent à votre passé, vous empêchent de vous envoler, ces liens qui font de la liberté bien davantage une espérance qu’une réalité.
« Une nuit de printemps, le rossignol dormait debout sur un jeune sarment, le jabot en boule et la tête inclinée, comme avec un gracieux torticolis. Pendant son sommeil, les cornes de la vigne, ces vrilles cassantes et tenaces, dont l’acidité d’oseille fraîche irrite et désaltère, les vrilles de la vigne poussèrent si drues, cette nuit-là, que le rossignol s’éveilla ligoté, les pattes empêtrées de liens fourchus, les ailes impuissantes… » (p. 959)
Les vrilles de la vigne (1), ce sont une petite vingtaine de textes dont on peut effectivement considérer – comme le fait Michel Mercier dans la notice de l’édition La Pléiade (2) – qu’ils forment quatre ensembles. Publiées pour la première fois en 1908 dans la revue La vie parisienne, Les vrilles de la vigne ont été republiées en 1923, en 1934 et , d’autres ajoutés, tant et si bien qu’il serait erroné d’y voir uniquement un témoignage sur la manière dont Colette vécut sa séparation de Willy.
Encore sont-ce toujours les difficultés de la liberté qui sous-tendent le propos, même lorsqu’elle évoque des choses – comme dans "Maquillages" ou dans "Belles-de-jour", par exemple – que lui inspira l’ouverture de son institut de beauté rue de Miromesnil en 1932.
« Je n’ai jamais donné autant d’estime à la femme, autant d’admiration que depuis que je la vois de tout près, depuis que je tiens, renversé sous le rayon bleu métallique, son visage sans secrets, riche d’expression, varié sous ses rides agiles, ou nouveau et rafraîchi d’avoir quitté un moment sa couleur étrangère. Ô lutteuses ! C’est de lutter que vous restez jeunes. Je fais de mon mieux, mais comme vous m’aidez ! Lorsque certaines d’entre vous me chuchotent leur âge véritable, je reste éblouie. » (p. 1006)
On pourrait n’y voir qu’une sorte de boniment pour son institut. À moins qu’elle n’ait ouvert cet institut aussi pour cette raison-là ? Ce qui mérite qu’on s’y arrête, c’est évidemment que le maquillage peut apparaître comme l’antithèse de la vénération que Colette porte à la nature. « […] j’invoque les merveilles de la nature, la corolle, la pulpe, exemples éternels – imagine-t-on la rose fardée, la cerise peinte ?... » (p. 1005), dit-elle à sa fille adolescente qui s’est mis de la poudre. Oui, il faut se défendre, garder une apparence honorable, exprimer son refus de tout laisser-aller. Mais la défense n’est pas quelconque ; elle dépend de l’adversaire, comme l’histoire contée dans "Belles-de-jour" nous le prouve. Valentine a un amant auquel elle rend visite régulièrement. Le jour où il est question qu’elle passe la nuit avec lui, celui-ci rechigne :
« "je veux ce que vous devez me donner, ce que vous ne pouvez pas me donner !... […] Je veux la femme que vous êtes en ce moment, la gracieuse longue petite fée couronnée d’un or si léger et si abondant que sa chevelure mousse jusqu’aux sourcils. Je veux ce teint de fruit mûri en serre et ces cils paradoxaux, et toute cette beauté école anglaise ! Je vous veux, telle que vous voilà, et non pas telle que la nuit cynique vous donnera à moi ! Car vous viendrez – je m’en souviens ! – vous viendrez conjugale et tendre, sans couronne et sans frisure, avec vos cheveux épargnés par le fer, tout plats, tordus en nattes. Vous viendrez petite, sans talons, vos cils déveloutés, votre poudre lavée, vous viendrez désarmée et sûre de vous, et je resterai stupéfait devant cette autre femme !..." » (p. 1013)
Voilà qui donne au mensonge – oui, toujours le mensonge – une portée inaperçue jusqu’alors dans l’œuvre.
« Héroïquement dissimulée sous son fard mandarine, l’œil agrandi, une petite bouche rouge peinte sur sa bouche pâle, la femme récupère, grâce à son mensonge quotidien, une quotidienne dose d’endurance, et la fierté de n’avouer jamais… » (p. 1006)
Ainsi, la liberté n’est pas uniquement entravée par la nostalgie et par les liens, les vrilles dont les relations humaines ont entravé nos pieds. Elle l’est aussi par le social et par les rapports de domination qu’il impose. C’est l’homme qui dicte à la femme les voies qu’elle doit emprunter pour se défendre. Et Colette, si éprise de liberté et si peu soucieuse du qu’en dira-t-on, l’a bien compris.
Celui des textes que je préfère, c’est "Nonoche". D’abord, j’avoue beaucoup aimé le recours aux animaux auquel Colette se livre. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » (3) écrivait La Fontaine. Le procédé est en fait à l’opposé de l’anthropomorphisme. Les hommes, leurs pensées et leurs mœurs sont enveloppés d’un corps animal, avec toute son expressivité, pour mieux dire ce qu’ils sont ; et il n’est nullement question du comportement de celui-ci, que paroles, pensées et significations humaines pourraient révéler. Je dirais même que la force et l’intelligence sont dans ce que ces personnages hybrides ont d’animal, tant je suis enclin à souvent regarder la pensée humaine comme un handicap et non comme une supériorité. Diderot rapporte les mots du cardinal de Polignac :
« BORDEU. - Avez-vous vu au Jardin du Roi, sous une cage de verre, cet orang-outan qui a l'air d'un saint Jean qui prêche au désert ?
MADEMOISELLE DE LESPINASSE. - Oui, je l'ai vu.
BORDEU. - Le cardinal de Polignac lui disait un jour: “ Parle, et je te baptise. ” » (4)
En rapprochant ces propos de cette légende d’Indonésie selon laquelle l'orang-outang appartient à une race de singes capables de parler mais qui préfèrent se taire (5), on mesure assez bien toute la relativité des rapports entre humains et animaux, ou pour mieux dire entre ces animaux parlant que sont les humains et ces autres animaux que l’on pourrait dire comprenants. Car si comprendre c’est avoir d’une certaine manière en soi ce qui est hors de soi, qui mieux que l’animal – adapté à son milieu – peut le bien manifester ?
Dans "Nonoche", c’est bien de l’homme qu’il est question, et plus précisément de l’homme et de la femme, dans leurs rapports ambigus. Et non de chats.
« Nonoche écoute. Rien dans son attitude ne décèle qu’elle lutte contre elle-même, car le tentateur pourrait la voir à travers l’ombre, et le mensonge est la première parure d’une amoureuse… Elle écoute, rien de plus…
Dans sa corbeille, l’obscurité éveille peu à peu son fils qui se déroule, chenille velue, et tend des pattes tâtonnantes… Il se dresse, maladroit, s’assied plus large que haut, avec une majesté puérile. Le bleu hésitant de ses yeux, qui seront peut-être verts, peut-être vieil or, se trouble d’inquiétude. Il dilate, pour mieux crier, son nez chamois où aboutissent toutes les rayures convergentes de son visage… Mais il se tait, malicieux et rassuré : il a vu le dos bigarré de sa mère, assise sur le perron.
Debout sur ses quatre pattes courtaudes, fidèle à la tradition qui lui enseigna cette danse barbare, il s’approche, les oreilles renversées, le dos bossu, l’épaule de biais, par petits bonds de joujou terrible, et fond sur Nonoche qui ne s’y attendait pas… La bonne farce ! Elle a presque crié. On va sûrement jouer comme des fous jusqu’au dîner !
Mais un revers de patte nerveux a jeté l’assaillant au bas du perron, et maintenant une grêle de tapes sèches s’abat sur lui, commentées de fauves crachements et de regards en furie !… La tête bourdonnante, poudré de sable, le fils de Nonoche se relève, si étonné qu’il n’ose pas demander pourquoi, ni suivre celle qui ne sera plus jamais sa nourrice et qui s’en va très digne, le long de la petite allée noire, vers le bois hanté… » (p. 992)
Terrible !
(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 957-1063.
(2) Pp. 1530-1544.
(3) Cité par Michel Mercier dans la notice des Vrilles de la vigne, p. 1543.
(4) Denis Diderot, Suite de l’entretien (complément au Rêve d’Alembert), 1ère éd. 1769, version électronique développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi, adresse Internet : http://classiques.uqac.ca/classiques/Diderot_denis/d_Alembert/d_alembert_3_entretien_fin/entretien_fin.html, p. 14.
(5) Cité dans le commentaire (dit par Michel Piccoli) du film de Gérard Vienne, Le peuple singe, 1989.
Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine à Paris
Claudine en ménage
Claudine s’en va
L’ingénue libertine
La retraite sentimentale
Terrible - et formidable !
RépondreSupprimerJe découvre vos Notes via Dominique, après avoir relu "La naissance du jour".
Je reviendrai.
Oui, formidable. L’écriture de Colette est proprement prodigieuse. D’abord parce qu’elle est le fait d’une femme qui n’avait reçu d’autre enseignement que celui dispensé par l’école du village. Ensuite et surtout parce qu’elle confère à la pensée, aux sentiments, aux sensations, une acuité qui est celle de ce que j’appellerais l’acuité indicible du corps. Comment a-t-elle acquis cette aptitude ? Cela relève du prodige.
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire.