jeudi 4 mars 2010

Note de lecture : Philip Roth

La tache
de Philip Roth


Lorsque, lecture faite de sa dernière page, je referme un livre qui m’a touché, je ressens quelque chose comme un malaise. C’est un peu comme ce qui étreint celui qui sort d’une salle de cinéma, après un film qui lui a plu : une sorte de torpeur qui, pendant quelques minutes, rend incommode toute conversation à son sujet. Le livre terminé, j’en suis un peu orphelin. L’avant-dernière phrase de La tache de Philip Roth (1) évoque « une tache minuscule », celle que fait un homme dans un paysage glacé. Il serait bien hardi de croire que c’est cette tache-là qui a donné son nom au roman. Mais c’est elle qui habita mon malaise d’après lecture.

La tache est un roman considérable. Il a donné lieu à bien des commentaires et des interprétations. Et je n’aurai pas la présomption de croire que ce que j’en retiens mérite une attention particulière, si ce n’est celle dont on peut éventuellement espérer de fécondes contestations.

Voici ce qui domine le sentiment qu’il m’en reste. La force de l’œuvre ne tiendrait-elle pas dans une très savante construction dont profite l’idée que le responsable d’un tort n’est lui-même que la désolante victime d’un autre tort ? Si je parle d’une savante construction, c’est parce que le narrateur prend le temps qu’il faut pour persuader le lecteur de l’ampleur des maux dont souffre Coleman Silk, avant de raconter l’immensité des malheurs qui accablent ses persécuteurs. Entrer très profondément dans la vie d’un personnage, au point de rendre ses travers sinon excusables du moins compréhensibles, voilà le moyen dont use Philip Roth pour dissoudre la culpabilité dans la désespérance. Et la moindre des astuces dont bénéficie cette construction savante n’est pas le contexte dans lequel Nathan Zuckerman finit par se décider à écrire l’histoire de Coleman Silk. Car c’est la volonté de réparer qui provoque l’entreprise ; et c’est sur l’inanité de cette réparation qu’elle s’achève.

Oui, l’Amérique est très présente dans le livre (2). Et une Amérique qui tient à distance beaucoup de ceux qui croient ou qui espèrent la comprendre. Comme les intellectuels, par exemple :
« Conditionnés à être violemment marxistes ou violemment anti-marxistes, ils souffrent d’un effarement congénital devant tout ce qui est américain » (p. 257).
Mais je doute néanmoins que l’essentiel du roman soit dans le portrait de l’Amérique. Et cela même si l’œuvre entière de Roth (que je ne connais pas) plaiderait en ce sens. La spécificité des Etats-Unis me paraît surtout être l’occasion d’une réflexion amère sur l’homme.

Oui, il y a dans ce roman quelque chose comme un procès de l’époque. Ernestine, la sœur de Coleman Silk, attire l’attention de Zuckerman sur des changements désastreux :
« "Du temps de mes parents, et encore du mien et du vôtre, les ratages étaient mis sur le compte de l’individu. Maintenant, on remet la matière en cause. C’est trop difficile d’étudier les auteurs de l’Antiquité, donc c’est la faute de ces auteurs. Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche. C’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critère, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions." » (p. 441)
Mais ce n’est sans doute là que des exemples de calamités dont toutes les époques regorgent, chacune à sa façon.

Oui, le récit constitue d’une certaine manière l’unique matière du roman. On y entre, on le suit, on y reste. Et rien n’en distrait. Et lorsqu’un éclairage extérieur au récit est fourni, lorsqu’une généralité est énoncée, c’est encore quelque chose comme l’écorce du récit. Ainsi, alors que Lester Farley et Nathan Zuckerman se parlent et se jaugent, ce dernier en vient à se dire :
« […] notre rencontre […] se réduisait à celle de nos deux cerveaux programmés pour la méfiance, tant il est vrai que la seule introspection qui reste ici-bas est celle de la haine et de la paranoïa. » (pp. 467-468)
Or, l’histoire racontée est elle-même paranoïaque ; tout concourt à la rendre plausible, logique, vraisemblable, alors que pourtant elle ne l’est pas vraiment.

Oui, l’absurde accusation de racisme dont Coleman Silk fait l’objet domine le récit. Et davantage encore, le secret de sa propre origine. Mais sont-ce vraiment là les thématiques fondamentales du roman ? On peut en douter. Ce que Zuckerman en vient à penser du secret de Silk me semble dépasser le fait même du secret :
« N’était-il qu’un américain parmi tant d’autres qui, dans la grande tradition des pionniers, avait accepté l’encouragement de la démocratie à se délester de ses origines si la quête de son bonheur en dépendait ? Était-ce davantage, était-ce moins ? Jusqu’à quel point ses mobiles étaient-ils mesquins ? Pathologiques ? Et quand bien même ils auraient été les deux, quelle importance ? Quand bien même, a contrario, ils n’auraient été ni l’un ni l’autre, là encore, quelle importance ? À l’époque où je l’avais rencontré, le secret n’était-il plus qu’une teinture largement diluée dans le coloris général de l’homme, ou bien au contraire la totalité de son être n’était-elle qu’une teinture dans la mer sans rivage d’un secret à longueur de vie ? Avait-il jamais relâché sa vigilance, ou n’avait-il vécu qu’en éternel fugitif ? Revint-il un jour de sa surprise de s’en sortir aussi bien, du fait qu’il pouvait affronter le monde toutes forces intactes après son forfait, de pouvoir apparaître aux yeux de tous si bien dans sa peau ? En admettant qu’à un certain moment l’équilibre ait penché vers sa nouvelle vie alors que l’ancienne s’estompait dans le temps, la crainte d’être démasqué, le sentiment qu’il allait être découvert avait-il disparu pour autant ? » (pp. 445-446)

Je suis enclin à croire que La tache est un livre sur l’homme, rien que sur l’homme, sur ses illusions, sur ses aberrations, sur l’immense disproportion entre ce qu’il croit être et ce qu’il est. Alors que Coleman Silk s’apprête à révéler à sa femme le secret de son origine, l’ingratitude d’une amie de celle-ci le pousse à renoncer. Il pense apercevoir le danger de la sincérité :
« Il avait été sauvé, se disait-il, de l’acrobatie sentimentale la plus puérile qu’il aurait pu tenter, lui qui, tout à coup, s’était mis à penser comme un imbécile, à croire que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, qui s’était mis à oublier sa circonspection, sa prudence, sa défiance de lui-même, à croire toutes les difficultés aplanies, les complications révolues ; à oublier non seulement où il était mais comment il y était parvenu, à abdiquer la diligence, la discipline, l’évaluation scrupuleuse de toute situation… comme si la bataille qui est celle de tout un chacun pouvait être abjurée, comme si être soi-même, ce soi caractéristique et immuable au nom duquel on s’est lancé dans la bataille, relevait d’un choix. » (pp. 245-246)
« comme si être soi-même, ce soi caractéristique et immuable au nom duquel on s’est lancé dans la bataille, relevait d’un choix. » ! Y a-t-il quelque chose qui mérite d’être appelé ce soi, dès lors que l’on doute qu’il choisisse ce qu’il entreprend ? La question n’est certes pas neuve. Sertie dans un récit prodigieusement dense, elle acquiert une dimension à laquelle elle doit souvent être rehaussée si l’on refuse d’en être diverti.
Je préfère ne rien dire de la forme, tant il est probable que c’est à la traduction que je dois mes interrogations. (3) Il est amusant que Philip Roth lui-même soit si parfaitement conscient des limites du multilinguisme. Un de ses personnages, Delphine Roux, française d’origine, en mesure douloureusement les effets :
« Elle se dit que si elle ne trouve pas d’homme, en Amérique, ce n’est pas parce qu’elle ne peut pas en trouver, mais parce qu’elle ne les comprend pas, ces hommes, et qu’elle ne les comprendra jamais, parce qu’elle ne parle pas assez bien la langue. Elle qui est si fière de parler l’anglais couramment, qui le parle en effet couramment, elle ne parle pas la langue, en fait. Je crois que je les comprends, et je les comprends. Ce que je ne comprends pas, ce n’est pas ce qu’ils disent, c’est tout ce qu’ils ne disent pas, quand ils parlent. Ici, elle ne se sert que de cinquante pour cent de son intelligence, alors qu’à Paris elle comprenait chaque nuance. Quel est l’intérêt d’être intelligente, ici, puisque du fait que je ne suis pas du pays, je deviens bête ipso facto… Elle se dit que le seul anglais qu’elle comprenne vraiment bien – non, le seul américain –, c’est l’américain universitaire, qui n’est guère américain justement. Voilà pourquoi elle n’arrive pas et n’arrivera jamais à pénétrer ce pays, voilà pourquoi il n’y aura jamais d’homme dans sa vie, voilà pourquoi elle ne sera jamais chez elle ici, voilà pourquoi ses intuitions sont fausses et le seront toujours, la vie intellectuelle douillette qu’elle a connue lors de ses études est révolue à jamais, et pour le restant de ses jours, elle sera condamnée à comprendre onze pour cent de ce pays et zéro pour cent de ces hommes… Elle se dit que tous ses avantages intellectuels ont été annulés par son dépaysement… Elle se dit qu’elle a perdu sa vision périphérique : elle voit ce qui se passe devant elle, mais rien du coin de l’œil, ce qu’elle a ici n’est pas la vision d’une femme de son intelligence, c’est une vision aplatie, exclusivement frontale, celle d’une immigrante, d’une personne transplantée ou qui n’a pas trouvé sa place… » (pp. 371-372)

Roman de l’incrédulité, La tache est un livre qui m’a touché. Il me reste à méditer la question de savoir si c’est en raison de mon âge. « Parce qu’à partir d’un certain âge la méfiance devient une seconde nature et qu’on a tendance à ne plus croire personne ? » (p. 417)

(1) Philip Roth, La tache, trad. de l’américain par Josée Kamoun, Gallimard, Folio, 2002 (éd. originale en américain, 2000).
(2) « Amérique » est le dernier mot du livre (p. 480).
(3) Est-ce à Roth ou à sa traductrice (à moins que ce ne soit à l’éditeur) que l’on doit ce saint Louis situé au XIIe siècle (p. 370) ?

5 commentaires:

  1. Le première citation que tu tires du livre m'avait également frappé: elle exprime bien le mal-être des enseignants qui sont culpabilisés par l'ignorance de leurs élèves, qui refusent d'en endosser la responsabilité.
    D'autre part, tu ne parles pas de l'identité (possible ou impossible). N'est-elle pas au centre de l'interrogation de Roth?
    Amitiés,
    Philippe

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  2. Je suis toujours étonné que l’on puisse se demander si l’identité est possible ou impossible. Tout comme je suis exaspéré – mais en l’occurrence moins étonné – que l’on puisse faire de l’identité un objectif politique.

    Qu’est-ce que l’identité ? Convient-il d’utiliser ce terme ? En 1974-1975, Claude Lévi-Strauss a dirigé un séminaire sur la question (les PUF ont publié en 2007 sous le titre L’identité un nombre important des interventions dont ce séminaire a été l’occasion).

    Ce qui fait la richesse d’une société, ce sont notamment ses spécificités. C’est ce que des auteurs allemands du XIXe siècle – préoccupés par l’unification du pays – ont appelé la culture. L’anthropologie américaine, forte de spécialistes d’origine allemande, a repris et développé ce sens du mot culture. Le mot identité en serait-il plus ou moins synonyme ? Selon moi, non. Car autant la culture est le plus souvent constatée, autant l’identité est le plus souvent revendiquée. Le mot identité présente en outre l’inconvénient de suggérer la permanence et la prévalence de traits culturels, ainsi que cela s’est passé avec les identités nationales qui justifièrent des régimes politiques totalitaires.

    Les différences culturelles sont souhaitables en ce qu’elles sont des différences, lesquelles permettent des échanges – voire des confrontations – qui relativisent les pensées et les pratiques. Mais elles deviennent nuisibles si elles suscitent exagérément honte ou fierté, particulièrement lorsqu’elles concernent des populations insuffisamment distantes les unes des autres.

    Lorsqu’on utilise le mot identité à propos des communautés (encore un mot dont les anglo-saxons ont orienté le sens) cohabitant au sein d’une même société, c’est le plus souvent dans le but d’exacerber des différences dans un but politique. Il est possible qu’il soit opportun, emporté par un combat juste, d’affirmer l’identité d’une communauté opprimée pour obtenir le respect de ses droits. Mais c’est une arme à double tranchant, car c’est également l’arrogance identitaire qui fortifie le plus souvent les oppressions les plus arbitraires.

    Ma défiance à l’égard de la logique identitaire a pu peut-être me rendre aveugle à un aspect important du livre de Roth : la part prise dans les échecs de Coleman Silk par sa métamorphose culturelle, ses métamorphoses devrais-je dire, puisqu’il ne s’est pas seulement transformé en blanc, mais aussi en juif. Peut-être. J’incline pourtant à croire que ce n’est pas là que se situe la force du livre.

    Évidemment, cher Philippe, je ne demande qu’à être contredit de façon argumentée.

    Amitié.

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  3. Je prendrai bien en cours cette réflexion anthropologique sur identité/culture... mais j'ai bien peur que ces thématiques immenses ne réclament un temps dont je ne dispose guère pour le moment...

    Je commenterai plutôt votre opinion selon laquelle, dans l'ouvrage de Roth "La spécificité des Etats-Unis me paraît surtout être l’occasion d’une réflexion amère sur l’homme."

    C'est certainement ce qui fait à mes yeux sa supériorité par rapport à Easton Ellis et James Morisson qui versent plus dans la satire sociale que dans la finesse psychologique et la profondeur philosophique...

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  4. Une chose qui m’a parue omniprésente dans le roman de Roth, c’est cette sorte de fatalité qui conduit chaque humain à déplorer que les autres manifestent des vices qui, le plus souvent, sont tapis en lui-même selon des doses et des apparences à peine différentes. Et sur ce point, l’Atlantique n’y change rien, sans doute.

    Je n’ai rien lu ni de Ellis, ni de Morisson. Le second, j’en ignorais même le nom.

    Cordialement.

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  5. Erratum: Normal que vous n'ayez jamais entendu parler de James Morrison, je voulais parler de James Ellroy, autant pour moi. Le premier cité est un jeune chanteur que j'écoute en ce moment, d'où le lapsus...
    Cordialement,

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