lundi 27 décembre 2010

Note de lecture : Michel del Castillo et la mère

Mamita de Michel del Castillo

« Il était sûrement fou. » (p. 11) Tel est l’incipit du dernier roman de Michel del Castillo (1). Lui, c’est Xavier, un pianiste qui va porter sur ses épaules l’enfance tragique de l’auteur. Et la folie dont il est question, c’est celle qui ne peut que poursuivre celui que ses parents ont trahi au-delà de l’imaginable.

Car Mamita, c’est la mère de Xavier et, d’une façon à peine déguisée, celle de Michel del Castillo (2). Pour son roman, ce dernier a choisi de répartir les rôles d’une façon qui lui permette de donner toute sa force au caractère contradictoire des sentiments qu’il nourrit à l’égard de sa mère. Ce sont les autres, son amie Sarah, son ancien amant Marc, son nouvel ami Tim, qui vont se charger de le rappeler sans cesse à la brutale réalité d’une mère livrant son fils en otage. Et lui de ne jamais céder au ressentiment complet, de ne jamais cesser de vouloir comprendre, de ne jamais arriver à comprendre. D’ailleurs, « ― Faut-il vraiment expliquer ? On n’a jamais autant parlé, autant montré. C’en est devenu gênant, presque indécent. Comprenons-nous mieux pour ça ? » (p. 54)

Quand on a vécu une enfance aussi cruelle, il n’est probablement que deux voies possibles : la plus probable, c’est sombrer ; la plus rare – exceptionnelle même –, c’est de mesurer sa propre souffrance à l’aune de la souffrance humaine et d’en travailler l’expression, Xavier par le piano, Michel par l’écriture.

Pour Marc, ne pas pouvoir comprendre revenait à devoir s’incliner devant l’horreur des faits ; pour Michel… :
« [Marc : ]"Tu auras beau faire, tu ne réussiras pas à comprendre. Pour la bonne raison qu’il n’y a rien à comprendre. Rien : l’appétit de vivre, l’égoïsme féroce, la cupidité.
― Cette psychologue pourtant, tu sais, celle qui a écrit…
― Ne me fais pas rire, je t’en prie. On colle un terme abscons sur la pire monstruosité, et on s’imagine avoir tout expliqué. Tu le sais bien, toi, qu’on n’explique rien.
― Je sais sans savoir."
» (p. 263)
Et un peu plus loin, parlant du mal, Marc se fait hobbesien :
« ― Regarde autour de toi, Xavier, et tends l’oreille. C’est ce qu’il y a de plus banal. Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (pp. 263-264)

Mais Xavier, sans espérer vraiment comprendre, ne renonce pas à se mettre à la place de sa mère, ce qui est la plus simple façon de comprendre : une forme d’identification.
« Dès qu’on creusait un peu, dès qu’on écartait rideaux et tentures, on découvrait l’égoïsme, la tartuferie, la saleté. Bien entendu, Mamita gardait sa liberté intérieure, la situation sociale ne suffisait pas à faire excuser ses actes. Mais il aurait fallu, pour réagir, une force spirituelle dont elle était dépourvue. Intelligente, elle était également futile. Cette apesanteur ne faisait pas d’elle un démon, tout juste une femme avide de vivre, prête à tout pour satisfaire ses envies. Il y avait en elle une voracité magnifique et terrible. Égoïste ? Oui, mais sa famille, la société entière montraient autour d’elle un égoïsme féroce. En un sens, elle devait se juger normale, ni pire ni meilleure que d’autres. Plus hardie, elle prenait plus de risques, accumulant les défis. Elle n’arrivait plus à contrôler sa course. L’accident était, dès lors, inévitable. » (p. 142) Et l’identification est suffisamment réussie pour que Xavier-Michel prenne conscience de ce qu’il partage avec sa mère : « Par là seulement, par cette commune fureur de vivre, de jouir à n’importe quel prix, il avait l’impression de parvenir à la comprendre. Le secret de Mamita, c’était le sien, celui de tous, c’était le secret des guerres et des massacres, une chose qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait surtout pas dire, parce que la vie en société en fût devenue impossible. » (p. 71)

Voilà le pont fait entre l’humaine déraison et sa folie propre. Le pont fait aussi avec l’histoire, celle qu’il a vécue, celle que Tim méconnaît et qu’il lui revient de l’en informer.
« Comment, demandait-il avec indignation, les Français avaient-ils pu enfermer les étrangers dans des camps ? Au lieu de répondre avec franchise, Xavier remontait à la guerre des Boers, à celle de 14-18, tentant de montrer à Tim que l’idée de concentrer de vastes populations découlait de la guerre industrielle, de la massification, et qu’il n’entrait, au commencement, aucun projet d’extermination dans ce parcage. Il fallait attendre la dictature de Lénine pour que l’idée d’anéantir des groupes humains qualifiés de vermine contre-révolutionnaire, de rats, oui, il fallait attendre la fureur bolchévique pour que la croyance se répande que certains groupes sociaux devaient nécessairement disparaître, puisque déjà condamnés par l’histoire, sentence cosmique excluant toute procédure. Il suffirait ensuite d’un imperceptible glissement, ces groupes devenant sous Staline de plus en plus nombreux, englobant des nationalités entières, un complot universel contre la Révolution. Une étape de plus et l’Idée prendrait, sous Hitler, un caractère impitoyable, la lutte des classes se métamorphosant en une guerre des races. Alors, la boucle se refermerait sur ces continents dantesques, le Goulag, Auschwitz. » (pp. 221-222)

Peut-il deviner, Tim, ce que fut l’entre-deux-guerres et en quoi cette période façonna Mamita ?
« La mode était aux gigolos, à Chéri, aux fils de famille décavés, génération de mâles épuisés, révoltés contre leur milieu, gosses qui avaient grandi dans la sinistre évocation des tranchées de la Somme et de Verdun, parmi les femmes en grand deuil, entre deux défilés de gueules cassées et deux requiems à Sainte-Clotilde. Comme Mamita, ils allaient à la dérive, naufragés entre deux massacres. Ils fumaient des cigarettes turques à bout doré, perdaient au casino l’argent de femmes auxquelles ils prêtaient leur beauté lasse et dédaigneuse, s’ennuyaient avec détachement. C’était le demi-monde de Bourdet, celui, plus faisandé, de Colette. » (pp. 140-141)
« De la perversité, Tim n’avait qu’une connaissance intellectuelle. Il ne savait rien ou peu de choses de la vraie cruauté, de la jouissance éprouvée à contempler la souffrance. Peu d’hommes ont assez d’imagination pour supporter la vue de la douleur. Ils prononcent des mots – fascisme, shoah, goulag, génocide –, mais c’est pour se faire peur. Ils se hâtent du reste de les désamorcer en les recouvrant d’explications, de dissertations, de spéculations ingénieuses ou imbéciles. Ils citent des chiffres, additionnent des millions de cadavres. » (p. 153)
Et Xavier, parlant de Tim, de confier à Sarah :
« Il est jeune, Sarah, trop jeune. Il garde son innocence. Il croit au bien. Il pense que les hommes deviendront meilleurs…
― Vous, non ? dit-elle en tournant vers lui son visage.
― Non, hélas. Pas pires, non plus…
» (p. 178)
Bref, Xavier et Tim avaient bien des raisons d’être différents, quoi que fut ce qui les rapprochait :
« Trop fluide, la nature de leur attachement échappait à l’analyse. S’ils avaient été des animaux, cette vérité élémentaire leur eût suffi, mais ils pensaient, parlaient, échafaudant des récits qui déformaient ou altéraient leurs impressions. » (p. 201)

L’incompréhension est nourrie par de multiples fossés. À côté de celui de l’âge, donc de l’histoire, il y a aussi celui qui s’est creusé entre les continents. Tim est américain, américain de la Nouvelle Angleterre…
« Plus tard, quand il le connaîtrait mieux, Xavier se demanderait si ce sentiment d’une égalité essentielle ne provenait pas de son éducation puritaine, tout comme la mélancolie lovée dans son regard pouvait s’expliquer par l’inflexible autorité de son père. Tim lui en parlerait souvent. Sous la désinvolture du propos, on devinait la blessure. Le terrible pasteur avait semé dans le cœur de son fils la hantise d’une damnation à laquelle on ne pouvait échapper, si ce n’est pas l’octroi d’une grâce accordée par un juge impénétrable.
Boston n’était pas éloigné de Salem, de ses procès en sorcellerie, de ses fureurs hystériques. Ces puritains qui avaient fui en Amérique les persécutions de l’Église officielle d’Angleterre, ils s’y étaient faits tortionnaires. N’était-ce pas la même histoire, partout et toujours recommencée ?
» (p. 104)
Et Sarah aussi, toute juive qu’elle est, réagit en américaine :
« N’était-ce pas cette exigence de vérité qu’il admirait chez Sarah ? Lorsqu’elle s’emportait contre Busch avec une violence comique, c’étaient ses mensonges cyniques qu’elle mettait en avant, comme si les pires dérives de la politique américaine en découlaient nécessairement. N’en avait-il pas été de même pour Nixon, pour Clinton ? C’était chaque fois la tricherie, la dissimulation qui provoquaient l’indignation du pays, au risque même de mettre sur le même plan une banale aventure extra-conjugale et une sordide machination. Au fond de toutes ces "affaires", il y avait la foi candide en la sincérité, l’honnêteté, vertus pourtant étrangères à la politique telle qu’en Europe on la concevait depuis des siècles. » (p. 67)
Or lui, Xavier, est européen. Et le produit de son histoire :
« Ce qui l’avait fait, c’était le pays, la société où il était né, sa grand-mère, Michel lui-même, ainsi que José Luis et ses camarades avec leur virilité insolente et bravache, c’étaient les cris, les insultes, les menaces, les parades, les défilés. Il n’attachait aucun crédit aux interprétations psychologiques. Tout se jouait dans des profondeurs plus obscures, des générations éloignées. Œdipe n’était pas seulement une mère et un père, mais une généalogie maudite. » (p. 146)

Tout ce livre serait pourtant peu de chose s’il se bornait à cette recherche d’une stabilité, à cet effort d’équilibre entre des liens affectifs meurtris par des actes et l’analyse de déterminations déresponsabilisantes. Mais il y a aussi l’art, la musique. Qui n’est pas davantage sans histoire que le reste. Mamita jouait du piano, et :
« En octobre et novembre 1936, lorsque la guerre civile atteignit la proche banlieue de la capitale, que tout semblait perdu, son jeu subit une subtile transformation, il se fit moins théâtral, plus intime et profond. Il n’y avait plus de spectateurs pour admirer sa beauté, rien que le bruit des bombardements, des canonnades, rien que le spectre de la mort, et un enfant éperdu caché sous le piano. Elle ne se servait plus de l’instrument, mais lui demandait du réconfort, une consolation. Ce fut Chopin. » (p. 149)
Ce qui fait dire à Xavier :
« J’ai pris très tôt le lyrisme en horreur. » (p. 361)
Car le Chopin qu’il interprète est éloigné de celui de la légende romantique.
« Avec la même fermeté qu’il refusait de se produire en public, Chopin éludait les incitations à composer un opéra national, une grande œuvre patriotique, s’en tenant à son instrument dont il explorait avec obstination toutes les ressources. Replié sur lui-même, coupé de sa patrie, séparé de sa famille, cet émigré solitaire écrivait sur les touches blanches et noires de son Pleyel une sorte de journal intime, celui de la maladie et de la révolte face aux souffrances de son pays natal, de ses déboires sentimentaux, celui d’une nostalgie vague et indicible. » (p. 96)
Quand on demande à Xavier :
« ― Vous n’aimez pas les bons sentiments ?
― Pas quand ils sont nés de la paresse. C’est un peu comme pour Chopin : la facilité étouffe la vérité.
» (p. 100)
Et il n’aime pas davantage Wagner :
« il y a quelque chose de morbide dans cet écoulement mélodique, quelque chose de suspect… » (p. 61)

Voila d’ailleurs ce qui le conduit à regimber lui-même devant les prestations publiques.
« Rejoignant Chopin dans son refus du spectacle, Xavier avait, depuis plus de dix ans, renoncé aux concerts. Il disait qu’il était impossible de produire de la musique à date et à heure fixes, devant des centaines d’auditeurs et que tout récital était en cela une imposture. Tranchés, définitifs, ses propos cachaient une timidité paralysante, une véritable phobie de l’estrade. Son rejet de la virtuosité et du brillant n’était pourtant pas éloigné de l’aversion de Chopin pour les jongleries d’un Liszt, les convulsions d’un Paganini. Il avait trop creusé la musique de Chopin pour ignorer ce que le compositeur recherchait, l’aisance parfaite, le naturel donnant l’impression de l’improvisation, la simplicité – ce maître mot dix, trente fois martelé. » (p. 94)

Ce rapport particulier à la musique – où l’on entrevoit des orientations qui guident l’écriture de Michel del Castillo – coïncide avec un état d’esprit qui écarte tout ce qui alimente les idées arrêtées, que ce soit en art, en histoire, en politique, et aussi dans les rapports humains, tout simplement. Il ne s’agit alors ni d’un remède, ni d’une explication : une expression, au sens le plus physique du mot, telle celle qui permet de faire sortir l’huile de l’olive. Et les règles de la musique, ce sans quoi il n’y aurait pas de musique, comme les règles du français, sans lesquelles il n’y aurait pas de français, sont la contrainte de laquelle nait l’art lorsqu’on s’y prend bien pour s’y bien couler.
« Ceux qui s’imaginent que l’art véridique console, ou, plus bêtement, qu’il guérit, n’entendent rien à son alchimie merveilleuse et funeste. C’est parce qu’il creuse la douleur, pénètre plus avant la solitude, qu’il dispense une sérénité mélancolique. » (p. 162)

Michel del Castillo n’est pas fort de son expérience ; il est fort avec son expérience. Ce qu’il a traversé de tragique, il ne le voit que comme le tragique humain, porté à l’incandescence. Et il comprend que c’est en le refroidissant – et non en le surchauffant – qu’il peut en cerner quelque peu la nature.
« Il entendait dans sa tête cette question qui revenait sans cesse le hanter : qui donc nous pardonnera ? Mais ce qui devait être pardonné, ou qui était censé l’être, il aurait été bien incapable de le dire. Pas un péché, pas même une faute : quelque chose de plus vague, de plus obscur, une culpabilité aussi ancienne que la terre elle-même. Le poids d’une création avortée. » (p. 353)

(1) Michel del Castillo, Mamita, Fayard, 2010.
(2) Voir sa biographie à l’adresse Internet suivante : http://www.micheldelcastillo.com/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=41&Itemid=27.
Autres notes sur Michel del Castillo :
La nuit du décret
Le temps de Franco

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