lundi 9 mars 2009

Note de lecture : Corrado Ruggeri

À table avec les cannibales. Aventures en pays papou
de Corrado Ruggeri


Quelqu’un qui m’est cher m’a mis ce livre (1) dans les mains. Et je l’ai lu.

C’est le récit d’un voyage touristique, mais d’un voyage touristique d’un type un peu spécial. Ce genre de voyage semble bien être au tourisme ce que les sports extrêmes sont au sport en général. Le voyage en question a lieu dans la première moitié des années 90 et il conduit Ruggeri dans ces régions des deux Papouasie (la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’actuelle province indonésienne du Papua) qui ont la réputation de compter des populations qui ont été parmi les dernières à subir des contacts avec la culture occidentale.

Qui est ce Corrado Ruggeri ? Il s’agit d’un chroniqueur italien spécialisé dans les voyages, détenteur de la rubrique "Viaggi" de l’hebdomadaire féminin Anna. Il a publié deux livres sur le Vietnam et a cosigné un guide du voyage intitulé Sì, viaggiare. Come, quando, con chi, perché (Mondadori). (2)

Le livre serait d’un intérêt très maigre s’il n’ouvrait – bien involontairement – un vaste champ de réflexion à propos du tourisme et de ses méfaits. L’auteur, en effet, ne justifie pas autrement son voyage que par une curiosité d’honnête homme (3) et un goût de l’aventure, laquelle est principalement entendue comme l’exposition aux risques que suppose un périple inconfortable et aussi – il ne s’en cache nullement – l’occasion de bonnes fortunes sexuelles. S’il n’en avait pas fait un livre, il est probable que son voyage aurait valu à ses amis de ces soirées-photos qui en constituent souvent le complément obligé. Car on sent bien que l’aventure a aussi le mérite d’avoir été vécue et de fournir l’occasion de s’en enorgueillir. Ah ! ces condottieri de l’exotisme !

Ruggeri n’est pas anthropologue (4) et il n’y a bien sûr aucune raison de le lui reprocher. Il est le témoin (et un témoin qui s’exprime) de ces contacts que l’avion – et bien d’autres choses – favorisent entre les cultures. Et son témoignage, y compris dans ses aspects les plus anecdotiques, illustre un comportement et l’esprit qui l’a fait naître. Je ne peux pas analyser la personnalité de Ruggeri ; je n’ai ni la compétence ni la légitimité que cela réclamerait. Mais qu’il me soit permis de relever deux traits que contient son livre et qui valent pour moi pour ce qu’ils doivent à l’habitus du touriste de l’extrême.

Le premier de ces traits, le plus important à mes yeux, c’est ce semi-relativisme – somme toute aujourd’hui très commun dans les sociétés occidentales – qui permet d’accepter les stéréotypes et les préjugés spécifiques aux sociétés lointaines au nom de la respectabilité de ses propres stéréotypes et préjugés. Lorsqu’un hôtelier australien lui explique comment il en est venu à faire confiance à la magie papou sans renier sa propre religion (p. 132), Ruggeri ne s’étonne nullement de ce syncrétisme christiano-animiste. Et il surenchérit : « C’est seulement cette nuit que je réalise à quel point une existence purement rationnelle devient une prison, une torture, un avilissement si, comme l’écrit Dostoïevski, "l’esprit n’est libre que parce que les instincts sont enchaînés". » (p. 136) On retrouve là l’esprit d’ouverture, tant loué aujourd’hui, qui prône d’accepter les croyances des autres et qui fait le succès des médecines parallèles exotiques, comme des pratiques gymnico-philosophiques orientales.

Le second trait qui mérite selon moi d’être relevé, c’est l’incapacité – malgré le semi-relativisme – à se déprendre du progressisme. Ruggeri aime dénoncer certains méfaits de l’Occident, ceux dont les occidentaux peuvent eux-mêmes se plaindre à l’occasion. Mais en même temps, il se revendique de la supériorité technique de sa propre société, notamment lorsqu’il se réjouit des efforts réalisés pour implanter dans la jungle des écoles et des hôpitaux. Ce qui aboutit à des contorsions de ce genre :
« Le danger majeur – ou plutôt l’inéluctable fatalité –, c’est pour eux la contamination des esprits, le colonialisme culturel, et d’abord commercial. Ils ont déjà connu l’impérialisme religieux, et beaucoup d’entre eux arborent sur la poitrine une croix dont ils ignorent la signification véritable. Quand bien même on leur laisserait leur pagne, on veut désormais les camper devant une boîte qu’ils regarderont d’un air hébété : la télévision.
Est-ce ou non une erreur ? Voilà des dizaines d’années que la conscience occidentale médite là-dessus. Faut-il aider ces indigènes à conserver leurs traditions, fût-ce au prix de maladies mortelles et d’enfants rachitiques, ou bien est-il préférable de leur imposer un modèle de civilisation plus avancé où la lumière électrique, les avions et l’argent viendront remplacer leurs valeurs ancestrales ?
» (p. 88)
Et comme Ruggeri ressent très certainement la contradiction, il s’en sort au prix d’une explication universelle qui vaut pour tout un chacun. Il parle à un Hollandais :
« Comment concilier la tradition et l’innovation ? Comment faire coexister deux mondes inconciliables ? Je l’ignore, mais je crains qu’il n’y ait dans cette nostalgie du passé une bonne dose de romantisme. Peut-être trouve-t-on que tout allait mieux autrefois simplement parce qu’on était plus jeune. Et c’est comme ça partout : on pleure le bon vieux temps en Hollande, en Italie, en Papouasie et aussi en Irian Jaya [ancien nom de la province du Papua]. » (p. 240)

On ne peut pas, par ailleurs, ignorer le catholicisme de Ruggeri, ce qui ramène encore et toujours au relativisme. Car son catholicisme présente la particularité d’appartenir à ce courant relativiste (5) qui fait aujourd’hui le désespoir du pape Benoît XVI. Les missionnaires sont assez longuement évoqués dans le livre et leur rôle justifié. Ruggeri évoque la visite que Jean-Paul II fit en janvier 1995 en Papouasie et il synthétise le message qu’il y délivra :
« Il est absolument faux de prétendre que les indigènes menaient une vie tranquille et idyllique avant que les missionnaires viennent soi-disant les déranger avec la prédication de l’Évangile. » (p. 147)
On est là face à un argument dit de dépassement (6) : s’il est vrai que la vie des indigènes n’était ni tranquille ni idyllique avant les missionnaires, il n’en découle pas qu’elle le devint après, ni que la prédication ne les aurait pas dérangés, quoi que laisse supposer le soi-disant. Ruggeri raconte la façon dont un missionnaire rapporte la conduite prônée par le pape d’alors :
« Nous ne devons pas imposer nos conceptions de la civilisation et du progrès ni céder à la tentation par excellence du missionnaire : le désir d’agir beaucoup et vite en faisant construire écoles, dortoirs et dispensaires. Celui de nos missionnaires qui a su plus que les autres toucher le cœur des gens d’ici est un prêtre discret et travailleur qui cultivait son petit bout de terre comme les locaux. Il était très aimé et cependant il n’avait bâti ni écoles ni hôpitaux. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à vouloir porter assistance aux autres, bien au contraire, mais que la conversion des âmes peut passer par des actes tout simples.
Autrement dit, pour se faire aimer il faut savoir respecter les autres.
» (p. 148)
Voilà un discours édifiant, à certains égards sulpicien, qui égare le but premier (« la conversion des âmes ») dans une surabondance de bons sentiments, au point que celui-ci en paraît secondaire. Je ne mets pas en doute la sincérité de la plupart de ceux qui adhèrent à ce discours ; mais il faut bien faire un constat : le propos est inconsciemment très ethnocentriste et explique par là même l’accueil enthousiaste que l’occidental réserve à l’indigène qui lui renvoie sa propre idéologie. Ainsi, Ruggeri écoute son guide indigène lui dire :
« Une fois rentré dans ton pays, n’oublie pas ce que nous t’avons enseigné. ― Que veux-tu dire ? ― Que pour voir il ne suffit pas d’avoir des yeux, ni des oreilles pour entendre. Tu dois lire en toi, écouter ton cœur. » (p. 183)

En fait, l’ethnocentrisme est omniprésent dans le livre. Aussi bien dans les sentiments moraux (« Les gens s’écartent sur mon passage parce que j’ai la peau blanche. […] J’enrage intérieurement contre le système raciste qui leur a inculqué ce sens du respect, cette déférence. » (p. 167)) que dans les références culturelles (lorsque Ruggeri apprend que des indigènes ignorent leur date de naissance : « Toute une vie sans anniversaires ni cadeaux d’anniversaire : allez expliquer cela à vos enfants, et à quelques adultes aussi ! » (p. 194)).

Le problème de l’acculturation apparaît évidemment insoluble. Et je ne voudrais pas laisser penser que quiconque, même informé des acquis de l’anthropologie, peut fréquenter impunément des populations aussi perturbées. Tout au plus peut-il renoncer à s’y rendre. Le malaise que me procure le livre de Ruggeri, c’est qu’il s’y révèle ignorant de son propre rôle et content cependant de le jouer. L’ambiguïté de sa démarche éclate particulièrement à deux occasions. D’abord, il y a cette histoire de bible. Ruggeri a reçu en cadeau d’un indigène nommé Francis un coquillage magique et veut l’en remercier en lui offrant un paquet de cigarette. Daniel, le fils de l’indigène, lui ayant fait comprendre que ce contre-don est insuffisant, il s’en sort de la façon suivante : « Quant à ça, c’est pour Francis. (Au cannibale repenti j’offre une bible en anglais) Vous m’avez beaucoup appris sur les esprits; j’aimerais que vous en appreniez un peu plus sur mon dieu. Daniel, cet exemplaire n’est pas à moi, je l’ai volé à l’hôtel. Mais je l’ai volé pour ton père, tu peux me croire » (p. 184) Ensuite, il y a cette fouille de la chambre d’une autre touriste, une hollandaise, que Ruggeri entreprend par curiosité, une curiosité qui s’offre étrangement comme l’envers (non exotique) de celle qu’il voue aux indigènes (pp. 200-222). Ces faits, que je n’évoque évidemment pas pour leur éventuelle indignité, sont doublement révélateurs : en ce qu’ils ne sont pas étrangers à l’audace avec laquelle Ruggeri va au devant des indigènes papous, en premier lieu ; en ce qu’ils sont racontés dans un livre avec la candeur de l’innocence, en second lieu.

(1) Corrado Ruggeri, À table avec les cannibales. Aventures en pays papou, traduit de l’italien par Martin du Mesnil-Oury, Payot, PBP, 2003. Le livre est paru en italien en 1995 (Feltrinelli Traveller) sous le titre Il canto delle luciolle. Viaggio in Nuova Guinea tra cannibali e adoratori di spiriti.
(2) On peut trouver une interview de Corrado Ruggeri d’un peu plus de trois minutes (en italien) à l’adresse Internet suivante : http://www.la7.it/programmi/due_minuti_un_libro/video-35640
(3) Je parle d’une curiosité d’honnête homme, parce qu’il évoque plus d’une fois son souci de comprendre les indigènes. Ainsi, « Un voyage n’est pas un documentaire : pour regarder il suffit d’aller au cinéma ou de se planter devant la télévision ; moi je veux discuter avec les locaux, essayer de comprendre, m’immerger. Voyager c’est vivre avec les gens […]. » (p. 114)
(4) Il cite une fois Malinowski (p. 144), mais il n’est guère douteux qu’il ne l’a pas lu.
(5) Est-il besoin de dire que le relativisme catholique n’a que peu de choses en commun avec le relativisme anthropologique ? Ce dernier doit tout à une démarche rigoureuse au cours de laquelle le chercheur se déprend autant qu’il le peut de son propre mode de pensée. Alors que le relativisme catholique est l’aboutissement d’une aspiration à l’ouverture et à la générosité, aspiration dont l’émergence est comprise comme un choix et dont les déterminations sont ignorées.
(6) Cf. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1988, pp. 387 et ss : « défendre un comportement que les auditeurs seraient tentés de blâmer, mais que l’on situera dans le prolongement de ce qu’ils approuvent […] »

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