jeudi 26 mars 2009

Note de lecture : Michel Foucault (2)

Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault


DEUXIEME NOTE

Leçon du 15 février 1984

Avec cette leçon, Foucault entame l’étude de « la pratique du dire-vrai dans le champ de l’éthique » (p. 67). Et, à cette fin, il va commencer par s’appuyer sur l’Apologie de Socrate, ce qui doit lui permettre de montrer que, « si l’habileté à parler provoque l’oubli de soi, eh bien la simplicité [du] parler, la parole sans apprêt et sans ornement, la parole directement vraie, la parole donc de parrêsia nous conduira, elle, à la vérité de nous-même. » (p. 69) Ce qui l’amène à montrer que Socrate, en se tenant à l’écart du champ politique, se donne l’occasion de « trois moments ». D’abord, un premier moment de vérédiction en rapport avec la prophétie : il accomplit la parole du dieu de Delphes : "Nul n’est plus savant que Socrate". Ensuite, deuxième moment, il soumet à l’examen, il procède à l’enquête : « cette vérification prend la forme concrète de l’enquête (planê). On va, comme ça, parcourir toute la ville, soumettre chacun à cette exetasis qui permet de savoir ce qu’il sait, ce qu’il ne sait pas, ce qu’il sait des choses, ce qu’il sait de lui-même, et éprouver son savoir et son ignorance, en comparant [son âme], en la frottant contre cette pierre de touche qu’est l’âme de Socrate. » (p. 77-78) Enfin, troisième moment, Socrate prend le risque de s’attirer beaucoup d’hostilités, au point de mettre sa vie en péril : telle est le prix de cette forme de parrêsia. Tout cela dans quel but ? « L’objectif de cette mission, c’est, bien sûr, de veiller en permanence sur les autres, de s’occuper d’eux comme s’il était leur père ou leur frère. Mais pour obtenir quoi ? Pour les inciter à s’occuper, non de leur fortune, non de leur réputation, non de leurs honneurs et de leurs charges, mais d’eux-mêmes, c’est-à-dire : de leur raison, de la vérité et de leur âme (phronêsis, alêtheia, psukhê). Ils doivent s’occuper d’eux-mêmes. » (p. 79) Voilà qui suggère à Foucault de distinguer une parrêsia philosophique de la parrêsia politique.

Ensuite, Foucault se lance dans le récit d’une analyse que Georges Dumézil a faite dans son livre Le moyne noir en gris dedans Varennes (1). Cette analyse (que Dumézil qualifie de divertissement) porte sur les derniers mots que Platon prête à Socrate, juste avant que celui-ci boive la ciguë : « Criton, à Asklépios nous sommes redevables d’un coq ! Vous autres, acquittez ma dette ! n’y manquez pas. » (2) Ce propos énigmatique (3), Dumézil propose de l’expliquer par la façon dont Criton et Socrate lui-même ont guéri de la tentation de l’évasion. Et pour Foucault, cette guérison « fait partie de toutes ces activités par lesquelles on s’occupe de quelqu’un, on le soigne s’il est malade, on veille à son régime pour qu’il ne soit pas malade, on lui prescrit les aliments qu’il doit prendre ou les exercices qu’il doit accomplir, par lesquelles aussi on lui indique quelles sont les actions qu’il doit faire et celles qu’il doit éviter, par lesquelles on l’aide à découvrir quelles sont les opinions vraies qu’il faut suivre et les opinions fausses [dont il faut se garder], c’est [ce] par quoi on le nourrit de discours vrais. » (p. 101) Ce qui débouche sur l’idée que « Socrate définissait sa parrêsia, son dire-vrai courageux comme un dire-vrai qui avait pour objectif final et préoccupation constante d’apprendre aux hommes à s’occuper d’eux. » (p. 102) Ce que Foucault va désigner du terme grec d’epimeleia (attention, soin, souci). (4)

On peut évidemment s’interroger sur ce qui conduit Foucault à aller ainsi nicher la vérité dans le vécu du sujet, presque comme le ferait – et je le dis sans la moindre ironie, et évidemment sans le moindre mépris – une bonne sœur infirmière. Son mouvement de retrait par rapport au politique ne doit pas, je crois, être compris comme une renonciation au terrain politique. Rappelons-nous ce qu’il écrivait en 1979 : « Les intellectuels, ces temps-ci, n'ont pas très bonne "presse" je crois pouvoir employer ce mot en un sens assez précis. Ce n'est donc pas le moment de dire qu'on n'est pas intellectuel. Je ferais d'ailleurs sourire. Intellectuel, je suis. Me demanderait-on comment je conçois ce que je fais, je répondrais, si le stratège est l'homme qui dit: "Qu'importe telle mort, tel cri, tel soulèvement par rapport à la grande nécessité de l'ensemble et que m'importe en revanche tel principe général dans la situation particulière où nous sommes", eh bien, il m'est indifférent que le stratège soit un politique, un historien, un révolutionnaire, un partisan du chah ou de l'ayatollah; ma morale théorique est inverse. Elle est "antistratégique" : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l'universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut tout à la fois guetter, un peu au-dessous de l'histoire, ce qui la rompt et l'agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout, c'est mon travail ; je ne suis ni le premier ni le seul à le faire. Mais je l'ai choisi. » (5)
Dire que je suis peu convaincu, c’est peu dire. Le projet de Foucault, tel qu’il l’énonçait en mai 1979 me laisse perplexe. On y sent d’ailleurs une sorte de justification des propos naïfs qu’il tint un an avant, lorsqu’il se rendit en Iran. Peut-être aussi des souffrances qu’il endura alors que, homosexuel, il vivait dans une société qui lui refusait de vivre sa vérité. On y respire aussi ce temps (la fin des années 70 et le début des années 80) où l’envie révolutionnaire persistait chez certains, alors même que les constructions intellectuelles qui l’avaient auparavant suscitée et justifiée s’étaient déjà effondrées.

Reste que je n’aperçois pas le sens précis qu’il serait possible d’accorder à ce dire-vrai dont le centre de gravité serait le souci de s’occuper de soi. Ici encore, d’ailleurs, la ligne de démonstration est quelque peu surprenante. Car enfin, qu’est-ce que l’analyse de Dumézil vient y faire. Si Socrate estime qu’il s’est guéri de la tentation de s’évader, c’est que l’évasion avait ceci de maladif qu’elle flouait la loi. Et, sauf à considérer que tout rappel à se bien conduire exprime le souci de soi, on voit mal ce qui permet d’exploiter cet épisode pour asseoir l’idée que « Socrate définissait sa parrêsia, son dire-vrai courageux comme un dire-vrai qui avait pour objectif final et préoccupation constante d’apprendre aux hommes à s’occuper d’eux. ».

Je ne doute pas un instant que certains penseront que j’ai l’esprit réducteur et qu’il est bien dommage que je sois aveugle à la fulgurance de la pensée foucaldienne. Mais s’il existe quelque chose qui mérite d’être appelé le dire-vrai, alors je le revendiquerai volontiers pour affermir mon aveu d’incompréhension. Il y a en philosophie trop d’esprits prompts à succomber à cette autre tentation d’évasion qu’est la rage de profondeur. Car parmi ceux-là, il en est qui, à force de se pencher sur l’abîme, finissent par s’y perdre.

Leçon du 22 février 1984

Dans cette quatrième leçon, Foucault fonde son propos sur le Lachès de Platon, un dialogue auquel il trouve bien des qualités. D’abord, nous dit-il, « on y rencontre de façon très explicite et relativement fréquente la notion de parrêsia. […] le substantif ou le verbe apparaissent au début du dialogue. […] Ils marquent […] l’engagement que les différents interlocuteurs prennent les uns à l’égard des autres. Il y a une sorte de pacte parrèsiastique qui est explicitement formulé au début du dialogue. » (p. 113) Allons-y voir ! Lysimaque est le premier à parler et il dit : « Vous venez, Nicias et Lachès, d’avoir le spectacle de cet escrimeur et de sa parade en armes. Dans quelle intention Mélèsias que voici et moi, nous vous avons convié à en être, avec nous, les spectateurs, nous ne vous l’avons pas dit alors, mais nous allons vous le dire à présent ; car vous, vous êtes des hommes à l’égard desquels il faut, estimons-nous, parler avec une entière liberté ! Il y a en effet des gens qui se gaussent de ces sortes de spectacles, et qui, consultés à ce sujet, ne disent pas ce qu’ils pensent, mais bien qui, ne visant qu’à deviner l’opinion de celui qui les consulte, tiennent un langage en contradiction avec leur propre sentiment. Vous, au contraire, vous êtes, à notre jugement, aussi capables d’avoir là-dessus des idées justes, que, ces idées justes, de nous les exposer en toute simplicité de conscience. » (6) De quelle parrêsia s’agit-il ? J’y vois personnellement deux choses, parfaitement claires : d’abord, il s’agit d’être sincère ; ensuite, il s’agit de tout se dire, y compris ce que l’on se retiendrait de dire dans un climat différent. C’est effectivement une sorte de pacte – et rien ne s’oppose à ce qu’on l’appelle parrèsiastique –, mais il est bien différent de ce que Foucault nous a dit jusque-là de la parrêsia. On est clairement sur le versant de la sincérité et non sur celui de la lucidité, alors même que Foucault et son dire-vrai entretiennent sans cesse une ambiguïté de contenu qu’il surajoute au texte platonicien. J’admets volontiers que les choses changent lorsque Socrate prend la direction du débat et qu’il y a place, là, pour une certaine ambiguïté. Mais cette ambiguïté n’est pas interne à la notion de parrêsia ; elle concerne plutôt les intentions de Socrate, dès lors par exemple qu’on ose avancer l’idée de bonheur. Car ce que Socrate suggère, est-ce de tendre à la vérité, est-ce de tendre au bonheur, voire à la vérité du bonheur ? Ce n’est certes pas moi qui vais trancher la question. Mais je suis très circonspect lorsque j’écoute Foucault définir le rapport qu’il y aurait chez Socrate entre « l’éthique de la vérité » et « la vraie vie » : « C’est l’idée que, pour avoir accès à la vérité, il faut que le sujet se constitue dans une certaine rupture avec le monde sensible, avec le monde de la faute, avec le monde de l’intérêt et du plaisir, avec tout le monde qui constitue, par rapport à l’éternité de la vérité et sa pureté, l’univers de l’impur. » (p. 116)

Lorsque Socrate va infléchir le débat, entamé sur la question de l’éducation des jeunes gens, vers la définition du courage, Foucault va ébaucher une comparaison entre le Lachès et l’Alcibiade, le premier ayant à ses yeux le mérite d’inviter chacun à s’occuper de lui-même, de la vie, du bios, là ou le second invite plutôt à s’occuper de l’âme. Et citant Patočka avec enthousiasme parce qu’il aurait été le premier et le seul à faire de l’epimeleia le point central de la pensée socratique, il lui reproche néanmoins de retenir cette notion « comme souci non pas de soi, mais de l’âme » (p. 119).

Je ne vais pas entrer ici dans le détail des considérations que Foucault émet au sujet du discours tenu par Socrate dans le Lachès ; ce serait trop long. Je me borne aux conditions dans lesquelles la discussion se passe. Dès que Socrate a obtenu que l’on suive sa méthode, Foucault s’enthousiasme : « On a là le pacte parrèsiastique par excellence. L’un parlera franchement, librement, disant tout ce qu’il a à dire, dans la forme qu’il veut. Quant aux autres, ils ne [réagiront] pas, comme [cela arrive si souvent dans la scène politique ou devant quelqu’un qui parle franchement : on se fâche, on se formalise, on se met en colère, éventuellement même on punit celui qui a fait un usage que l’on considère comme abusif de la parrêsia. Pas du tout. Ici c’est un bon jeu de parrêsia, entièrement positif où, au courage de Socrate, va répondre le courage de ceux qui acceptent sa parrêsia. Le pacte est entier, le pacte est plein, et je dirais qu’il n’est jamais démenti. On est dans la forme de la parrêsia heureuse. » (p. 132) Non ! On est dans la forme de la maïeutique socratique, à savoir un jeu dans lequel il y a un accoucheur et des parturients, un jeu profondément déséquilibré. Ce n’est pas une injure à la très haute valeur et au très grand intérêt des dialogues de Platon que d’avouer avoir été souvent agacé par l’extrême complaisance avec laquelle les interlocuteurs de Socrate entrent dans son jeu, le suivent là où il veut aller et s’exclament servilement devant la force de ses arguments. Socrate est sincère, il serait oiseux d’en douter. Mais Platon, le narrateur en quelque sorte de ces dialogues sans voix off ? Qui peut prétendre – ne serait-ce qu’en raison de la variété de ton dont témoigne l’ensemble des dialogues – qu’il n’est pas animé par un souci de convaincre qui l’éloigne bien souvent de la parrêsia ? S’il y a un pacte dans le dialogue socratique, c’est celui de laisser à Socrate le privilège du dire-vrai. Encore une fois, Foucault évoque « la parrêsia heureuse », parce qu’il s’en fait une idée dans laquelle la sincérité n’a guère de part. « Au fond, je ne cherche pas à partager les discours en bons et mauvais, pour distinguer ceux que je vais recevoir et ceux que je vais refuser, je ne m’adresse pas tellement à ce que disent les discours, je m’adresse surtout à la manière dont il y a harmonie ou non entre ce que dit celui qui parle (le discours lui-même) et ce qu’est celui qui parle. Lorsque la vie (le bios) de celui qui parle est en accord, lorsqu’il y a une symphonie entre les discours de quelqu’un et ce qu’il est, c’est à ce moment-là que j’accepte le discours. Lorsque le rapport entre la manière de vivre et la manière de dire est harmonieux, c’est à ce moment-là que j’accepte le discours et que je suis philologos (ami des discours) » (pp. 137-138) Comment ne voit-il pas que, en adoptant une position aussi naïve, il se rend vulnérable à ce politique qu’il déteste, celui-là qui sait si bien prendre la posture de l’harmonie, celui-là qui se révèle charismatique ? Et comment ne voit-il pas en même temps ce que peut être le courage et la sincérité de celui qui, se déprenant de ce qu’il est, ose dire ce qu’il croit qu’il devrait être ?

(1) Georges Dumézil, "…Le moyne noir en gris dedans Varennes". Sotie nostradamique suivie d’un Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, 1984.
(2) Platon, Œuvres complètes I, trad. Par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 855.
(3) Il faut bien admettre que, en apparence, ces derniers mots n’ont guère « la simplicité [du] parler, la parole sans apprêt et sans ornement, la parole directement vraie » que Foucault se plaît à admirer chez Socrate.
(4) Sur cette question, cf. Eliane Allo, "Les dernières paroles du philosophe", in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 61, mars 1986, pp. 83-88.
(5) Extrait d’un article paru dans Le Monde des 11 et 12 mai 1979 sous le titre Inutile de se soulever ?, repris dans Dits et écrits III.
(6) Platon, Œuvres complètes I, trad. Par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 287.

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Troisième
Quatrième
Cinquième
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Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
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