Foucault, une pensée du discontinu
de Judith Revel
J’ai hésité à commenter de quelque façon que ce soit le livre de Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu (1). Pourquoi ? D’abord parce que je connais assez mal l’œuvre de Foucault, trop peu en tout cas pour me permettre de juger de tout ce qu’elle en dit. Ensuite parce que je suis facilement agacé par les foucaldiens – davantage que par Foucault lui-même, d’ailleurs – et que je me méfie fort de mes agacements. Et puis, malgré tout, surmontant cette hésitation, il m’a paru possible de relever une petite chose que la lecture de ce livre m’a inspirée.
Ce que Judith Revel tente dans son livre, c’est de démontrer que, si l’œuvre de Foucault est continûment préoccupée par le discontinu, cette œuvre elle-même – toute sinueuse qu’elle soit – se développe de façon cohérente et continue à partir d’un seul et même questionnement. Ainsi, lorsque Judith Revel évoque la dernière partie de l’œuvre de Foucault, elle s’exprime comme ceci :
« Ce que nous aimerions à présent montrer, c’est que ce "retour" au sujet n’est en rien une invalidation des analyses précédentes. Bien au contraire, on ne peut en saisir le poids qu’en l’ancrant dans ce qui le précède. Une fois encore, l’extrême cohérence du parcours foucaldien impose qu’on abandonne un modèle de lisibilité fondé sur une continuité simpliste et qu’on tente, à l’inverse d’une approche linéaire et presque "mécanique" de la progression de Foucault, de retrouver le mouvement d’un questionnement complexe : un dynamisme lié tout autant aux difficultés rencontrées qu’aux acquis, et dont le moteur paraît être la volonté sans cesse relancée de dépasser en les reformulant les points de blocage rencontrés. On en revient donc une fois de plus à cette étrange "discontinuité" qui est réellement au centre du travail de Foucault, et dont on voit toujours davantage comment elle semble jouer simultanément à deux niveaux : à la fois comme objet d’analyse à travers l’étude de la manière dont se sont historiquement reformulés un certain nombre de discours de savoir et de pratiques de pouvoir, de stratégies de résistance et de modification des dispositifs normatifs, et comme processus interne à la problématisation critique de ces objets eux-mêmes. En somme : à la fois comme caractéristique de l’histoire des systèmes de pensée et comme marque de l’analyse produite à partir de cette histoire. » (p. 222)
Ce qui amène Judith Revel à écrire :
« Si l’on voit clairement que, pour Foucault, l’enjeu est ici de réaffirmer l’idée d’un isomorphisme du savoir qui obéisse à des lois d’évolution historique spécifiques et qui, loin de démentir ses formes précédentes, procède par reformulations successives de sa propre cohérence d’ensemble (c’est-à-dire tout à la fois par extension et par réajustements), il est non moins frappant de constater que ce que dit Foucault pourrait tout aussi bien être appliqué à Foucault lui-même. » (p. 223)
Personnellement, cette argumentation me plonge dans des abîmes de perplexité. Car se saisir du fait que Foucault s’est intéressé à la discontinuité (peut-être devrait-on plutôt dire aux transitions) pour faire de celle-ci l’élément de cohérence dont ses changements de problématique semblent le priver est certes assez astucieux, mais peut-être trop. S’il est souvent utile, lorsqu’on se penche sur une œuvre, de sortir d’hésitation en inclinant davantage vers la qualité que vers le défaut, vers le discernement que vers l’aveuglement, vers le sens que vers l’absurdité, vers la cohérence que vers la confusion, il est un moment où la complaisance trahit l’œuvre à son bénéfice. Et je crains qu’ici, on ait franchi ce point. L’œuvre de Foucault souffre, je crois, d’incohérences et de confusions ; les noter pour en faire le signe d’une cohérence et d’une clarté paradoxale témoigne probablement davantage d’un attachement à l’auteur que d’une véritable lucidité sur son œuvre.
Arrêtons-nous un instant sur ce à quoi cette façon d’envisager la pensée foucaldienne aboutit lorsqu’il est question de l’évolution de la science :
« […] la manière dont procède la pensée de Foucault est, elle aussi, une dynamique de l’extension et du réajustement dont la linéarité fait problème, mais dont la cohérence radicale ne peut en aucun cas être réduite à une logique de la correction ou du démenti. Pour utiliser une métaphore spatiale simple, la pensée foucaldienne, à l’image du système des savoirs/pouvoirs qu’il s’attache à décrire dans son évolution, n’avance pas par vérifications d’erreurs successives – comme nous l’a longtemps fait croire l’histoire des sciences –, mais par élargissements : non pas une marche de crabe – une avancée dans le présent par exclusion/correction des formes passées –, mais une spirale s’enroulant sur elle-même et dont la boucle n’a de cesse d’élargir son mouvement d’inclusion. » (p. 224)
Soyons de bon compte, cette idée de spirale – qui fait penser à Vico (2) – offre une image métaphorique de la science qu’il est bien malaisé d’admettre. Et si même elle correspondait à quelque chose dans l’histoire des savoirs, elle n’en représenterait sûrement pas le moteur, mais plutôt l’effet. Car ce qui a poussé les scientifiques à inventer, c’est assurément le souci de corriger des erreurs, avec ce que permet une méthode propre à les débusquer.
Et c’est ici que je voudrais hasarder moi-même une idée qui m’était déjà venue à la lecture de Foucault et que certains passages du livre de Judith Revel me semblent conforter un peu. Si, entre les années 70 et aujourd’hui, le rapport à la science a changé, si une nouvelle épistémè – pour user d’un mot foucaldien – a vu le jour, Foucault y est peut-être un tant soit peu pour quelque chose. Dans le chapitre V de son livre – intitulé "Penser, agir" –, Judith Revel cite Foucault alors que celui-ci s’exprime en 1971 (3) à propos du Groupe d’information des prisons :
« Le Groupe d’information sur les prisons vient de lancer sa première enquête. Ce n’est pas une enquête de sociologues. Il s’agit de laisser la parole à ceux qui ont une expérience de la prison. Non pas qu’ils aient besoin qu’on les aide à "prendre conscience" : la conscience de l’oppression est là, parfaitement claire, sachant bien qui est l’ennemi. Mais le système actuel lui refuse les moyens de se formuler, de s’organiser […]. Notre enquête n’est pas faite pour accumuler des connaissances, mais pour accroître notre intolérance et en faire une intolérance active […]. Comme premier acte de cette "enquête-intolérance", un questionnaire est distribué régulièrement aux portes de certaines prisons et à tous ceux qui peuvent savoir ou qui veulent agir. » (pp. 173-174)
On remarquera qu’ici Foucault précise qu’il ne s’agit pas d’une enquête sociologique, qu’il ne s’agit pas d’accumuler des connaissances. Judith Revel présente ces propos comme suit :
« […] la position de Foucault est éloignée d’une conception qui voudrait faire des avant-gardes l’instrument d’une prise de conscience des masses exploitées, ou bien encore – mais est-ce bien différent ? – qui chercherait à considérer l’intellectuel organique comme le porteur d’une bonne parole révolutionnaire. On a déjà vu à quel point la position philosophique de Foucault était différente de celle de Sartre ; ici, le différend est redoublé par une profonde divergence quant à la fonction politique de l’intellectuel ; et, bien que l’un comme l’autre aient travaillé de concert (et parfois ensemble) au GIP, il est impossible de ne pas voir à quel point Foucault se refuse à assumer une quelconque position de "surplomb". » (pp. 174-175)
Et ce mot surplomb (4), Judith Revel le commente dans une note en bas de page ainsi rédigée :
« Ce thème est au centre de nombreuses interventions de Foucault à partir du début des années 1970. Voir le texte de l’entretien entre Foucault et Deleuze, "Les intellectuels et le pouvoir", […] Foucault y affirme par exemple : "[…] ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort et bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit, invalide ce discours et ce savoir. […] Eux-mêmes, intellectuels, font partie de ce système. Le rôle de l’intellectuel n’est plus de se placer 'un peu en avant ou un peu à côté' pour dire la vérité muette de tous ; c’est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du 'savoir', de la 'vérité', de la 'conscience', du 'discours'" […] » (p. 175)
Un peu plus loin, Foucault est à nouveau cité :
« Ces enquêtes ne sont pas destinées à améliorer, à adoucir, à rendre plus supportable un pouvoir oppressif. Elles sont destinées à l’attaquer là où il s’exerce sous un autre nom – celui de la justice, de la technique, du savoir, de l’objectivité. Chacune doit donc être un acte politique. » (5)
Et, dans une nouvelle note en bas de page, Judith Revel précise :
« Il est frappant de voir la proximité de ce type d’analyse avec ce qu’en Italie on appelle au même moment les "auto-enquêtes" (autoinchieste). Depuis le début des années 1960, le groupe de la revue Quaderni dirigé par R. Panzieri, R. Alquati, M. Tronti et A. Negri a en effet théorisé la pratique de l’enquête comme geste politique de réappropriation subjective des savoirs. Comme le montre bien la récente publication des archives du GIP […], il est probable que Foucault a eu accès à ces textes : le GIP est dès sa naissance directement lié au groupe italien Soccorso Rosso, lui-même fondé par des militants du groupe d’extrême gauche italien Lotta Continua […]. La pratique politique de l’enquête deviendra dans les années 1970 l’un des fondements les plus importants de la contestation sociale et politique transalpine, en particulier au sein du courant operaista (ouvriériste) lié au groupe Potere Operaio (Pouvoir ouvrier). » (p. 177)
L’idée que tout cela conforte, c’est celle qu’il n’est pas impossible que Foucault ait joué un rôle non négligeable dans la manière dont bien des praticiens des sciences sociales ont abandonné le projet d’élucider les déterminations cachées des comportements pour rendre une nouvelle fois (comme l’avait fait le marxisme en magnifiant la conscience de classe (6) des ouvriers) une valeur heuristique à la doxa et, par la même occasion, pour éviter de désespérer ceux qui imaginent que renverser les pouvoirs suffit à faire éclore quelque chose qui mérite le nom de vérité. Bien sûr, c’est là une idée qui mériterait d’être soigneusement vérifiée en étant notamment soumise à des spécialistes de Foucault plus qualifiés que moi. D’autant que les précisions apportées par Judith Revel sur les liens avec les groupes d’extrême gauche italiens doivent se lire en gardant à l’esprit qu’elle est la compagne d’Antonio Negri.
La sociologie pragmatique – j’ai déjà eu l’occasion de le dire – m’apparaît comme une négation des ambitions de rigueur scientifique que l’école française de sociologie avait nourries. Évidemment, l’éclosion de cette épistémè nouvelle ne concerne pas que les sciences de l’homme. Car la rigueur scientifique dans le domaine des sciences dures a également laissé apparaître bien des relâchements. Reste que la question du rôle que Foucault a joué dans cette évolution – fût-ce contre son gré et fût-ce même contre ses convictions – me paraît mériter l’attention.
J’aimerais que l’on m’apporte des éléments me permettant de mesurer combien je me trompe peut-être à propos de Foucault. Mais ce que je découvre assez fortuitement, sans chercher, me conforte plutôt dans ma perplexité. Ainsi, était-il naïf de ma part de croire que lorsque Michel Foucault parlait de la vie autre, lorsqu’il suggérait de faire de sa vie une œuvre d’art, il exprimait une ambition d’une hauteur morale peu compatible avec les paradis artificiels ? C’est tout récemment que j’ai découvert que, très probablement, je me trompais. (7) Ce n’est pas – je crois – faire preuve d’un excès de pruderie que d’estimer que, parmi les choses qu’il faut bannir du comportement si l’on veut accéder à une vie autre – entendez une vie autant maîtresse que possible d’elle-même, aussi proche que possible de la vérité, pour ne pas dire de la vérédiction –, il y a l’usage des drogues. Cela n’enlève rien à ce que Foucault a écrit, ni même publiquement dit. Mais cela ne m’incite guère à déployer un maximum d’effort pour donner du sens – et le meilleur possible – à ce que je perçois a priori comme en manquant singulièrement.
(1) Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu, Mille et une nuits (Fayard), 2010.
(2) Selon Vico, l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge des hommes se succèdent en une spirale (récurrence des choses humaines ; résurgence des nations) parce qu’ils font revenir le même modifié (cf. Giambattista Vico, La science nouvelle, [1ère éd. en italien : 1725] trad. par Alain Pons, Fayard, 2001, pp. 507-530).
(3) Michel Foucault, « Sur les prisons », J’accuse, n° 3, 15 mars 1971.
(4) Le mot m’a évidemment fait penser à Luc Boltanski (dont j’ai récemment lu le dernier livre) et à la manière dont il récuse cette posture pour le sociologue.
(5) Michel Foucault, « Préface » à Enquête dans vingt prisons, Paris, Champ libre, coll. "Intolérable", n° 1, 28 mai 1971.
(6) Évidemment, le marxisme offrait une place importante à l’avant-garde du prolétariat, fût-elle intellectuelle, ce que Foucault récuse.
(7) C’est la lecture d’un article que Jean Birnbaum a consacré au dernier livre de Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire (POL, 2011) et qui est paru dans Le Monde du 7 janvier 2011 (p. 3 du "Monde des livres") qui m’a ouvert les yeux. Une phrase du livre y est citée, une phrase que je trouve personnellement affligeante quant aux vertus que l’on pouvait prêter au LSD dans l’entourage de Foucault, même s’il n’est pas question d’affirmer qu’elle correspond à ce que Foucault lui-même en pensait : « Parfois, pendant le trip, écrit Lindon, j’ai une compassion extraordinaire pour mon père que j’aime, dont je pense que l’acide multiplierait l’intelligence et le bonheur, et dont je sais que, de sa propre volonté, au grand jamais même il n’imaginera en avaler un. »
Autres notes sur Foucault :
Le courage de la vérité - Première note
Le courage de la vérité - Deuxième note
Le courage de la vérité - Troisième note
Le courage de la vérité - Quatrième note
Le courage de la vérité - Cinquième note
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse
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