Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault
QUATRIEME NOTE
Leçon du 7 mars 1984
À partir de cette sixième leçon, le cours prend l’allure d’un exposé d’histoire de la philosophie. Foucault semble bien avoir achevé de livrer sa propre pensée avec la leçon du 29 février et il se consacre désormais au récit de ce que fut le cynisme, ainsi que de ce que furent les emprunts au cynisme auxquels se livra le christianisme.
La première chose qui frappe en lisant cette partie du cours, c’est que Foucault n’a pas eu accès à la documentation dont on dispose à présent au sujet du cynisme (et pour cause, puisque cette documentation lui est postérieure), un mouvement philosophique qui ne laissa pratiquement aucun écrit de première main et dont l’étude est donc particulièrement ardue (1). La deuxième, c’est qu’il infléchit son propos de telle sorte que soient mis en lumière les aspects du cynisme qui constituent une confirmation de sa propre conception de la vraie vie (2).
Foucault commence par relever que des adversaires des cyniques qui leur sont contemporains – principalement Lucien et Julien – prennent garde de ménager les fondateurs un peu mythiques que furent Antisthène, Diogène et Cratès, comme si il y avait un vrai cynisme et un faux. C’est évidemment intéressant dans la mesure où on retrouve là un phénomène que l’histoire ultérieure illustra souvent, à savoir que l’érection d’une doctrine en vérité amène très souvent bien des disciples à l’hérésie. Il eût été instructif de pouvoir interroger Foucault sur sa propre conception de la vraie vie : ne devrait-on pas craindre que sa mise à l’expérience débouche sur des déviations ? Mais je sens que là, je persifle un peu, car Foucault ne se revendique d’aucune orthodoxie.
D’ailleurs, il n’élude pas vraiment la question de la vraie vie, mais il se donne pour tâche d’en retrouver le sens dans l’Antiquité, principalement à partir de la notion d’alêtheia. Et il affirme « distinguer quatre significations ou voir quatre formes dans lesquelles, selon lesquelles et à cause desquelles quelque chose peut être dit vrai » (p. 201). Premièrement, « est vrai […], ce qui est non caché, non dissimulé ». Deuxièmement, est vrai « ce qui ne reçoit aucune addition et supplément, ce qui ne subit aucun mélange avec autre chose que lui-même » (p. 201). Troisièmement, est vrai « ce qui est droit ». Quatrièmement, est vrai « ce qui se maintient dans l’identité, l’immutabilité et l’incorruptibilité » (p. 202). On est évidemment frappé par l’allure platonicienne de ces définitions. Et d’ailleurs, c’est chez Platon que Foucault va puiser ses exemples. Il n’en demeure pas moins que c’est la vie cynique – en ce qu’elle serait vraie - que Foucault a l’ambition de caractériser. Et si Diogène est un Socrate fou, comme cela est volontiers affirmé, ce n’est pas précisément le Socrate que l’on trouve dans La République ou dans le Critias que l’on vise en disant cela.
Leçon du 14 mars 1984
Il y a, au début de la septième leçon, une intéressante synthèse de ce qui fit en partie l’objet du cours de 1983, à savoir la question du courage de la vérité dans le domaine politique. C’est ce que Foucault appelle « la hardiesse politique, c’est-à-dire : ou bien le courage du démocrate, ou bien encore la bravoure du courtisan, lesquels disent, soit à l’Assemblée dans le cas du démocrate, soit au Prince dans le cas du courtisan, autre chose que ce que pense cette Assemblée ou ce Prince. La hardiesse politique, celle du démocrate comme celle du courtisan, consiste donc à dire quelque chose d’autre, quelque chose de contraire à ce que pense l’Assemblée ou le Prince. C’est contre l’opinion de ce Prince ou de cette Assemblée, et c’est pour la vérité que l’homme politique, s’il est courageux, risque sa vie. C’est là, très schématiquement, la structure de ce qu’on pourrait appeler la bravoure politique du dire-vrai. » (3) (p. 215) L’ambiguïté est ici à son comble. Il n’est pas douteux que les circonstances décrites illustrent bien une forme très estimable de courage ; et une forme qui est en rapport avec la parrêsia chère à Diogène (4). Et en cela, il y a du dire-vrai dans le sens où le démocrate ou le courtisan a le courage de son opinion ; il est sincère. Mais on voit mal pourquoi ce serait « pour la vérité que l’homme politique […] risque sa vie ». Ce n’est pas pour la vérité : c’est pour son opinion. Cette opinion est-elle vrai, est-elle juste ? Qui peut le dire ? « Dire quelque chose d’autre », dire « quelque chose de contraire à ce que pense l’Assemblée ou [le] Prince », n’est en aucune façon une garantie de véracité. Il est tout à fait possible que ce courageux parrèsiaste ait tort et que l’Assemblée ou le Prince ait raison. La beauté du courage, du geste courageux, n’est pas un gage de lucidité. On peut mettre bien du courage à défendre une opinion erronée ou injuste.
Foucault cite deux autres formes de courage cynique de la vérité : l’ironie socratique « qui consiste à faire dire aux gens, et à leur faire progressivement reconnaître que ce qu’ils disent savoir, en fait ils ne le savent pas » (5) (p. 215) et le scandale issu de ce que « l’on arrive à faire condamner, rejeter, mépriser, insulter par les gens la manifestation même de ce qu’ils admettent ou prétendent admettre au niveau des principes » (p. 215). Le courage, dans les trois formes, est bien dans la manière, cette manière qui provoque la réaction dangereuse, mais qui n’a décidément rien (ou peu) à dire de la véracité. Foucault finit même par dire ceci : « alors que toute la philosophie va tendre de plus en plus à poser la question du dire-vrai dans les termes des conditions sous lesquelles on peut reconnaître un énoncé comme vrai, le cynisme, lui, est la forme de philosophie qui ne cesse de poser la question : quelle peut être la forme de vie qui soit telle qu’elle pratique le dire-vrai. […] C’est en cela que la philosophie se distingue de la science. » (p. 216) Et il appelle Spinoza à la rescousse ! Et il va même jusqu’à donner des gages aux heideggeriens en n’hésitant pas à ajouter (sans que l’on aperçoive la pertinence du propos, en dehors de l’évocation de deux oublis) : « s’il est vrai que la question de l’Être a bien été ce que la philosophie occidentale a oublié et dont l’oubli a rendu possible la métaphysique, peut-être aussi la question de la vie philosophique n’a-t-elle cessé d’être, je ne dirais pas oubliée, mais négligée » (p. 218). S’il y a un parallèle à faire entre l’oubli philosophique de l’Être et l’oubli de la vie philosophique, c’est au niveau d’une même conception fabuleuse de la philosophie, une conception qui n’est pas étrangère à certains refus célèbres de la philosophie (sous des formes quelquefois bien différentes) – je pense notamment à Montaigne, à Pascal, à Wittgenstein, à Lévi-Strauss ou encore à Bourdieu.
Si le cynisme accorde une grande importance au mode de vie, il est hardi d’affirmer que c’est uniquement par ce signifiant qu’il signifie ce qu’il veut signifier. L’énoncé est loin d’être banni de la manière d’être et cet énoncé prétend à la vérité. « Comme on lui demandait ce qu’il y a de plus beau au monde, Diogène répondit : ‘Le franc-parler’. » (6) : on se trouve bien là devant un énoncé, l’énoncé d’une opinion et, bien mieux, cet énoncé fait l’éloge d’un type d’énoncés. Je suis tenté de croire que, face à quelqu'un qui lui aurait parlé de la vérité hors de tout énoncé, Diogène aurait aboyé, manifestant ainsi le rejet même du mot vérité.
(1) Je pense notamment aux excellents ouvrages de Marie-Odile Goulet-Cazé : L’ascèse cynique : Un commentaire de Diogène Laërce VI 70-71, Vrin, 1984, d’abord ; (avec Richard Goulet), Le cynisme ancien et ses prolongements, Presses universitaires de France, 1993, ensuite. Et puis aussi à Léonce Paquet, Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, Librairie Générale de France, 1992.
(2) Ce qui sépare le chercheur du savant, c’est que le premier combat sans cesse ses apriori, ses préjugés et la pente habituelle de son esprit, alors que le second magnifie avant tout ses intuitions et ses trouvailles. Le premier favorise la connaissance, le second pèse – du moins lorsqu’il est écouté – sur les idées en vogue.
(3) Par courtisan, il faut bien sûr entendre le conseiller – voire le fonctionnaire – et non celui qui fait sa cour au Prince.
(4) Telle du moins que, personnellement, je comprends cette parrêsia.
(5) Je m’épargnerai de discuter ce surgissement de l’ironie socratique au sein de l’êthos cynique. En un mot, je ne nie pas qu’il y ait une parenté d’ironie, ni même quelque chose de la maïeutique dans le comportement cynique, mais il est question ici de la parrêsia.
(6) Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Librairie générale française, La Pochothèque, p. 736 (VI, 69).
Autres notes sur le même livre :
Première
Deuxième
Troisième
Cinquième
Autres notes sur Foucault :
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse
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