À propos du Musée du quai Branly
Profitant d’un bref séjour à Paris, je viens de visiter le Musée des arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, mieux connu sous le nom de Musée du quai Branly. Bien des raisons m’en avaient tenu écarté depuis sa création en 2006, à commencer par l’architecture de Jean Nouvel, jusqu’aux cohues devant lesquelles, à deux reprises, je me suis trouvé, en passant bien entendu par la conception même du musée.
Ai-je besoin de rappeler les polémiques suscitées par le projet initial de nommer le lieu Musée des arts premiers ? Elles portaient sur l’usage du mot "premiers". Or, personnellement, ce serait plutôt le mot "arts" qui me gêne, lequel mot figure encore dans le nom officiel du musée. Mais avant de préciser ce qui me paraît inadéquat dans le mot "arts", je reviens un instant sur le mot "premiers".
L’expression "arts premiers" a été imaginée par Jacques Kerchache, un marchand d’objets traditionnels et artisanaux africains qui suscita chez Jacques Chirac l’idée de créer un département de ce type d’art au Louvre, puis de lui dédier carrément un nouveau musée. On sait combien, pour désigner les sociétés exotiques, le mot "primitives" fut combattu. Il pêchait, disait-on, par ethnocentrisme et accréditait l’idée d’une évolution dont la société occidentale s’affirmait l’aboutissement. En parlant d’"arts premiers", on pensait euphémiser cette hiérarchie, mais on ne faisait que remplacer le mot "primitifs", considéré comme très péjorativement connoté, par un quasi synonyme. Il y a pourtant quelque chose de juste lorsqu’on parle de sociétés primitives, du moins à l’égard de certaines des sociétés exotiques. C’est qu’il arrive – Claude Lévi-Strauss en fit plusieurs fois la remarque (1) – que ces sociétés se veuillent sans histoire, inchangées, et qu’à ce titre elles se considèrent comme dans leur état premier. En fait, il importe de ne jamais perdre de vue que bien des sociétés lointaines – dans le temps comme dans l’espace – sont à bien des égards plus différentes entre elles qu’elles ne peuvent l’être de la société occidentale contemporaine. Mais on est déjà là dans des considérations appartenant à l’anthropologie, alors que le combat contre l’usage du mot "primitifs" appartient à la doxa droits-de-l’hommiste qui, en érigeant l’égalitarisme en religion, travestit autant les faits que ne pouvait le faire le colonialisme le plus arrogant.
J’en viens au mot "arts".
Le Musée du quai Branly a toutes les caractéristiques de l’idée la plus commune que l’on se fait aujourd’hui du musée. Sa conception obéit à l’impératif premier des nouveaux musées : accueillir du monde (2). Sa réussite se mesure d’ailleurs par sa fréquentation : 952.000 visiteurs en 2006, 1.452.000 en 2007, 1.397.873 en 2008,… Le 26 mai 2010, le six-millionième visiteur – une femme de 27 ans – a été fêtée et a entre autres reçu pour l’occasion la totalité des livres édités par l'établissement depuis son ouverture. « Je me demande où je vais mettre tout ça » a-t-elle notamment déclaré. (3)
On est donc loin d’un musée où les chercheurs et les spécialistes pouvaient consulter les objets et les témoignages propres à éclairer leurs travaux, comme l’étaient le Musée d’ethnographie du Trocadéro et le Musée de l’homme (4) (du moins jusqu’en 2006, avant que l’essentiel de ses collections ne soit transféré au Musée du quai Branly). Tant mieux, dira-t-on, voilà qui ouvre ces richesses à tout un chacun.
Oui, mais que retiennent donc de leur passage tous ces visiteurs et tous ces écoliers qui suivent ces parcours le long desquels ont été disposés, dans des écrins de lumière, une multitude d’objets dont la présentation honore la beauté ? Essentiellement, que l’art est universel et qu’il produit partout de la beauté. Or, est-ce donc là la conclusion à en tirer ?
Le rapport que la société occidentale contemporaine entretient avec l’art lui est tout à fait spécifique. Il découle en bonne partie d’une conception dite de l’art pour l’art, née au XIXe siècle. Non seulement, l’art y est regardé comme l’expression la plus haute, la plus noble et la plus estimable du génie humain, mais il joue un rôle social très particulier. Il bénéficie en effet d’une aura de gratuité qui confère aux connaisseurs et aux détenteurs une allure éduquée et bienséante légitimant leur position sociale, alors même que les œuvres s’échangent à des prix dont le caractère exorbitant ne serait le signe que de leur valeur intrinsèque et non le résultat d’opérations vénales. C’est ce rapport-là à l’art, déjà déposé dans l’habitus commun (5), que le Musée du quai Branly renforce inévitablement, au point de donner à penser que l’art est et fut vécu de la même façon par toutes les sociétés qu’il prétend mieux faire connaître. Quelle erreur ! (6)
S’il fallait retenir une idée principale propre à guider l’agencement d’un musée comme celui du quai Branly, j’opterais personnellement pour la mise en évidence du caractère non conscient des fonctions dont l’extrême variété des manifestations culturelles témoigne. Ce que nous apprennent d’abord ces multiples sociétés – notamment au travers des objets qui en ont été ramenés et surtout au travers de ce que nous en savons (7) –, c’est l’opacité des pratiques sociales, une opacité dont notre société ne peut alors se croire indemne. Telles quelles, les collections permanentes du Musée Branly me semblent bien au contraire renforcer l’illusion de la transparence.
(1) Cf. par exemple Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, (1ère éd. : 1952) Denoël, 1987. Lévi-Strauss y évoque également le mot "primitif" dans un autre sens, plus objectif : « On en viendrait […] à distinguer entre deux sortes d’histoires : une histoire progressive, acquisitive, qui accumule les trouvailles et les inventions pour construire de grandes civilisations, et une autre histoire, peut-être également active et mettant en œuvre autant de talents, mais où manquerait le don synthétique qui est le privilège de la première. Chaque innovation, au lieu de venir s’ajouter à des innovations antérieures et orientées dans le même sens, s’y dissoudrait dans une sorte de flux ondulant qui ne parviendrait jamais à s’écarter durablement de la direction primitive. » (p. 33)
(2) Le caractère mercantile des musées vient d’être dénoncé dans un livre blanc que l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France a rendu public le 4 février 2011. Cf. l’adresse Internet suivante : http://www.localtis.info/cs/BlobServer?blobcol=urldata&blobtable=MungoBlobs&blobkey=id&blobwhere=1250166709588&blobheader=application%2Fpdf&blobnocache=true.
(3) Voir l’article consacré à l’événement par Le Point et consultable sur le site Internet de l’hebdomadaire à l’adresse suivante : http://www.lepoint.fr/culture/le-musee-du-quai-branly-fete-son-6-millionieme-visiteur-marie-27-ans-26-05-2010-459377_3.php.
(4) Il est à noter que l’idée que le Musée de l’homme recelait des œuvres artistiques n’est pas récente. Sur le fronton du Musée figure la devise suivante : « Dans ces murs voués aux merveilles J'accueille et garde les ouvrages De la main prodigieuse de l'artiste Égale et rivale de sa pensée. L'une n'est rien sans l'autre. »
(5) Dans le très beau livre que Paul Veyne vient de publier, Mon musée imaginaire ou les chefs d’œuvre de la peinture italienne (Albin Michel), celui-ci marque bien comment il faut s’abandonner à cet habitus pour jouir au mieux des beautés de la peinture ancienne et savoir en même temps s’en déprendre pour ne pas trop s’illusionner. Il écrit dans le prologue : « […] les tableaux nous intéresserons ici pour eux-mêmes. Nous ne les traiterons pas comme des monuments de l’histoire des idées, croyances et mentalités. C’est pourtant ce que les tableaux ont été aussi : ils ont souvent servi de simples illustrations destinées à soutenir la méditation pieuse ou la réflexion sage. Ils affichaient coûteusement des vérités saintes ou édifiantes sur les murs de leur possesseur, qui en était ou n’en était pas pénétré, mais ne s’en réclamait pas moins. » (p. 8)
(6) Il est vrai que, parallèlement à la visite des collections permanentes, le Musée offre la possibilité de fréquenter les conférences de son Université populaire, dirigée par Catherine Clément, et où – à n’en croire que le nom des invités et les titres des exposés – le ton est différent. Reste à s’interroger : populaire, cette université l’est-elle vraiment ?
(7) Il est émouvant par exemple de se trouver devant des collier et bracelet qui firent l’objet des échanges Kula chez les Trobriandais, alors que l’on sait l’importance que les descriptions de Malinowski ont eue dans la prise de conscience de l’inconscience des fonctions de ces transactions.
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