lundi 11 janvier 2021

Note d’opinion : l’extrapolation abusive.

À propos de l’extrapolation abusive

Aussi longtemps que l’on se borne à faire du racisme un sentiment moralement condamnable, on s’évite d’en chercher les traces en soi-même, ce qui écarte beaucoup du chemin - pourtant très éloigné de l’introspection - grâce auquel il serait peut-être possible d’en mieux cerner l’origine et, du même coup, d’en mieux combattre les effets délétères.

Nous savons que les hommes ont toujours éprouvé crainte et hostilité vis-à-vis de la différence et du changement. Les étrangers, les autres, ont depuis toujours été très souvent regardés comme inférieurs et les événements qui ont donné à voir des emprunts, des collaborations et des reconnaissances ont toujours eu un caractère exceptionnel, pas seulement par les bienfaits éventuels qu’ils apportaient, mais aussi par leur rareté et les obstacles qu’ils avaient dû surmonter.

La méfiance vis-à-vis de l’altérité explique le besoin d’identité. De telle sorte que altérité et identité forment un doublet dont on finit par méconnaître le rapport. Ce n’est pas que la préférence à l’égard du même ou la répulsion à l’égard du différent soient en elles-mêmes condamnables : elles sont somme toute assez naturelles (1). D’ailleurs, qui fait mine de ne pas voir les différences ou qui feint d’ignorer les similarités provoque généralement un sursaut qui génère les exagérations dont certaines des manifestations constituent ce qu’on a coutume d’appeler le racisme. Car le racisme - attitude d’hostilité, de rejet et de mépris vis-à-vis des dissemblables - et le nationalisme - courant de pensée alimenté par une vision hégémonique de sa propre patrie - pèchent tous deux par exagération.

Ce qui conduit à considérer que, dès lors qu’il s’agit de tenter d’objectiver le racisme ou le nationalisme, il conviendrait d’user de mots nouveaux, de telle sorte que ces espèces de synecdoques que sont la race et la nation laissent la place à une appellation plus générique. Il s’agirait d’englober toute exagération d’une différence ou toute exagération d’une ressemblance, autrement dit toute amplification abusive de l’altérité ou de l’identité. Le mot reste à trouver. Peut-être pourrait-on provisoirement l’appeler une extrapolation abusive.

De nos jours, plus que jamais, le thème de l’identité offre à certains la possibilité d’amplifier ce qui rassemble pour mieux discréditer - ne serait-ce qu’implicitement - ce qui diffère. (2) Ce n’est pas qu’il soit blâmable d’exprimer son attachement à des traditions, bien au contraire. Mais le point où se situe la faute - faute objective, j’entends - c’est celui où cette tradition se voit garnie de vertus inventées, et le plus souvent inventées pour déplorer - ne serait-ce qu’implicitement - les pauvretés et les manques inventés de l’exogène.

C’est évidemment plus facile de définir ce point-là théoriquement que de l’apercevoir dans la vie réelle. La question est très complexe et malaisément discernable. Dans l’avant-propos que Claude Lévi-Strauss plaça en tête du compte-rendu du séminaire consacré à l’identité qu’il dirigea en 1974-1975, on lit ceci :
« […] le thème de l’identité se situe non pas seulement à un carrefour, mais à plusieurs. Il intéresse pratiquement toutes les disciplines, et il intéresse aussi toutes les sociétés qu’étudient les ethnologues ; il intéresse enfin l’anthropologie de façon très spéciale, puisque c’est en imputant à celle-ci une obsession de l’identique que d’aucuns font son procès. En revanche, nous ne l’avons pas choisi parce que, depuis quelque temps, une mode prétentieuse l’exploite. À en croire certains, la crise d’identité serait le nouveau mal du siècle. Quand des habitudes séculaires s’effondrent, quand des genres de vie disparaissent, quand de vieilles solidarités s’effritent, il est, certes, fréquent qu’une crise d’identité se produise. Malheureusement, les personnages qu’inventent les media pour convaincre du phénomène et souligner son aspect dramatique ont plutôt, de façon congénitale, la cervelle vide ; leur identité souffrante apparaît comme un alibi commode pour nous masquer, et masquer à leurs créateurs, une nullité pure et simple. La vérité est que, réduite à ses aspects subjectifs, une crise d’identité n’offre pas d’intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu’elle reflète. On l’évite en évoquant des fantômes sortis tout droit d’une psychologie à bon marché.
Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes - en mal d’identité pour ce qui les concerne - qui voient dans l’anthropologie une entreprise frénétique pour plaquer à tout prix une identité mensongère sur des expériences vécues, irréductibles à tout effort de description et d’analyse. Une mode qui ne vaut pas mieux que l’autre reproche aux anthropologues de fondre des cultures, qui sont radicalement différentes, dans le moule de nos catégories et de nos classifications, de sacrifier leur originalité distinctive et leur caractère ineffable en les assujettissant à des formes mentales propres à une époque et à une civilisation.
Si l’on veut dire par là qu’une traduction n’est jamais parfaite et qu’un résidu de sens lui échappe inévitablement, on a raison sans doute, mais on se borne à énoncer un lieu commun, et des plus plats. En revanche, ceux qui prétendent que l’expérience de l’autre - individuel ou collectif - est par essence incommunicable, et qu’il est à jamais impossible, coupable même, de vouloir élaborer un langage dans lequel les expériences humaines les plus éloignées dans le temps et dans l’espace deviendraient, au moins pour partie, mutuellement intelligibles, ceux-là ne font rien d’autre que se réfugier dans un nouvel obscurantisme.
 » (3)
On doit bien entendu lire ces lignes en tenant compte du contexte dans lequel elles ont été rédigées, à savoir notamment les efforts qu’avait consenti Lévi-Strauss pendant près de dix ans à une analyse structurale comparative des mythes américains.

On constate ainsi que l’extrapolation abusive peut tout aussi bien concerner le désir d’exalter sa propre culture que le désir d’éreinter une ou plusieurs cultures autres que la sienne. Il est même sans doute fréquent que le désir d’éreinter ne soit qu’une variante du désir d’exalter. Et cette tendance à généraliser ou exagérer les différences entre aisément dans un processus d’explication ambitionnant une portée générale.

Dans le film qu’il a monté au départ des entretiens menés en 1972 par Jean-José Marchand avec Claude Lévi-Strauss (4), Pierre Beuchot a placé en tête des propos tenus par ce dernier l’explication relative aux mythes que voici :
« Pourquoi est-ce que, depuis des millénaires, et vraisemblablement depuis des centaines de millénaires et peut-être même davantage - puisque les paléontologistes nous apprennent que le passé de l’espèce est beaucoup plus lointain que nous ne le pensions précédemment -, pourquoi est-ce que les hommes ont consacré une telle part de leur temps à inventer et à se répéter, et à écouter avec délectation, des histoires qui n’ont ni queue ni tête ?
Vraisemblablement parce qu’elles leur fournissaient une certain nombre - ici j’emploierai à nouveau un terme dont je me suis servi - des schèmes, des principes régulateurs. Et en essayant justement de démonter les mythes comme on pourrait démonter des mécanismes d’horlogerie, de comprendre comment ils sont faits, on voit qu’il y a une ressemblance et une différence entre la pensée mythique et la pensée scientifique.
La ressemblance, c’est que, comme la science, les mythes cherchent à expliquer.
La différence, c’est qu’au lieu de chercher à expliquer - si je puis dire - au coup par coup, comme fait la science qui recourt à certain type d’explications dans l’ordre physique, certain type d’explications dans l’ordre biologique, d’un autre encore dans l’ordre psychologique, et ainsi de suite,
[…] le mythe est un type d’explications qui cherche à expliquer tout à la fois, qui cherche à dégager un schème d’articulations qui rende compte de la totalité de l’expérience d’une société, depuis ses rapports avec le monde - quand je veux dire le monde, c’est le ciel étoilé au-dessus de nous, et puis les plantes qui y poussent, les animaux qui y vivent, le climat qui y règne et ainsi de suite, et puis l’ordre social lui-même, tel que cette société le conçoit, tel qu’elle le vit et tel qu’elle l’a créé. »

Il serait en conséquence tentant de considérer l’extrapolation abusive comme un errement qui touche les explications à visée totale et épargne le propos qui se veut scientifiquement fondé. Mais ce serait ignorer le fait que les progrès scientifiques ont en quelque sorte inculqué aux gens une forme de discours qui emprunte à la science ses raisonnements ou, à tout le moins, qui use de parodies des raisonnements scientifiques, de sorte que soit capté l’effet de vérité que la science est censée conférer à un exposé.

Un exemple très intéressant de cet effet a été donné par Pierre Bourdieu dans un article publié en 1980 (5). Il y est question de la théorie des climats et de Montesquieu et de ce moment « où la science sociale à l’état naissant hésite entre le mythe et la science » (6) Pour Bourdieu, la théorie des climats « est en effet un remarquable paradigme de la mythologie “scientifique”, discours fondé dans la croyance (ou le préjugé) qui louche vers la science et qui se caractérise donc par la coexistence de deux principes entremêlés de cohérence : une cohérence proclamée, d’allure scientifique, qui s’affirme par la multiplication des signes extérieurs de la scientificité, et une cohérence cachée, mythique dans son principe. ».

Confirmant ainsi en quelque sorte le rapprochement et la distinction que Lévi-Strauss établissait entre mythe et science, Bourdieu précise :
« Ce discours à double jeu et à double entente doit et son existence et son efficacité sociale au fait que, à l’âge de la science, la pulsion inconsciente qui porte à donner à un problème socialement important une réponse unitaire et totale, à la façon du mythe ou de la religion, ne peut se satisfaire qu’en empruntant les modes de pensée ou d’expression qui sont ceux de la science. » (7)

Dans son article, Pierre Bourdieu fournit quelques exemples de ce mélange de science et de préjugé qui préside, chez Montesquieu, à l’élaboration d’une théorie censée a priori livrer une vision déterministe des mœurs, vision qui, en elle-même, s’inscrit dans le combat contre le substantialisme et représente en quelque sorte les prémices d’une science sociale encore à venir.

Plutôt que de m’en remettre à ces quelques exemples, il me semble préférable de reproduire la totalité du chapitre II du livre XIV De l’esprit des lois. Chacun pourra ainsi apercevoir les emprunts faits aux sciences de l’époque - et même aux raisonnements scientifiques de l’époque - et mesurer ainsi en quoi ces emprunts servent de tremplin à des extrapolations abusives, inspirées par les oppositions mythiques entre féminin et masculin, entre liberté et servitude, entre calme et transport, entre apollonien et dionysien, etc.

« L’air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps : cela augmente leur ressort, et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres ; il augmente donc encore par là leur force. L’air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres, et les allonge : il diminue donc leur force et leur ressort.
On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique, et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé, il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu’on l’y trouvera très peu disposé : sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme ; il craindra tout, parce qu’il sentira qu’il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin, nous sentirons bien que les peuples du nord, transportés dans les pays du midi, n’y ont pas fait d’aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage.
La force des fibres des peuples du nord fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des aliments. Il en résulte deux choses : l’une, que les parties du chyle ou de la lymphe sont plus propres, par leur grande surface, à être appliquées sur les fibres et à les nourrir ; l’autre, qu’elles sont moins propres, par leur grossièreté, à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps et peu de vivacité.
Les nerfs, qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau, font chacun un faisceau de nerfs. Ordinairement, ce n’est pas tout le nerf qui est remué ; c’en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds, où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis, et exposés à la plus petite action des objets les plus faibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré et les mamelons comprimés ; les petites houppes sont en quelque façon paralytiques ; la sensation ne passe guère au cerveau que lorsqu’elle est extrêmement forte, et qu’elle est de tout le nerf ensemble. Mais c’est d’un nombre infini de petites sensations que dépendent l’imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité.
J’ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton dans l’endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J’ai vu avec un microscope sur ces mamelons de petits poils ou une espèce de duvet ; entre les mamelons étaient des pyramides qui formaient par le bout comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.
J’ai fait geler la moitié de cette langue, et j’ai trouvé à la simple vue les mamelons considérablement diminués : quelques rangs m^me de mamelons s’étaient enfoncés dans leur gaine. J’en ai examiné le tissu avec le microscope, je n’ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s’est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever ; et, au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître.
Cette observation confirme ce que j’ai dit, que dans les pays froids, les houppes nerveuses sont moins épanouies : elles s’enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l’action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.
Dans les pays froids on aurai peu de sensibilité pour les plaisirs, elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J’ai vu les opéras d’Angleterre et d’Italie : ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs ; mais la même musique produit des effets si différents sur les deux nations, l’une est si calme, et l’autre si transportée, que cela paraît inconcevable.
Il en sera de même de la douleur : elle est excitée en nous par le déchirement de quelque fibre de notre corps. L’auteur de la nature a établi que cette douleur serait plus forte à mesure que le dérangement sera plus grand : or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds : l’âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.
Avec cette délicatesse d’organes que l’on a dans les pays chauds, l’âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’usage des deux sexes : tout conduit à cet objet.
Dans les climats du nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se rendre bien sensible ; dans les climats tempérés, l’amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d’abord semblent être lui-même, et ne sont pas encore lui ; dans les climats plus chauds, on aime l’amour pour lui-même, il est la cause unique du bonheur, il est la vie.
Dans les pays du midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices même, et dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes.
La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y fera le bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l’action de l’âme, et la servitude moins insupportable quels force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même.
 » (8)

La citation est longue, j’en suis conscient. (9) C’est qu’il m’a semblé préférable de laisser à chacun la possibilité de repérer comment Montesquieu sollicite des savoirs de son époque ou encore ses propres observations, conduites avec les instruments de la science, en vue de justifier des jugements qui rencontrent des préjugés “mythiques”.

Il n’est pas question ici de mettre en cause l’intelligence et le talent de Montesquieu, bien sûr. Rappelons-nous que c’est le même qui formula cette théorie des climats et qui rédigea par ailleurs ce modèle de relativisme culturel que sont Les lettres persanes. L’idée de mettre en rapport le comportement des hommes avec un déterminant naturel tel le climat (10) représente d’ailleurs une contribution au projet plus général d’expliquer le comportement humain au départ du contexte qui le forge et qui sera ultérieurement un des principaux objectifs de la sociologie.

Ce qui me paraît mériter toute notre attention dans sa théorie des climats, c’est cette inclination peu consciente à pratiquer l’extrapolation abusive, c’est-à-dire à satisfaire des préjugés - qui agissent comme des préférences - en tirant de faits peu douteux des généralisations, des transpositions et des déplacements que ces mêmes faits n’avalisent pas. Nous sommes évidemment - tous autant que nous sommes - capables de ce genre d’extrapolations. Elles sont même inévitables. Qui n’a pas évoqué tel peuple, telle nationalité, tel groupe, tel événement, telle région, tel ensemble quelconque en englobant dans un propos général des éléments particuliers dont la distribution étend à ce point leurs caractéristiques distinctives que ce qui en est dit perd une grande partie de sa pertinence ? (11) Il n’est même pas indispensable de psychologiser la pulsion qui porte à ce type d’exagération pour en constater l’universalité. (12)

C’est là que commence ce qu’on appelle très improprement le racisme - celui-ci n’étant à proprement parlé que la déconsidération de gens en raison de leur appartenance à une certaine race - là où le phénomène évoqué consiste à déprécier ou surestimer des gens en fonction de leur appartenance à quelque catégorie que ce soit, réelle ou imaginaire. Or, dès lors que l’on admet que le racisme n’est qu’une forme exacerbée d’une extrapolation abusive, on est en droit de se poser la question suivante : la difficulté que l’on rencontre à vaincre le racisme ne tient-elle pas au fait que la frontière entre l’extrapolation abusive ordinaire et celle qui mérite d’être qualifiée de racisme (parce qu’elle entraîne des effets délétères) est à ce point indécise que le reproche adressé à la seconde n’en innocente pas la première ?

Prenons un exemple qui me paraît flagrant : le cas de certains supporters de football. Je commence par m’empresser de dire que les supporters sont très loin d’être homogènes et qu’il en est de toutes sortes. Néanmoins, parmi eux, on en trouve dont le discours le plus public et le plus véhément consiste à dénigrer l’adversaire de la façon la plus outrancière qui soit, la fidélité à l’équipe préférée se mesurant souvent à la mauvaise foi avec laquelle les faveurs et les préventions s’expriment. Même en écartant tout propos raciste éventuel, il ne paraît pas douteux que ce type de discours use continûment de l’extrapolation abusive et, qu’à ce titre, il est très éloigné d’une analyse objective des différences que manifestent éventuellement les équipes en présence. Le mythe du supporter fidèle induit inévitablement ce genre de comportement, et cela d’autant plus facilement que, dans un match de football, le jugement de fait - le jugement adéquat aux faits - dont on attend l’expression est uniquement celui que l’arbitre est censé proférer à propos du respect des règles du jeu.

Il nous faut l’admettre : l’extrapolation abusive fait quasi partie du langage, en ce que nous ne pourrions que mentir si nous affirmions nous en garder en permanence.

Je commençais la présente note en évoquant l’insuffisance de la condamnation morale du racisme. Il me semble en effet que l’appel à davantage de tolérance et de respect de l’autre (que je ne réprouve évidemment pas) ne peut avoir que peu d’effets sur les extrapolations abusives délétères dans la mesure où elles ne sont qu’une forme démesurée d’extrapolations abusives, par ailleurs très communes. Après tout, ceux qui, par compensation, prêtent aux émigrés des vertus et des qualités exorbitantes de ce qu’ils sont vraiment commettent le même abus.

S’il est une voie qui se justifie - j’hésite à dire moralement, car la justesse n’équivaut pas à la justice -, c’est celle qui cherche à traquer l’erreur et le mensonge, d’abord et avant tout dans notre propre comportement et nos propres propos. Non pas par désir de rédemption, bien sûr, mais parce que le ravage commence en nous-mêmes et la réparation aussi. L’extrapolation abusive est d’abord et avant tout une habitude - l’habitude d’exagérer, dit-on souvent - et une habitude ne se combat efficacement que par sa substitution par une autre. Coller au plus près de ce qu’il se justifie de considérer comme vrai, tel est sans doute le premier pas à faire. Ce qui caractérise le plus le trumpisme et le suprémacisme blanc dont il est complice, c’est l’erreur et le mensonge, assumés jusqu’à la fierté. (13) Ce qui devrait leur être reproché en premier lieu, ce n’est pas la faute morale appelée “racisme” dont ils sont coupables ; c’est d’abord et avant tout leur déni de vérité (si même l’expression a quelque chose de pléonastique).

Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai pas trouvé la solution ? Je crois bon de tenter d’identifier ce qui rend à ce point inefficace la lutte contre le racisme et ce qui fait ses succès sans cesse plus grands. Quoi que valent mes hypothèses, je reste très loin du remède.

(1) C’était une des propositions inscrites dans le discours que Claude Lévi-Strauss prononça le 22 mars 1971 à la tribune de l’UNESCO et qui fut inséré, sous le titre “Race et culture”, dans Le regard éloigné (Plon, 1983, pp. 21-48). Dans la préface de ce livre, Lévi-Strauss évoque le scandale que son discours provoqua parmi le personnel de l’UNESCO, scandale qu’il explique notamment par l’exposé de l’idée suivante : « Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. » (p. 15)
(2) Parmi les ouvrages du genre, voici deux exemples à fort tirage, un qui se veut subtil, mais qui l’est moins qu’il ne le prétend, L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut (Gallimard, 2015), et l’autre qui renonce à toute subtilité, Destin français d’Éric Zemmour (Albin Michel, 1018).
(3) L’identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss professeur au Collège de France 1974-1975 [1977], PUF, Quadrige, 1983, pp. 9-10. Les contributions y furent de Jean-Marie Benoist, Michel Serres, Françoise Héritier, André Green, Jean Petitot, Christopher Crocker, Antoine Danchin, Julia Kristeva, Françoise Zonabend, Paul Henri Stahl et Michel Izard.
(4) Claude Lévi-Strauss, film de Pierre Beuchot (à partir des entretiens menés en 1972 par Jean-José Marchand), Éd. Montparnasse, 2004. Ce film est accessible sur Internet en suivant ce lien : http://youtube.com/watch?v=IQBMFdq2pQg .
(5) Pierre Bourdieu, “Le nord et le midi : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, novembre 1980, pp. 21-25.
(6) Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 21.
(7) Ibid..
(8) Montesquieu, “De l’esprit des lois” in Œuvres complètes, tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 314-316.
(9) J’éprouve une grande méfiance vis-à-vis des citations brèves, celles qui le plus souvent se bornent à une phrase. Elles sortent généralement le propos de son contexte d’une façon telle qu’elles s’exposent à l’intrapolation abusive ; je veux dire : le fait d’enfermer la phrase dans ses mots et, ce faisant, de lui faire dire autre chose que ce que son auteur avait en tête.
(10) L’idée n’est pas totalement neuve. On la trouve déjà chez Aristote et chez Ibn Khaldoun, et Boileau, Fenelon et La Bruyère l’évoquent.
(11) Je ne résiste pas à l’envie de renvoyer - en guise d’exemple - à l’émission du 9 janvier 2021 de Répliques sur France Culture intitulée “Regards croisés sur l’Amérique et sur la France” où Pascal Bruckner et James McAuley étaient les invités d’Alain Finkielkraut.
(12) Évoquant le sérail d’Ispahan dont Montesquieu parle dans les Lettres persanes, Jean Starobinski écrit : « Les images ‘voluptueuses’ sont décrites avec trop de complaisance pour ne pas correspondre aux convoitises imaginaires de Montesquieu. » (Montesquieu par lui-même, Seuil, 1953, pp. 67-68) Ce genre d’interprétation n’ajoute rien au préjugé dont le sérail est l’objet dans De l’esprit des lois.
(13) Cf. à ce sujet ma note du 10 novembre 2020.

8 commentaires:

  1. Cher ami,

    À qui sait attendre le temps ouvre ses portes...

    N'y voyez aucune malice de ma part. Simplement, si, face à un sceptique ou un relativiste, j'avais voulu batailler en faveur d'une objectivité morale - et si seulement j'en avais eu les moyens et l'inspiration à votre instar - il me semble que je n'eusse pas pu rêver mieux que d'avoir personnellement produit cette brillante note qui s'emploie fort adroitement à faire tomber sous le coup d'une faute "objective" (c'est vous qui l'écrivez) les jugements et opinions "racistes".

    Voilà, comme qui dirait, un petit pas pour l'homme et, - pour filer la métaphore jusqu'au bout - un grand pour l'"humanité" puisque, ce faisant, vous faites par la présente note bien davantage qu'une simple concession envers ceux qui prétendent depuis un certain temps qu'il est possible de caractériser certaines valeurs (celles racistes en l'occurence) comme des valeurs objectivement fautives, et, de fait, moins humaines que d'autres.

    Bien entendu, et comme du reste il est suggéré dans votre propos, ce n'est pas parce la raison s'oppose en tout point à quelque chose que les causes et les forces qui en favorisent l'émergence et l'expression cessent pour autant de s'accomplir. Nous savons même que c'est le contraire qui a lieu la plupart du temps en chacun d'entre nous (en tant que sempiternels sujets à "l'extrapolation abusive"). Soit dit en passant, il n'est rien de contradictoire dans le fait qu'une attitude soit à la fois inexcusable et compréhensible, c'est-à-dire qu'elle puisse manquer cruellement d'humanité et cependant qu'on réussisse à en expliquer et à en comprendre pleinement la triste factualité. Tout comme rien n'interdit, du reste, - cela n'étant même pas rare de surcroît - que les deux choses se produisent au sein du même individu, comme quoi le désir de juger et le devoir de comprendre peuvent coexister indépendamment et à égalité l'un de l'autre sans que l'être humain n'y trouve rien à redire.

    Toujours est-il qu'à la question : "D'où viendra le signe pour les perplexes (en matière de liens entre connaissance et éthique) ?", j'incline désormais à penser que le signe en question pourrait bien venir de la lecture de cette note-là. Je dois évidemment m'en réjouir et prends volontiers ce signe pour un indice - et peut-être même une preuve - d'une certaine proximité retrouvée entre nous quant à la question débattue depuis l'origine (Y a-t-il une connaissance morale?)

    Cela étant, bien des choses restent encore - plus que jamais - à discuter de toute évidence, mais certainement plus - à mon humble avis - l'affirmation (abusive) selon laquelle les choix moraux que nous pouvons effectuer sont toujours sans rapport avec l'objectivité et la connaissance. Cette note, je m'en félicite, pourrait donc bien venir clore un premier chapitre de notre attachante querelle.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mon propos témoigne-t-il - fût-ce de façon peu consciente - de mon adhésion à cette doctrine qui affirme l’existence d’une connaissance morale objective ? Révèle-t-il objectivement une argumentation conforme à ladite doctrine ?

      Vous le pensez - ce qui est bien votre droit. J’en doute fort, ce qui réclame que je m’en explique.

      L’adhésion ainsi proclamée exigerait selon moi deux conditions précises.

      La première, c’est que l’analyse à laquelle je me livre exprime principalement une préoccupation morale. Est-ce le cas ? La question est très intéressante et pourrait donner lieu à de longs développements (1), mais je me garderai d’en encombrer le présent commentaire, afin de le concentrer sur l’explication que je vous dois. Admettons donc, au moins provisoirement, que mon propos n’était pas exempt d’une certaine exhortation morale.

      La deuxième condition, c’est que la morale ainsi convoquée soit conforme à la doctrine invoquée, c’est-à-dire qu’elle soit objective, universelle et intemporelle. Et là, je vois mal ce qui vous conduit à le penser. Non seulement, le racisme est une faute morale très datée (il est vu de nos jours comme une faute morale en bonne partie parce que les mélanges culturels sont à ce point omniprésents qu’ils déterminent de grandes tensions ; les mêmes réactions dans un contexte différent seraient à ce point banalisées qu’elles ne seraient sans doute pas érigées en faute morale), mais l’extrapolation abusive - si tant est qu’elle puisse être assimilée à une faute morale, ce que je ne crois pas - est elle-même liée à un contexte contemporain qui incite sans cesse à la généralisation.

      Selon moi, les deux conditions n’étant pas remplies, l’adhésion que vous attendiez tant ne s’est toujours pas manifestée.

      Celui qui affirme mépriser les noirs se révèle raciste en ce qu’il commet une faute morale (du moins dans nos sociétés contemporaines), mais ne commet pas d’erreur de fait puisqu’il se borne à un jugement de valeur, alors que celui qui prétend que les noirs sont moins intelligents que les blancs, outre qu’il manifeste très probablement un jugement de valeur raciste, s’abuse par une erreur de fait qui, à elle seule, au-delà de toute considération morale, mérite d’être redressée.

      Est-il moral de redresser une erreur de fait ? Ça se discute.



      (1) Notamment à propos de cette passionnante interrogation : rechercher la vérité relève-t-il d’une attitude morale ?


      Supprimer
  2. Si tel est le cas, alors je pense, cher Jean, que vous avez tort, mais seulement à la manière des ces grands hommes qui, s'ils demeurent effectivement dans l'erreur, peuvent être très près, en même temps, d'avoir raison...

    Á lire votre commentaire, je constate que, sur les deux conditions que vous mentionnez, la première est déjà franchement problématique car vous parvenez, entre le début du commentaire et sa fin, à vous contredire, ou à tout le moins, à vous dédire (« Admettons donc que mon propos n'était pas exempt d'une certaine exhortation morale » , ce qui est l'exact contraire de la (première) condition à laquelle était suspendue votre "adhésion"). Bref, passons.

    Quant à la deuxième condition supposée faire obstruction à un rapprochement un peu naïf de ma part, elle repose, si je vous comprends bien, sur une (prétendue) conception trop définitive ou actuelle que je me ferais du "racisme", et qui, ce faisant, me pousserait à en ignorer les formes historiques possiblement vertueuses (!) : « Les mêmes réactions, écrivez-vous, dans un contexte différent seraient à ce point banalisées qu’elles ne seraient sans doute pas érigées en faute morale » (!) C'est évidemment le genre de remarques sur lesquelles il vaut mieux éviter de s'appesantir...

    Que la" condamnation morale" du racisme ne soit pas des plus appropriée (et se révèle même très probablement contreproductive la plupart du temps, pour ne pas dire particulièrement néfaste) pour ce qui est de lutter efficacement contre le phénomène en question ne suffit sûrement pas à transformer les attitudes et les actes racistes eux-mêmes en quelque chose de réellement moral ou même simplement amoral, comme l'obédience relativiste à laquelle vous avez obstinément décidé d'adhérer le prétend. Car, il serait tout de même des plus étrange qu'une culture - aussi éloignée et respectable puisse-t-elle être par ailleurs - parvienne à justifier de tels faits au nom de et par (le bon usage de) la raison, je veux dire de telle sorte qu'ils en perdissent tout le caractère objectivement indésirable et condamnable que vous avez clairement pointé et commencé à mettre en évidence dans cette judicieuse note à l'égard de laquelle, vous l'aurez compris, j'ai eu bien des motifs de satisfaction à sa lecture. Il faudrait pour cela (i.e. pour que le contexte culturel réussisse, non pas seulement à en banaliser les réactions morales, mais à en annuler ou à en inverser véritablement la valeur) que l'erreur objective commise (que vous avez fort justement relevée à propos du racisme) ne soit pas identifiée et reconnue en tant qu'erreur ; car dès lors que l'erreur est dûment relevée et reconnue comme telle cela devient aussitôt une faute morale objective que de vouloir en maintenir à tout prix la croyance fausse, celle-ci ne pouvant plus être maintenue autrement que dans le mensonge, l'aveuglement ou le déni, c'est-à-dire dans l'unité indissociable d'une ignorance volontaire caractérisée à la fois comme moralement et objectivement irrégulière. Si l'ignorance involontaire n'est peut-être pas moralement condamnable, en revanche - et pour autant que les mots ont un sens -, il me parait inconcevable que l'ignorance volontaire, quant à elle, ne le soit pas. Ou alors le terme "moral" est un non-sens, ce qui me semble difficilement soutenable, étant donné l'usage irrépressible et indispensable que nous persistons tous à en faire.

    RépondreSupprimer
  3. Bref, comme le confirme une relecture attentive de votre note, je ne vois absolument rien - bien au contraire - qui n'abonde dans le sens de la doctrine à laquelle vous avez adhéré depuis belle lurette et qui se fixe comme but de délier et désimpliquer entièrement les concepts de moralité et d'objectivité, là où, au contraire, tout concourt à lire des liens indissolubles qui semblent bien les unir en profondeur, comme d'ailleurs tend à l'attester votre note (à votre insu visiblement, et ne vous en déplaise) à travers le recours et l'usage éclairés - et éclairants - que vous faites du concept d'"extrapolation abusive."

    Ainsi, vous aurez compris que - en dépit de ce que vous en dites - cette note sur l'"extrapolation abusive" va bien au delà de ce que vous lui faites dire personnellement par ailleurs, et que vous devez, sans doute, à un esprit de fermeté et d'obéissance hors du commun, une fidélité granitique à toute épreuve vis à vis d'une doctrine sur laquelle vous préférez manifestement camper coûte que coûte et dont vous avez fait la préférence de ne surtout pas chercher à vous déprendre... Soit.

    Aussi, vous me voyez contraint de revenir, en ce qui vous concerne, à la fameuse distinction entre l'homme et l'œuvre où il n'est pas rare, dans les faits, que ce que dit l'un surpasse étonnement ce qu'en dit l'autre (dans les deux sens d'ailleurs). Le propre d'une grande œuvre n'est-elle pas précisément de n'être assujettie à aucune réduction, pas même celle qui émane de son auteur ? Bien des entreprises conduites par d'autres que par le propriétaire lui-même ont prospéré contre la volonté de ce dernier sans qu'il en soit, du reste, blâmé et lésé en retour. Combien, en effet, de vies simples, et quelque fois médiocres, au cours de l'insolite histoire de l'humanité, ont été rachetées et grandies au delà de toute espérance pour une modique mais fructueuse amodiation ? C'est une chose d'être le propriétaire, c'en est une autre d'être l'exploitant. Le talent, contrairement au génie, en revient presque toujours à l'exogène auquel est confié le soin d'en faire, avec le temps, l'exploitation la plus florissante à même de ruisseler ensuite, dans le meilleur des cas, sur l'humanité toute entière pour des siècles et des siècles. Comme il arrive souvent que quelqu'un n'aurait rien voulu concéder, mais qui, pour y avoir été tout de même contraint du dehors, s'est vu sauvé à son insu du néant. « Le Christ, lui-même, a fait une concession désespérée au rationalisme humain : "Si vous ne croyez pas en moi, alors croyez tout de même à mes œuvres"», écrit Musil dans son journal.

    Permettez-moi, donc, de continuer à penser que votre texte témoigne ici de qualités très supérieures à celles que vous voulez bien lui reconnaître publiquement ; et en rationaliste désespéré que je suis, permettez également que je fasse davantage confiance à vos œuvres qu'aux commentaires que vous êtes tenté d'en faire et que vous faites...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En ce qui concerne la première condition, j’ai dit : admettons ; admettez-le !

      Quant à la deuxième, vous estimez qu’il vaut mieux ne pas s’appesantir sur ce que j’en dis. Diable ! Et pourquoi, donc ?

      Qualifier de raciste un acte ou une attitude, c’est aujourd’hui l’accuser d’être une faute morale. Ce ne fut pas toujours le cas. Le mot racisme a d’abord été utilisé dans le cadre d’une théorie (Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Didot, 1853), avant que celle-ci soit contestée - particulièrement après l’affaire Dreyfus - pour être finalement considérée par les vainqueurs du deuxième conflit mondial comme une conception immorale des choses.

      Par ailleurs, une erreur ne peut être assimilée à une faute morale que si l’intention est elle-même une faute morale (comme dans le cas du mensonge) ou si elle est conventionnellement considérée comme une atteinte à ce qui est assimilé à des “vérités” morales (qui sont tout, sauf des vérités). Dans l’Antiquité, si maltraiter ses esclaves pouvait être jugé immoral, posséder des esclaves ne l’était jamais.

      Il serait étrange, dites-vous, qu’une culture - aussi lointaine soit-elle - parvienne à justifier les actes et attitudes racistes au point que ceux-ci en perdent leur caractère objectivement indésirable et condamnable. Et bien, aussi étrange que cela vous paraisse, c’est effectivement ce que l’on observe. Vous parlez d’ignorance involontaire et d’ignorance volontaire comme si l’opinion commune était à même de les distinguer. C’est l’opinion commune qui nous dit ce qui est moral et ce qui ne l’est pas et je n’aperçois pas au départ de quoi on pourrait l’estimer infaillible. Quant à considérer que choisir le vrai plutôt que le faux soit moral, voilà une question qui mériterait de longs développements qui ne trouve pas place ici.

      J’entends que vous persistez à me regarder comme un adepte d’une « obédience relativiste » et d’une doctrine sur laquelle je préfèrerais camper coûte que coûte et ne surtout pas chercher à m’en déprendre. Sachez donc que je n’adhère à aucune obédience (cela me désole de devoir le dire) et que je suis sans cesse disposé à me déprendre de quoi que ce soit qui me paraît contestable, y compris de moi-même. Je conteste l’usage très répandu du mot relativistes pour désigner ceux qui proclament cyniquement que tout se vaut. Ceux-là devraient plutôt être qualifiés d’absolutistes, puisqu’ils renoncent à tenir compte des jugements de valeur dont chaque société se dote. Dire que les valeurs sont relatives n’implique pas qu’elles doivent être dédaignées, transgressées ou niées. La construction d’une valeur en fait une chose réelle et sa déconstruction ne devrait pas être comprise comme son annihilation, sauf à être annihilée au nom d’une nouvelle valeur, passible du même traitement.

      Enfin, permettez-moi de sourire devant les mots dont vous usez (« à la manière de ces grands hommes », « le propre d’une grande œuvre », « contrairement au génie », « Le Christ, lui-même,… ») pour me déposséder de ma note. Il n’était pas indispensable de m’en conter pour que j’admette que l’écrit appartient d’abord à celui qui le lit, ne serait-ce que parce que, généralement, l’auteur n’y peut rien. Reste que ce dernier conserve quand même le droit de se défendre. Surtout lorsque ce qu’il a écrit n’est qu’un propos sans conséquence et sans prétention, si ce n’est celle de la sincérité.

      Supprimer
  4. Si vous dites « admettons, admettez-le ! », pourquoi diable alors vous croyez-vous autorisé à écrire en conclusion de votre (premier) commentaire : « les deux conditions n'étant pas remplies... », etc. etc. ?
    Avouez que cela n'est pas très sérieux.
    Vous pourriez dire c'est là un détail ; certes - pris individuellement - il l'est, et du reste, je ne le relèverais pas s'il n'en était pas un de plus où votre "impolitesse de l'esprit" (votre inconséquence) se trahit étourdiment et que je finisse, à force que vous me l’infligiez - qui plus est avec un certain culot -, par en ressentir du tort. Il y a un moment où la hauteur de vos propos « sans conséquence et sans prétention » (c'est vous qui l'écrivez !) deviennent franchement impudents.
    La responsabilité des arguments que l'on avance, tout comme celle du choix des mots pour les exprimer (« la plus difficile qu'il devrait y avoir, hélas, la plus facile qu'il y ait » Kraus) est la première marque de respect que l'on doit à son contradicteur. La sincérité, dont vous vous prévalez, cher ami, ne fait pas tout ; il faut un minimum de conséquence dans ses actes (y compris de langage) lorsqu'on accepte de se jeter dans la bataille des idées, quelque chose, hélas, au devoir duquel votre lecteur - qui est le premier à pâtir du manque de participation et du désengagement dans vos paroles -, se trouve contraint, à ce degré effronté de croissance, de vous réclamer, de grâce, d'y prêter, si possible, un peu plus d’attention.
    Par cette inconséquence désobligeante (et apparemment revendiquée) de vos propos, votre lecteur critique - que vous appelez vous-même de vos vœux - est en droit de se sentir quelque peu négligé et ainsi de vous le faire remarquer… Cela n’enlève rien, bien entendu, à la qualité de vos œuvres auxquelles, j’accorde davantage de crédit qu’à vous-même.



    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Que je sache, « les deux conditions n’étant pas remplies » peut se dire même si une seule ne l’est pas. Je ne comprends rien à la diatribe dont cette erreur d’interprétation est le prétexte. Pourquoi cette agressivité ? À vous lire, on dirait que vous me donnez tort d’avoir raison.

      Supprimer
  5. Désolé, je croyais avoir usé d'un ton mesuré.

    RépondreSupprimer