À propos de Donald Trump
En 2016, l’émergence de Donald Trump à la présidence des États-Unis avait suscité beaucoup d’étonnement, au moins en Europe. Le personnage, par ses outrances comme par ses convictions, paraissait loin de ce qu’aurait dû préférer l’électorat américain. Le déroulement de son mandat, notamment parce qu’il a semblé très chaotique, a pu entretenir la première surprise. Mais la fin de cette histoire a sans doute dessiller bien des yeux : le personnage plaît, ne serait-ce que parce qu’il permet de haïr.
Je me garderai bien de m’aventurer sur le terrain politique, là où bien des choses peuvent très certainement s’expliquer si l’on dispose de moyens d’analyse appropriés. À quoi j’ajouterai que je connais très mal les États-Unis. Ce qui revient à me reconnaître tout à fait incompétent pour arbitrer les multiples théories dont s’agrémentent les commentaires que déversent les médias à l’occasion des élections et de leur étrange dénouement.
Au-delà des prises de position de Trump, il y a une chose qui mérite - me semble-t-il - qu’on s’y arrête. C’est le mensonge et la mauvaise foi dont il n’a pas craint d’user continûment, au point d’en faire presque l’unique principe commun de ses prises de position. Dans un pays dont on dit volontiers qu’il exècre le mensonge bien davantage que d’autres, cette pratique a bien sûr suscité énormément de protestations. Reste que nombreux furent ceux qui ne virent pas ces mensonges ou ne voulurent pas les voir, mus qu’ils étaient par des convictions surpassant leur clairvoyance et passant outre le besoin de véracité. Et nombreux furent donc ceux qui lui apportèrent leur suffrage.
Je voudrais me permettre d’attirer l’attention sur une filiation d’idée qui ne me paraît pas totalement étrangère à l’absence de vergogne avec laquelle Trump a choisi - sans doute depuis très longtemps - de privilégier l’imposture. Je livre cette hypothèse avec toute la prudence que réclame une conjecture jusqu’à présent mal étayée, même si je la médite depuis longtemps. Et je la livre dans sa formulation la plus sommaire, au risque de paraître simpliste.
Il est un philosophe (et psychologue) qui eut une grande importance sur l’évolution des mentalités aux États-Unis - et plus tard en Europe -, c’est William James (1842-1910), le père (avec Peirce) du pragmatisme. Pour le dire d’une façon abusivement lapidaire, le pragmatisme est une conception qui privilégie l’utilité sur la vérité, ou à tout le moins qui concentre la vérification des choses sur leurs effets bien davantage que sur la vérification de leur vérité intrinsèque. L’action révèlerait ainsi une énergie qui importe au moins autant sinon davantage que le savoir. Et la croyance religieuse traduirait une énergie aussi estimable que toutes les justifications scientifiques ; la prière, par exemple, soutiendrait de la sorte la volonté de façon décisive. Dans cette conception, la rationalité coïncide avant tout avec un jeu de sentiments, ce qui conduit à ce que, parmi les sentiments, il conviendrait de choisir ceux qui soutiennent la volonté, ceux dont les conséquences sont les plus pratiques. Le comportement humain ferait écho à cette conception puisque, selon William James, la science rend possible de ne pas croire avant de chercher, alors que, en religion, on peut décider de croire avant même d’avoir la preuve que Dieu existe. « Notre nature volitive doit donc, jusqu'à la fin des temps, exercer une pression constante sur les autres départements de l'entendement afin de diriger leur activité vers des conclusions théistes. Toutes les formules contraires ne sauraient être adoptées qu'à titre provisoire. » (1)
Ai-je besoin de dire que l’œuvre philosophique de William James comporte bien des aspects plus articulés et qu’elle a d’ailleurs connu bien des prolongements ? Ceux-ci valent certainement qu’on s’y arrête, peut-être davantage encore que lui ne le mérite ? Ce serait sombrer dans un philistinisme de mauvais aloi que de laisser croire que le courant pragmatiste se résume aux simplifications outrancières que je viens de commettre à propos de James. Reste qu’il n’est pas totalement exclu que la façon dont la population américaine a reçu des bribes de son message n’ait pas été aussi abrégée que ma propre présentation.
Il me semble malaisé de ne pas croire que le pasteur Norman Vincent Peale (1898-1993) ait pu ignorer William James. Ce presbytérien est en effet le créateur dans les années 50 du concept de “pensée positive”, un concept qui obtint un énorme succès aux États-Unis (2) et qui transpira jusqu’en Europe assez récemment avec les concepts parents d’“ondes positives” et de “nécessité de positiver”, ainsi qu’avec des méthodes semi-magiques de développement personnel. Dans le cas de Peale, il s’agissait de pousser éventuellement l’autosuggestion jusqu’à substituer à la réalité perçue la croyance fausse, voire mensongère, dont notre positivité a besoin. Répéter de façon incantatoire les phrases du mensonge ou de l’illusion à laquelle il convient de s’accrocher pour obtenir ce que l’on cherche (3), telle est une des pratiques qu’il préconisa.
Le dernier élément de mon hypothèse de filiation d’idée réside dans le fait que nous avons appris que Donald Trump avait beaucoup fréquenté le pasteur Norman Vincent Peale et qu’il a souvent affirmé s’en être beaucoup inspiré.
Loin de moi l’idée que William James soit responsable de l’amnésie dont souffre Trump vis-à-vis du concept de sincérité. Le pasteur Peale en est sans doute davantage comptable. Mais l’un comme l’autre ne sont évidemment pour rien - ou en tout cas pour peu - dans le contenu des mensonges proférés. Ce qui m’amène à évoquer l’hypothèse d’une filiation d’idée de cette sorte, c’est que le rapport commun à la rationalité représente une condition des manières de penser qui peut ouvrir ou fermer l’opportunité d’une inexactitude volontaire. Parmi l’arrière-fond de prénotions qui gouvernent nos façons de penser, il y a des déterminations qui nous inclinent tantôt à l’exactitude, tantôt à l’inexactitude, et cela indépendamment de ce que ces mêmes propensions peuvent devoir aux circonstances, voire aux urgences, dont notre vie est émaillée.
Les motifs de mentir sont multiples et variés. Ils peuvent correspondre à des circonstances accidentelles, mais aussi quelquefois à des habitudes structurelles. Ainsi, les mensonges éhontés proférés durant des décennies par des militants et sympathisants communistes à propos des crimes staliniens étaient devenus une sorte de seconde nature, générée par le sentiment que la cause valait toutes les transgressions, à commencer par celle de la vérité. Dans le cas de Trump, il serait malaisé de parler de cause, sinon de la sienne. La logique de la “pensée positive” - croire dur comme fer à ce qui nous convient en vue d’accroître nos chances de réussir - qu’il a pratiqué quasi jusqu’à sa caricature a fonctionné, du moins sur lui-même et sur les plus aveugles de ses partisans.
La question que je me pose est de savoir si cette logique ne devrait pas quelque chose à un dévoiement idéologique de la philosophie pragmatiste de William James.
La raison n’est certes pas la garantie dont la seule évocation devrait provoquer l’acquiescement. Elle mérite d’être explorée autant qu’elle vaut comme instrument d’exploration. Mais elle reste la seule voie en dehors de laquelle le vrai et le faux risquent fort de s’entremêler de plus en plus, jusqu’à cesser d’être discernables.
(1) William James, La volonté de croire [1897], trad. de Loÿs Moulin, Flammarion, 1916, p. 121.
(2) Son livre, The Power of positive Thinking [1952] s’est en effet vendu à plusieurs millions d’exemplaires.
(3) Le pasteur évangéliste Paula White, conseillère de Trump, a appliqué cette méthode lors d’une prière à laquelle Internet a assuré une brève notoriété.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire