À propos de la défense de la liberté d’expression
Le 30 octobre 2020, l’Agence France Presse a rapporté les propos tenus par Justin Trudeau, Premier Ministre du Canada à propos de la liberté d’expression et des limites que, selon lui, celle-ci doit connaître. « Nous nous devons d’être conscients de l’impact de nos mots, de nos gestes sur d’autres, particulièrement ces communautés et ces populations qui vivent encore énormément de discriminations »
Qu’en penser ?
La limite que Trudeau semble ainsi fixer à la liberté d’expression revient à renoncer à heurter les idées et les croyances que nous ne partageons pas, au motif de l’impact que cette contradiction pourrait avoir sur ceux qui partagent ces idées et croyances. Il s’agit là d’une limite qui porte gravement atteinte à la liberté d’expression. (1)
La liberté de conscience n’a pas de limites, autres que celles que notre habitus personnel lui assigne.
La liberté d’expression a des limites, en France en tout cas. Les lois mémorielles interdisent en effet d’exprimer des opinions niant des faits historiques bouleversants. (2) Laissons de côté, au moins provisoirement, ce qui rendrait ces lois utiles. Reste qu’il y a donc en France des limites à la liberté d’expression, parfois davantage qu’ailleurs. (3)
Si ces limites-là sont jugées justifiées, peut-on considérer également justifiées - au moins moralement - des limites telles l’insulte ou l’injure ? Et les caricatures qui provoquent tant d’émois sont-elles insultantes ou injurieuses ?
Je m’en voudrais de répondre à ces questions de manière catégorique. D’autant que ces questions en appellent une autre : enseigner la liberté d’expression justifie-t-il de montrer ces caricatures aux élèves ? Qu’un professeur soit mort - et mort décapité - pour l’avoir fait rend cette dernière question obscène. Encore me donne-t-elle l’occasion d’approuver sans réserve son comportement. Ne serait-ce que parce qu’enseigner impose de ne rien dissimuler des réalités dont on parle et que j’imagine mal que puissent être évoquées les mauvaises raisons que les assassins se sont donnés de tuer en celant les images invoquées. C’était d’ailleurs très courageux de sa part.
Le caractère insultant ou injurieux des caricatures en cause est délicat à juger. Une caricature, c’est toujours une exagération d’un trait qu’on veut souligner, le plus souvent avec l’intention de faire rire. Et c’est aussi une tradition journalistique - du moins dans certains pays attachés à la liberté d’expression - au point d’en être devenu un symbole. Mais, dans ces mêmes pays, on a également connu des procès qui reconnaissaient le caractère insultant ou injurieux de certaines caricatures. La cause est donc indécise.
Je ne vais pas répéter ici ce que j’ai dit en janvier 2015 (4), si ce n’est que l’hésitation qui m’habitait alors ne m’a pas quitté. Mais j’y reviens parce que la défense de la liberté d’expression - telle qu’elle s’impose depuis l’assassinat de Samuel Paty - a amené très logiquement à faire des caricatures du prophète le paradigme de cette liberté. Il eut été plus efficace de brandir une idée critiquée, plutôt qu’une caricature, d’autant que ce sont les idées qui sont menacées, bien autrement que ne peut l’être le droit à la dérision plastique. Ce sont cependant des caricatures qui ont servi de prétexte au crime et ceux qui défendent la liberté d’expression n’ont pas le choix des moyens. Qu’il soit au moins reconnu que ce n’est pas le dossier le plus facile à défendre.
(1) Ce que j’en dis là ne tient compte que des propos rapportés par la presse. Je ne préjuge pas de ce qu’aurait réellement voulu dire Justin Trudeau, dès lors qu’il expliciterait plus complètement son point de vue.
(2) Cf. ma note du 28 décembre 2011 et l’article de Pierre Nora qui y est reproduit.
(3) Aux États-Unis, par exemple, la défense d’opinions nazies n’est pas punissable, au seul motif que pareille restriction contreviendrait au prescrit du premier amendement de la Constitution.
(4) Cf. mes notes des 13 et 18 janvier 2015.
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