À propos des blasphèmes
Juste un mot à propos des blasphèmes.
Qui rechigne à condamner les attentats qui, la semaine passée, ont visé le journal Charlie-Hebdo et l’hypermarché casher de la Porte de Vincennes ? Oui, bien sûr, les esprits qui s’aliènent aux auteurs et à leurs inspirateurs. Je n’en parlerai pas. Mais il y a aussi certains de ceux qui ont été heurté par ce qu’ils jugent blasphématoire dans quelques-unes des parodies publiées par Charlie-Hebdo. Et de ceux-là, il faut peut-être parler. Il leur paraît probablement très malaisé d’accorder la priorité à l’opprobre, comme ont choisi de le faire ceux qui condamnent sans réserve, alors même que ces parodies les ont aussi choqués.
C’est que la question de la liberté d’expression n’est pas aussi simple que ne le laissent croire certains de ceux qu’anime le désir de la défendre. Elle ne se résume pas à supporter tout ce qui peut être dit, à l’exception de ce que la loi ne permet pas de dire. Car encore faut-il explorer les raisons que la loi se donne d’interdire.
Je n’ai jamais approuvé les lois qui réprouvent des opinions, telles celles qui pénalisent le négationnisme ou le racisme. Elles me semblent très peu dissuasives et fournissent à ceux qui s’expriment de cette façon le plaisir de dénoncer une atteinte à la liberté d’expression. C’est que le négationniste a ceci de particulier qu’il ne cautionne pas les crimes nazis : il les nie. Bien sûr, l’arrière-pensée est claire. Mais le propos n’est pas criminel : il est mensonger. Et, en pareil cas, ce que vise le juge qui réprime, c’est une arrière-pensée bien davantage qu’un propos explicitement criminel. De même, le propos raciste - généralement plus passionnel que réfléchi - sera plutôt encouragé qu’éradiqué par sa répression pénale. On ne favorise pas la mesure, la nuance et la lucidité par une amende ou un emprisonnement.
Dans le fond, pour préserver la liberté d’expression, la loi ne devrait réprimer que les violences et les appels à la violence. Le reste n’est qu’opinion et ne devrait être combattu que par le débat. Tout autre conception de la répression des opinions conduit immanquablement à traiter différemment le blasphémateur et le raciste, sans que l’on aperçoive clairement ce qui justifie cette différence.
Blasphémer, c’est attenter au sacré. Et le respect de l’intégrité d’un peuple - tel le peuple juif -, c’est sacré. Bien sûr, le rire tempère le blasphème. Bien des Juifs ne reculent pas devant des plaisanteries dont leur propre peuple semble faire les frais. Encore faut-il que l’intention finale - le rire, la dérision, la caricature - se laisse deviner. Et lorsque Dieu, Mahomet ou le pape furent brocardés par l’équipe de Charlie-Hebdo, l’intention n’était pas suspecte de quelque mépris que ce soit.
Reste qu’il était attenté au sacré. Et je ne suis pas personnellement convaincu de l’opportunité de ce genre de blasphème. Le rire lui-même peut blesser et, comme le disait Pierre Desproges, si l’on peut rire de tout, on ne peut néanmoins pas le faire avec n’importe qui. Mais je suis tout aussi convaincu que, dans une société où les convictions philosophiques, religieuses et culturelles sont multiples et variées, il est indispensable de supporter le blasphème - quitte à en dénoncer le mauvais goût -, sous peine de mettre en péril la liberté d’expression. Car qui souhaite que son indignation soit pénalement réparée enfonce un coin dans une liberté fragile et prépare - fût-ce à son insu - des atteintes autrement capitales à son exercice.
Je n’ai jamais acheté Charlie-Hebdo. Et je ne vais pas commencer. Simplement parce que je trouve mieux à lire. Mais je suis prêt à aider l’équipe qui a entrepris de faire vivre ce journal, tant il me semble que le faire disparaître - dans les conditions où on a voulu le faire disparaître - représente un danger pour la liberté d’expression, laquelle ne souffre selon moi d’autre barrière que celle qui - une fois franchie - conduit à passer du débat aux violences. C’est dire aussi si je suis bouleversé par l’insupportable et injustifiable férocité dont des journalistes, des travailleurs, des policiers, des Juifs, des innocents ont été victimes.
Autre note sur le même sujet :
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Je m’étais depuis un certain temps juré de n’intervenir dans ce blog qu’en cas de désaccord grave ou dans le but d’apporter une contribution que j’aurais jugée nécessaire.
RépondreSupprimerJe juge donc nécessaire de livrer ce qui suit à la suite de cette note.
Nous avons, mon épouse et moi participé à la manifestation de dimanche à Montpellier. Nous y étions pour montrer notre capacité à réagir face à la violence terrorisante. De participants nous nous sommes rapidement sentis témoins. Témoins de ce que d’aucuns ont appelé une grande dignité, qui nous a paru en fait la forme que prend une opposition unanime dont on comprend bien la diversité, dont on s’imagine les ferments de désaccord qu’elle contient. Ainsi les débuts de La Marseillaise entonnés par deux ou trois voix féminines trop haut perchées furent respectueusement, mais bien politiquement éteints par une série, plus qu’une salve, d’applaudissements plus neutres dans leur signification. Cette unanimité nous semblait dire d’abord « non », non à la violence, au fanatisme, à l’obscurantisme.
Je n’ai jamais non plus acheté Charlie. J’ai volé Hara-Kiri chez des marchands de journaux. J’ai arrêté le jour où j’ai senti que, élève d’une école d’état, ce petit larcin pouvait mettre ma future carrière en danger. C’était le temps où je croyais avoir tout compris de la société. Ce n’est que bien plus tard que m’est apparu que cet acte, recommandé par le journal lui-même, qui me semblait le comble de la liberté et du mépris de la valeur marchande portait avant tout préjudice aux commerçants (des gens, pas un système) qui en étaient victimes, pas au journal. De ce jour, peut-être, vient ma méfiance de tout ce qui se proclame, se jette à la face de l’autre. Regard critique obligatoire donc pour toutes les « unes », toutes les caricatures qui me paraissent souvent dominées par la volonté de séduire un lectorat, voire un électorat. Séduction qui n’hésite devant aucun amalgame. Amalgame qu’il s’agit précisément de dénoncer chez celui qui pense différemment.
D’où mon attirance pour votre blog dont il serait prétentieux de penser qu’il représente un must au niveau de la tolérance et l’ouverture mais dont on peut vérifier page après page combien son auteur s’évertue à en respecter l’esprit. Loin, bien loin de la caricature…
Voilà près de trois mois que ce commentaire m’a été adressé, sans que j’y réponde. Je ne me fais pas obligation de répondre à tous les commentaires, mais celui-là n’était pas rien. D’abord parce qu’il contient des confidences utiles. J’appelle confidences utiles une manière de parler de soi qui est à l’opposé du narcissisme (en ce qu’elle révèle des hésitations, des revirements et des regrets qui témoignent d’une face de notre humanité autrement estimable que celle que le monde social veut voir de nous). Ensuite parce que j’ai particulièrement apprécié cette façon racontée de descendre dans la rue et d’y garder les yeux ouverts, ce qui n’est pas commun. Enfin parce que j’y perçois que le souci des autres y prévaut sur les généralisations, les principes ou les mots d’ordre.
SupprimerC’est sans doute le plaisir que ce commentaire m’a procuré qui m’a détourné d’y répondre (comme si le plaisir pouvait lui aussi être suspect…) Et puis surtout, le fait - Dieu sait si Guy Malavialle n’en est en rien responsable - d’avoir jugé utile d’amender la note en cause par une suite.
Un ami m’a parlé tout récemment de ce commentaire et j’ai compris que j’avais eu tort de ne pas l’approuver explicitement. Mieux vaut tard que jamais.