Le problème
de Marcel Aymé
Que vous aimiez la belle écriture, que vous aimiez le scepticisme doux, que vous aimiez la simplicité naturelle, que vous ne méprisiez pas un usage ironique du fabuleux, cela devrait vous inciter à ouvrir Marcel Aymé. Vous sont alors promis des moments de lecture enchantés.
Marcel Aymé est un écrivain dont la vie entière (1) témoigne d’un regard sur le monde que je lui envie. Qu’à cela ne tienne ! me direz-vous, fais-en ta propre vue des choses. Oui, mais voilà : ce n’est pas si simple que cela. Je fus durant ma propre vie la cible de déterminations bien différentes, parmi lesquelles certaines m’ont poussé à guigner ce regard-là et d’autres m’ont empêché de le faire mien. Quand je le vois répondre en 1958 à Michelle Tisseyre, une journaliste canadienne (2), je comprends que certains aient pu penser qu’il s’enfermait dans une pose qui masquait sa vraie personnalité. Pourtant, je reste d’avis qu’il est là tel qu’il est, timide et réservé comme peuvent l’être ceux qui craignent de laisser transparaître la moindre vanité et le ridicule qui va avec.
Le problème (3) n’est pas une nouvelle connue. Elle a été écrite en 1946, à un moment où Marcel Aymé était en butte à des reproches insensés qui lui vaudrons un « blâme sans affichage » pour avoir « favorisé les desseins de l’ennemi ». (4) L’indépendance d’esprit est très vite suspecte aux yeux de militants fanatiques et la mise en cause de celui qui la manifeste est commode, puisque bien rares sont ceux qui prendraient le risque de le défendre.
De quoi est-il question dans cette nouvelle ? Quel est ce problème annoncé ?
En voici l’exact énoncé : « Les bois de la commune ont une étendue de seize hectares. Sachant qu’un are est planté de trois chênes, de deux hêtres et d’un bouleau, combien les bois de la commune contiennent-ils d’arbres de chaque espèce ? » (pp. 928-929)
Ne me dites surtout pas que vous êtes en mesure de le résoudre très rapidement ! Parce qu’il y a très probablement quelque chose qui vous a échappé : c’est que le raisonnement dont vous useriez appartiendrait à cette inclination très humaine vers… Vers quoi ? Et bien, je dirais, vers l’idéal, comme aurait dit Platon, vers l’intelligible, comme aurait dit Descartes, vers l’a priori comme aurait dit Kant. Les animaux, même ceux qui parlent, ne souffrent pas de ce transport.
Le problème fait partie des devoirs que Delphine et Marinette ont reçu à l’école. Or, elles coincent. Et, devant l’intransigeance des parents qui exigent qu’ils soient résolus au plus tôt, le chien réunit tous les animaux de la ferme afin qu’ils aident les deux gamines à trouver la solution. C’est la petite poule blanche qui finira par suggérer la méthode : aller dans les bois de la commune compter les chênes, les hêtres et les bouleaux. Mais bien sûr ! C’est ainsi qu’il faut s’y prendre !
Voilà qui pourrait ouvrir une très vaste discussion. La raison pratique nous garde de ces vérités gratuites, incertaines, quelquefois évanescentes dont on réclame si souvent qu’elles commandent ce que nous devons penser des données de l’expérience. Évidemment qu’il serait bon de vérifier si les bois de la commune font bien seize hectares avant d’en dénombrer les espèces, question de s’assurer qu’il s’agit bien de ces bois-là. Des communes, il y en a beaucoup, après tout.
En fonçant dans la solution choisie, les animaux restent bien sûr sous l’empire des sentiments, des préférences, des préjugés. Le sanglier, rallié in extremis à l’opération, est écœuré par la peau rose du cochon ; la petite poule blanche ne se laisse pas attendrir par les marcassins ; le cheval se complait à apprendre à chacun l’énoncé du problème. Bref, la vie se poursuit sans être véritablement atteinte par la difficile question de la valeur des raisonnements.
Peut-être êtes-vous à présent impatients de savoir à quel résultat l’équipe parviendra, et surtout ce qu’en pensera la maîtresse d’école, ou encore l’inspecteur d’académie qui surgira in extremis.
Je vous le dis ?… Non. C’est pp. 940-941.
(1) Cf. notamment Michel Lécureur, Marcel Aymé un honnête homme, Les Belles Lettres/Archimbaud, 1997.
(2) La video de cette interview est actuellement disponible ici sur Internet.
(3) Marcel Aymé, “Le problème” in Nouvelles complètes, Gallimard, Quarto, 2002, pp. 927-941.
(4) En 1949, comme pour se racheter de l’impair commis, on lui propose la légion d’honneur et on l’invite à l’Élysée. Il refuse, un refus qu’il expliquera un an plus tard dans Le Crapouillot de la manière suivante : « Je regrette à présent de n’avoir pas motivé mon refus et dénoncé publiquement, à grands cris de putois, l’inconséquence de ces très hauts personnages dont la main gauche ignore les coups portés par la main droite. Si c’était à refaire, je les mettrais en garde contre l’extrême légèreté avec laquelle ils se jettent à la tête d’un mauvais Français comme moi et, pendant que j’y serais, une bonne fois, pour n’avoir plus à y revenir, pour ne plus me trouver dans le cas d’avoir à refuser d’aussi désirables faveurs, je les prierais qu’ils voulussent bien, leur Légion d’Honneur, se la carrer dans le train, comme aussi leurs plaisirs élyséens. » (Michel Lécureur, Op. cit., p. 268)
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La Vouivre
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Étonnante interview de Marcel Aymé ! Mal à l'aise comme Brassens, Houellebecq ou Gainsbourg pouvaient l'être. Peut-être une question d'époque ?Je ne suis pourtant pas surpris que l'auteur ne dise rien de son art, pas plus que l'architecte ne glose sur les échafaudages. Cette économie de moyens lui va bien. Merci pour ce lien !
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