jeudi 7 mars 2024

Note de lecture : Bernard Lahire

Les structures fondamentales des sociétés humaines
de Bernard Lahire


Il y a des livres dont la lecture représente un tournant. Pour moi, c’est le cas des Structures fondamentales des sociétés humaines de Bernard Lahire (1). Je dis pour moi, parce que j’imagine des lecteurs mieux avertis que la posture adoptée par l’auteur n’a peut-être pas surpris.

J’ai déploré à maintes reprises l’évolution de la sociologie au cours des dernières décennies, et tout particulièrement cette approche dite pragmatique instiguée notamment par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Il s’agissait en l’occurrence de renoncer à ce surplomb qu’a longtemps pratiqué l’école française de sociologie, depuis Émile Durkheim jusqu’à Pierre Bourdieu, et qui élaborait des explications rendant compte des déterminations non conscientes du comportement humain. C’était, selon moi, jeter la clé principale ouvrant à la compréhension. Or, voici que Bernard Lahire - qui n’avait jamais quitté les voies de la non-conscience - secoue l’édifice en proposant une démarche qui, si elle n’est pas totalement nouvelle, replace plus que jamais l’homme dans un contexte intégral dans lequel la seule liberté encore accessible - outre celle de chercher à comprendre qu’on ne comprend pas - est celle de s’illusionner.

Tentons de cerner la nouveauté.

Les sciences sociales - à commencer par la sociologie - sont nées avec un important sentiment d’infériorité face aux sciences de la nature. Au point qu’elles ont souvent restreint d’elles-mêmes leur champ d’investigation au motif que l’objet de recherche, la méthode pour s’y attaquer, la nature des résultats obtenus ne permettaient pas d’envisager des conclusions générales et décisives. S’est ajouté à cette humilité facile l’opinion d’une humanité si étrangère au milieu dans lequel elle vit - animaux, végétaux, minéraux, bref nature extra-humaine -, qu’il fallait lui réserver une attention spécifique et renoncer aux moyens dont il était usé pour connaître ce reste naturel auquel l’homme n’appartenait pas. C’est ce qui conduisit assez rapidement les sciences sociales à faire si souvent leur deuil de lois universelles à la portée semblable à celles qu’avaient permis de formuler l’astronomie, la physique, la chimie, la botanique, voire la biologie. Il devint progressivement acquis que le domaine de la sociologie résidait dans les problèmes particuliers que la société rencontrait et que la manière de s’y attaquer était avant tout la monographie. Bien sûr, nombreux furent les sociologues qui, à l’occasion, tentèrent d’élargir leur conception de la discipline, ne serait-ce qu’en se fixant des programmes plus ambitieux. (2) Mais la tendance restait à l’éparpillement, jusqu’à rendre hommage aux projets de recherche les plus circonscrits.

Une des choses les plus décisives pour moi quant à la saisie d’un tournant dans l’ouvrage, c’est la façon dont Bernard Lahire replace la notion de culture dans l’opposition artificielle qu’elle forme avec la notion de nature. La culture est bien ce qui distingue l’humain des autres animaux, lesquels ne manifestent que très peu de traits assimilables à du culturel. Mais, pour autant, la culture s’inscrit bien dans l’évolution au même titre que ce qui a conduit le physiologique, le biologique, le comportemental et le social à connaître des changements en rapport avec les variations du contexte comme avec les formes d’adaptation propices à la survie. Le social également, car nombreux sont les animaux - et même les végétaux - qui développent de multiples interactions. Tout cela amenant la sociologie à se nourrir de constats généraux formulés dans un ensemble très vaste de disciplines allant de la paléoanthropologie aux sciences cognitives, en passant par la biologie, l’histoire, l’éthologie, la climatologie, l’ethnologie, que sais-je encore.

Outre une importante introduction, le livre comporte trois parties. L’envie me prend de dire quelques petites choses à propos de chacune d’elles.

Dans la première - intitulée “Des sciences sociales et des lois” -, Bernard Lahire s’efforce de redéfinir l’ambition scientifique des disciplines étudiant l’homme. Il y dénonce une discipline recroquevillée sur elle-même. C’est un peu comme si les sciences sociales avaient de plus en plus souvent choisi de chercher la clé sous le réverbère parce qu’il y fait plus clair, dès lors qu’elles circonscrivaient leurs objets à des champs extrêmement restreints, évitant ainsi le pourquoi de ces champs-là. Et dans cette critique, ne serait-ce qu’implicitement, il vise entre autres la sociologie pragmatique. Ainsi, il écrit :
« Par exemple, ethnométhodologie, sociologie compréhensive ou phénoménologie sociale sont autant de versions du programme sociologique qui ont eu tendance à réduire la réalité sociale aux représentations, croyances, visions du monde ou ethnométhodes que peuvent avoir les acteurs sociaux à son sujet. Prendre au sérieux ces représentations (etc.) est bien sûr nécessaire, dans la mesure où la réalité sociale s’organise avec elles, et que, même “fausses” ou “illusoires”, elles conduisent aussi les acteurs à agir tel qu’ils le font. Mais faire des représentations la seule réalité tangible, ne plus s’autoriser à dire que ces représentations peuvent être erronées ou déformantes, ou refuser d’opérer toute comparaison entre ce qui est dit de ce qui est et ce qui est en réalité, c’est s’interdire purement et simplement de faire de la science à propos de la réalité sociale. Il faut imaginer ce que serait la physique si elle se contentait de faire la théorie de l’intuition que les hommes peuvent avoir des phénomènes physiques. » (pp. 68-69)

Mais Lahire insiste : déjà par le passé, la vision large et ambitieuse d’une science visant à élaborer des lois fut prônée, par exemple par Émile Durkheim. Il le cite :
« Si différents donc qu’ils puissent être les uns des autres, les phénomènes produits par les actions et les réactions qui s’établissent entre des individus semblables placés dans des milieux analogues doivent nécessairement se ressembler par quelque endroit et se prêter à d’utiles comparaisons. Pour échapper à cette conséquence, alléguera-t-on que la liberté humaine exclut toute idée de loi et rend impossible toute prévision scientifique ? L’objection, Messieurs, doit nous laisser indifférents et nous pouvons la négliger non par dédain mais par méthode. La question de savoir si l’homme est libre ou non a sans doute son intérêt, mais c’est en métaphysique qu’elle a sa place et les sciences positives peuvent et doivent s’en désintéresser. Il est des philosophes qui ont retrouvé dans les organismes et jusque dans les choses inanimées une sorte de libre arbitre et de contingence. Mais ni le physicien ni le biologiste n’ont pour cela changé leur méthode : ils ont paisiblement continué leur chemin sans se préoccuper de ces subtiles discussions. » (p. 152)
En supposant même que l’idée d’un déterminisme intégral soit philosophiquement inacceptée, il restera impossible d’y adosser une loi, c’est-à-dire le constat d’une répétition, d’une régularité ou d’un enchaînement dont la constance tient à la permanence de la cause. Autrement dit, la science exige le déterminisme ; tout au plus pourra-t-on dire qu’elle limite ses prétentions à ce qui est déterminé.

Je me dois d’ajouter que je suis un peu étonné de la façon dont Bernard Lahire pousse très loin sa conception du déterminisme, laquelle frôle parfois le finalisme ou le téléologisme. Ainsi, alors qu’il met l’accent sur des similitudes entre des sociétés animales et humaines - tels des phénomènes de domestication -, il exhibe une conception de l’évolution qui ne laisse quasi aucune place à l’aléa (des aspects imprévisibles du futur) ou au hasard (des causes inconnues). Évoquant les convergences dont témoigneraient les similitudes mises en évidence, il écrit :
« Quel sens et quelle place donner à ces convergences dans le processus évolutif ? Un auteur comme Stephen Jay Gould a soutenu le caractère imprévisible et indéterminé, en un mot contingent, de l’évolution des espèces et, pour cette raison, il a plutôt souligné la surestimation des faits de convergence. Gould emprunte au cinéma - le film La vie est belle réalisé par Frank Kapra en 1946 - l’idée selon laquelle nous sommes les produits d’une histoire qui, si elle avait été même très légèrement différente, n’aurait pas abouti à ce que nous sommes. Le raisonnement contrefactuel - que se serait-il passé si tel événement ne s’était pas déroulé ou si tel autre était apparu ? - permet de mettre au centre de l’évolution du vivant l’idée de contingence. Par exemple, l’arrivée d’une météorite qui a percuté la Terre a mis un frein au développement des dinosaures et rendu possibles des formes de vie animales qui ont débouché, à un moment donné, sur les hominidés. Sans cet astéroïde, les mammifères qui vivaient minoritairement et sous domination des dinosaures n’auraient probablement pas pu se développer et donner lieu à l’espèce humaine. Avec Gould, “il est aujourd’hui largement admis que l’histoire de la vie n’est guère plus qu’un embrouillamini contingent ponctué de désastreuses extinctions massives qui, en annonçant le destin d’un groupe, ouvrent les portes de l’opportunité à une autre foule de chanceux. Les innombrables accidents de l’histoire et l’enchevêtrement sans fin de circonstances tourbillonnantes font de toute tentative pour trouver un modèle au processus évolutif un exercice ridicule[dixit Simon Conway Morris, N.D.R.]
Mais à la contingence s’oppose le déterminisme de la convergence. En 2003, Simon Conway Morris soutient, contre Gould, l’idée selon laquelle la convergence est un fait dominant dans le monde biologique plutôt qu’une simple curiosité évolutive anecdotique. Pour lui, l’apparition de formes humanoïdes aurait été possible, et peut-être même inévitable, mais simplement différée dans le temps, d’environ 34 millions d’années. Tout comme d’autres biologistes travaillant sur les phénomènes de convergence, il pense qu’il n’y a pas mille manières de se développer en tant que plante désertique ou aquatique, animal terrestre, animal aquatique ou animal volant, etc., et que les mêmes causes produisant les mêmes effets, des formes similaires à celles que l’on observe sur Terre seraient observables dans des contextes planétaires semblables. Reprenant la métaphore de Gould, Conway Morris soutient au contraire que, si l’on rembobinait le film de l’évolution pour le dérouler à nouveau frais et selon d’autres aléas, à quelques différences près, l’histoire serait relativement analogue.
 » (pp. 223-224)
Et Lahire dit approuver Conway Morris. Pourtant, selon moi, ce point de vue se fonde sur un raisonnement qui manque d’assises factuelles. L’évolution obéit-elle à un projet ou résulte-t-elle de collisions matérielles erratiques ? La question reste posée, me semble-t-il. Car le déterminisme implique bien que la causalité explique l’évolution, mais elle ne réclame nullement que l’enchaînement des causes déroule un sens. L’histoire ne se prête à un récit justifié que parce que l’esprit humain rechigne à se priver de justifications, de la même manière qu’il rechigne à ne pas croire au libre arbitre.

Il y a également ceux qui regardent l’homme comme une espèce à ce point exceptionnelle qu’elle échappe aux déterminations que subit le reste de la nature. Lahire cite Marcel Otte, ce préhistorien liégeois qui admet les convergences culturelles, mais qui ne craint cependant pas d’affirmer : « À partir de l’homme moderne, l’histoire se substitue à la biologie : notre pensée seule détermine notre destin. » (cité par B. L. p. 242)
                                   
Ce qui est clair, autant pour moi que pour Bernard Lahire (si j’ose dire), c’est que les lois scientifiques formulables à propos du comportement humain ne peuvent s’extraire que de la mise au jour des déterminations qui ont fait l’homme depuis ses racines biologiques les plus anciennes. La science n’a que faire d’une conception appuyée sur l’idée d’une prise en main libre et consciente du sort de l’homme.

La deuxième partie du livre s’intitule “Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant”. Y sont rappelées toutes ces comparaisons interspécifiques, intersociétales et interculturelles qui offrent la possibilité de cerner ce qu’Homo sapiens doit aux conditions dans lesquelles sa propre évolution s’est inscrite et à tous ces possibles non avenus qu’expliquent les contraintes biologiques, environnementales, sociales et culturelles subies. Comme Lahire le rappelle très justement :
« L’anthropocentrisme rend pointilliste et aveugle aux invariants pour soi (l’humanité), uniformisant et inattentif aux variations pour les autres. La sortie de l’anthropocentrisme scientifique conduit à être plus sensible aux différences lorsqu’on observe les autres espèces et plus sensibles aux traits communs lorsqu’on appréhende l’histoire de l’humanité. » (p. 258)

Il ne me paraît pas inutile de donner, parmi une multitude d’autres, un exemple de ce que l’élargissement aux disciplines connexes peut apporter à la sociologie. Lahire cite Franz de Wall, primatologue et éthologue néerlandais né en 1948, lequel écrit ceci :
« Jean-Jacques Rousseau croyait que le cœur humain est bon, que tous les maux de l’humanité ont commencé avec la civilisation. Pourtant l’agression est un des nombreux traits du comportement humain qui traversent les frontières du langage, de la culture, de la race et même de l’espèce : on ne peut la comprendre pleinement sans tenir compte de sa composante biologique. Ce livre a, je l’espère, démontré que les contre-mesures appropriées ont évolué en même temps que le comportement agressif, et que les êtres humains comme les autres primates appliquent ces mesures avec une grande habileté. […] Le fait que les singes, les grands singes et les hommes ont tous des comportements de réconciliation signifie que le pardon a probablement plus de trente millions d’années, et qu’il est antérieur à la séparation intervenue dans l’évolution de ces primates. L’autre explication, postulant que ce comportement est apparu indépendamment dans chaque espèce, n’a rien d’“économique”, car elle nécessite autant de théories qu’il existe d’espèces. Les scientifiques rejettent normalement les explications de ce genre, sauf s’il y a de fortes preuves contre la théorie unifiée plus élégante. Comme il n’existe aucune preuve dans ce domaine, le comportement de réconciliation doit être considéré comme un héritage commun de l’ordre des primates. Notre espèce présente de nombreux gestes de conciliation et des schémas de contact qu’elle partage avec les grands singes (tendre la main, sourire, s’embrasser, s’enlacer, etc.) Le langage et la culture ne font qu’ajouter un degré de subtilité et de variation aux stratégies de réconciliation humaines. » (p. 263 ; F. de Waal, De la réconciliation chez les primates, trad. Marianne Robert, Flammarion, 1992, pp. 336-337)

Sur l’attitude de ceux qui négligent de prendre en compte les « phénomènes trans-espèces tels que l’apprentissage, l’habitation, l’anticipation pratique, la communication, l’usage d’artefacts, l’interdépendance sociale, les relations de domination, de compétition ou de coopération », il y a un point qui mériterait selon moi d’être éclairci. Lahire leur reproche leur « nominalisme épistémologique » et leur « relativisme théorique » (p. 299), deux notions dont il conviendrait qu’elles soient mieux explicitées. Je ne suis en effet pas personnellement convaincu qu’elles définissent très exactement ceux qu’il vise. Faut-il qualifier de relativiste le point de vue selon lequel l’espèce humaine doit ses particularités à ses spécificités ? Je n’aperçois pas pourquoi, d’autant que les comparaisons entre espèces sont également contraintes de relativiser les découvertes à la mesure des déterminations qu’elles connaissent, par exemple en raison des milieux dans lesquels elles prospèrent.

Croire l’homme stable dans sa physiologie conduit souvent à mal appréhender les pratiques, notamment quant aux effets qu’elles peuvent avoir d’un point de vue strictement biologique. Deux exemples permettront de le comprendre aisément.

« La culture matérielle représente souvent une externalisation des fonctions qui peut avoir des conséquences sur les organes humains potentiellement concernés. “Préparer la nourriture, c’est externaliser la digestion”, écrit très justement Joseph Hendrich. Cuire les aliments a tout d’abord contribué à raccourcir les intestins, puis à rétrécir l’estomac, ce qui a représenté une économie d’énergie en matière de digestion, et a donné la possibilité à un cerveau énergivore de se développer et de s’agrandir. Mais cela a permis aussi à nos dents et à notre mâchoire d’être moins sollicitées et de voir leur taille ou leur puissance diminuer. Cuits, découpés, hachés, broyés, les aliments sont plus facilement mangeables et digérables. La maîtrise du feu, combinée à l’usage d’ustensiles, a donc été particulièrement importante. Une partie des fonctions remplies par les dents, la mâchoire, l’estomac et l’intestin a commencé à être accomplie par des techniques extérieures au corps : “Notre corps, et en l’occurrence notre système digestif, a coévolué avec des savoir-faire culturellement transmis portant sur la préparation de la nourriture” [dixit Joseph Hendrich] » (p. 302)

« Comme l’écrit Frans de Wall :
“Les césariennes ont tout changé. Aux États-Unis, 26 % des naissances se font par cette voie, et jusqu’à 90 % dans certaines cliniques privées au Brésil. De plus en plus de femmes au bassin étroit survivront et transmettront un trait qui signifiait un arrêt de mort il y a encore quelques générations. Il en résultera inévitablement un nombre grandissant de césariennes, jusqu’au jour où l’accouchement par les voies naturelles deviendra l’exception.”
 » (p. 303)

Si Bernard Lahire s’est senti légitime dans son souci de replacer l’humain dans le contexte du vivant en définissant ce qui le caractérise le plus largement, c’est parce qu’il a pris conscience d’une restriction à laquelle il a lui-même participé. Ainsi, il écrit :
« Longtemps, j’ai considéré, comme tout chercheur en sciences sociales de ma génération - mais je crois que c’était aussi le cas des précédentes comme de celles qui ont suivi -, que la “nature humaine” n’existait pas, ou plutôt qu’elle n’était qu’une vue de l’esprit philosophique, et qu’il n’était évidemment pas question d’expliquer quoi que ce soit à partir de cette prétendue “nature”. Cette expression renvoyait implicitement à une réalité abstraite. Or cette “nature humaine” n’apparaît abstraite que parce que nous la considérons, paradoxalement, comme une réalité totalement déshistoricisée, c’est-à-dire détachée de l’histoire du vivant. » (p. 307)

Réfléchissons-y ! « Nous regardons généralement les abeilles d’une même espèce comme similaires malgré les variations dans le langage et le comportement, etc., qui les différencient d’une ruche à l’autre, et même parfois d’un individu à l’autre. Mais nous ne voyons de nous que les différences qui nous séparent sans prendre conscience des similitudes qui nous structurent sourdement. » (p. 314)
Qu’en retenir ? Sinon qu’« il n’y a jamais de variations sans invariants » (p. 318).

Selon le degré de généralité de ce qui peut être considéré comme acquit, selon aussi le degré de précision que possèdent les propositions, Bernard Lahire distingue les fondements universels des sociétés humaines, les grands faits anthropologiques, les lignes de force et les lois générales.
« À la recherche du commun, du général ou de l’invariant, j’ai adopté le plan de raisonnement suivant, qui consiste à rechercher, chaque fois que cela est possible :
Les prémices - principalement animales - du
système social humain. Cette recherche n’a de sens que du fait du principe de continuité évolutive du vivant. La loi de l’évolution des espèces ne concerne pas seulement l’anatomie ou la physiologie, mais les comportements sociaux et les structures sociales.
Les
coordonnées (ou propriétés fondamentales) du système social humain que j’appelle les grands faits (biologiques ou sociaux) fondamentaux, et qui sont le produit d’une longue histoire évolutive.
Les
lignes de force (qui sont aussi des lignes de développement) historiques à partir desquelles les sociétés humaines se sont structurées et ont évolué.
Les
lois générales qui interviennent tout au long de ces développements historiques et qui sont agissantes aujourd’hui comme hier, et ce quel que soit le type de société. » (p. 319)

Cette démarche - et les comparaisons auxquelles elle incite - est l’occasion de mettre en évidence des réalités importantes habituellement ignorées. Ainsi :
« La division du travail, combinée à l’accumulation d’artefacts produits par d’autres que soi, conduit les membres des sociétés humaines à vivre une situation d’altricialité tertiaire dans le sens où ils sont totalement dépendants, et ce durant toute leur vie, de choses qu’ils n’ont pas fabriquées (outils, ustensiles, machines, habitats, etc.), de savoirs et de savoir-faire qu’ils n’ont pas élaborés (savoirs médicaux, techniques, scientifiques, etc.) et d’êtres humains qu’ils ne connaissent pas personnellement et qui fabriquent ou maîtrisent les choses et les savoirs qu’eux-mêmes ne fabriquent ni ne maîtrisent. » (p. 365) (3)

Même s’il s’agit là sans doute de l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage, je ne détaillerai pas les grands faits, les lignes de force et les lois générales que Bernard Lahire propose de retenir dans un premier temps. Je comprends aisément que ce soit à cet égard que la curiosité est la plus grande. Mais je ne sens pas en mesure d’en isoler les faits, lignes et lois principaux et je ne puis passer tout en revue (il y a 5 grands faits, 10 lignes de force et 17 lois). Après tout, il faut que demeure des raisons de lire le livre.

La troisième partie de l’ouvrage s’intitule “De la structuration des sociétés humaines”. Elle consiste à se saisir d’une douzaine de problématiques sociologiques assez générales et de les mettre à l’épreuve des grands faits, des lignes de force et des lois générales précédemment énoncés. La aussi, je ne puis trop prolonger la présente note en y allant de mes commentaires. Pourtant, deux chapitres - celui intitulé “Partition sexuée et domination masculine” et celui intitulé “Eux/nous : ethnocentrisme, racismes” - m’inspirent différentes réflexions que je retiens malaisément. Peut-être leur consacrerai-je d’autres notes prochainement.

(1) Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023.
(2) Parmi bien d’autres, on peut citer Claude Lévi-Strauss, lequel n’hésitait pas, durant la dernière guerre, à écrire ceci : « […] la sociologie est une science du même type que les autres et que sa fin dernière est la découverte de relations générales entre les phénomènes. » (Anthropologie structurale zéro, Seuil, 2019, p. 61.)
(3) L’altricialité désigne cette contrainte que subissent certaines espèces vivantes de prendre soin de leur petits avant qu’ils puissent survivre de façon autonome. On appelle altricialité secondaire cette spécificité de l’espèce humaine qui voit les enfants n’accéder à une certaine autonomie qu’après un laps de temps assez long, souvent plus ou moins égal à un dixième de leur existence moyenne. Et on appelle altricilité tertiaire cette dépendance très prolongée que, de nos jours, représente notamment la scolarité.

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