dimanche 17 mars 2024

Note de lecture : Bernard Lahire

“Partition sexuée et domination masculine” in Les structures fondamentales des sociétés humaines
de Bernard Lahire


Quelle est donc la question que l’on pose à qui nous apprend qu’il va avoir un enfant ? Oui, elle concerne son sexe et n’envisage que deux possibilités, en général directement vérifiables après coup à des caractères biologiques visibles.

Au risque de paraître attaché à une distribution des rôles que l’évolution culturelle des pays dénommés occidentaux remet en cause, je voudrais commencer par reproduire ici une note que Bernard Lahire a placée en bas de la première page du chapitre qu’il consacre à la domination masculine. (1) La voici :
« La biologiste, historienne des sciences et féministe étasunienne Anne Fausto-Sterling “affirme […] qu’apposer sur quelqu’un l’étiquette ‘homme’ ou ‘femme’ est une décision sociale” mais pas scientifique (Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, La Découverte, 2012, p. 19). En écrivant cela, elle entend souligner le caractère arbitraire (culturellement construit) de cette assignation sexuelle, mais tend à oublier que l’attribution d’un sexe à une personne - acte qui n’a pas attendu l’avènement d’une science biologique ou médicale pour exister - est malgré tout fondée sur une réalité biologique évidente (la nature des organes sexuels et la capacité ou non à enfanter), et qui, de surcroît, a eu des conséquences sociales majeures dans l’histoire de l’humanité. Le fait que la décision soit sociale ne devrait donc pas amoindrir la réalité des faits sur laquelle elle s’appuie. L’existence minoritaire (1 à 2 %) de personnes nées “intersexes” n’a pu avoir d’effets sociaux aussi puissants que l’écrasante majorité des cas dépourvus d’ambiguïté sous l’angle des propriétés biologiques les plus visibles. Et il faut ajouter que la reconnaissance d’une intersexuation repose souvent davantage sur des savoirs scientifiques que sur des perceptions sociales ordinaires, qui seraient bien en peine de détecter l’existence de constitutions génétiques atypiques (le fait, par exemple, d’avoir plus de deux chromosomes sexuels) ou un taux de testostérone élevé chez une fille. » (p. 755)

Il me semble indispensable de préciser ici la portée de constats que toute personne soucieuse de dire le vrai ne peut manquer de faire et d’accorder aux préférences une place dont l’importance ne peut aller jusqu’à remettre ces constats en cause. Tous autant que nous sommes, nous entretenons des préférences - que ce soient des préférences de nature politique, morale, philosophique ou même égoïste ou capricieuse - qui nous portent à regarder le monde à l’aune de ce que nous souhaiterions qu’il soit bien davantage qu’à l’aune de ce qu’il est. Prendre conscience de cette distorsion permet de s’en garder, du moins dans une certaine mesure. Ce qui ne signifie pas nécessairement renoncer à nos préférences.

Qu’est-ce qui nous dicte nos préférences ? Notre histoire propre, assurément. Et il n’y aurait donc rien d’absurde à ce qu’elles s’inscrivent dans une évolution que le monde social connaît, souvent pour des raisons qui nous échappent. La morale d’une époque obéit à une rationalité qui lui est - au moins dans une certaine mesure - spécifique. Ce qui plaide pour qu’on la respecte, même en méconnaissance de cause. Mais doit-elle pour autant entamer notre capacité à distinguer le vrai du faux, c’est-à-dire à laisser une place à une rationalité d’un autre type, celle qui consciemment nous incite à admettre la vérité ? Je ne le crois pas.

La première rationalité, celle de certaines de nos préférences, peut participer à la morale du moment, comme lorsque nous manifestons notre volonté de traiter également tout le monde, quel que soit le sexe, l’orientation sexuelle ou la couleur de la peau. C’est celle-là qui nous porte à croire que la domination masculine passe par toutes ces injonctions que reçoivent le petit garçon et la petite fille au travers de stéréotypes convenus et à dénoncer cette influence sociale (on devrait dire culturelle) qui forge en grande partie à notre insu la ségrégation dont sont victimes les femmes.

La deuxième, celle à laquelle on doit le savoir que la science a pu accumuler au fil des siècles, nous fait un devoir de tenir compte du réel et notamment de ce que l’histoire de l’humanité et celle plus générale du vivant nous permet de connaître à propos de l’opposition masculin/féminin, opposition à laquelle « vient s’accrocher toute une série d’oppositions à mettre en évidence : haut/bas, supérieur/inférieur, dessus/dessous, dehors/dedans, droite/gauche, clair/obscur, dense/vide, lourd/léger, chaud/froid, etc. » (p. 755) Car c’est évidemment dans cette opposition-là que réside l’énigme. La durée exceptionnelle de l’aide que chacun doit apporter à sa progéniture et la somme des savoirs qu’il importe de transmettre aux petits expliquent aisément « la domination des autonomes sur les dépendants, des expérimentés sur les inexpérimentés, des parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des ainés sur les cadets, et, par la vertu du symbolique, des ancêtres morts sur les présents vivants et des esprits des dieux sur les hommes. » (p. 755) Mais cela n’explique pas « la domination quasi universelle des hommes sur les femmes, comme plus généralement des mâles sur les femelles dans nombre de sociétés animales non humaines. (p. 756)

J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cette énigme, que ce soit sous l’angle différent des traces qu’elle laisse lorsqu’on la reconnaît comme le joug masculin (2), que ce soit en parlant des théories explicatives avancées par Françoise Héritier (3). Depuis lors, ma conception du problème a bien sûr évolué. Sans doute ne réécrirais-je plus les choses de la même façon. Mais j’ai depuis longtemps choisi de laisser ce genre de désaccord dû au temps apparaître, selon cette opinion de Montaigne pour qui rien ne justifie de transformer nos écrits anciens à la lumière de nos opinions d’aujourd’hui.

Bernard Lahire passe en revue différentes explications de cette omniprésence de la domination masculine. Je ne vais pas m’attarder sur celles-ci, mais qu’il me soit au moins permis de relever le caractère complet et détaillé de cette recension. Bien sûr, il y est question de la grande proximité entre la mère et l’enfant, ce qui conduit inévitablement à opérer des rapprochements avec le monde animal, et plus particulièrement les primates, comme à insister sur le lien entre les contraintes biologiques, les nécessités sociales et les usages culturels. Lahire écrit ceci, qui me paraît très important :
« Balayer l’argument de la base biologique de la division sexuée du travail pour n’en retenir qu’un rapport de domination arbitraire, purement culturel, c’est non seulement oublier les contraintes de la gestation et de l’allaitement qui ne pèsent que sur les femmes, mais oublier aussi l’énorme investissement parental requis en matière de nourrissage et de soins de l’enfant dans le cas d’une progéniture fortement altricielle. Cela tient les femmes éloignées pendant plusieurs années de leur vie (beaucoup plus courte dans les premières sociétés) des activités dangereuses et supposant une mobilité et une grand liberté de mouvement telles que la chasse ou la guerre. » (p. 766)
Et il ajoute :
« Il ne s’agit pas de dire que l’investissement maternel serait génétiquement déterminé, mais que les contraintes biologiques de base, qui n’ont toujours pas été modifiées en termes de gestation - même si le fait aujourd’hui d’envisager la possibilité d’un utérus artificiel indique que la chose n’est désormais plus totalement hors d’atteinte -, et qui n’ont été desserrées, partiellement, que très récemment en matière d’allaitement, créent simplement des habitudes et des dispositions très puissantes, sur la base desquelles se sont bâtis des dispositifs culturels variables. » (p. 768)

Je ne m’attarde pas - malgré l’intérêt qu’elles représentent - sur les théories qui relèvent l’assimilation de la femme à l’enfant ou au cadet, voire au bas (opposé au haut) ou au faible (opposé au puissant), pas davantage sur celles qui lie la position de la femme à l’écoulement menstruel du sang. Car je voudrais m’attarder un instant sur ce que Bernard Lahire juge utile de dire à propos de la position prise sur la question par Pierre Bourdieu.

« Les sociologues considèrent le plus souvent que les propriétés biologiques (anatomiques, physiologiques, reproductives, etc.) n’ont aucune espère de conséquence sociale. » (p. 795)
Or celui vis-à-vis duquel il argumente le plus ce reproche, c’est Bourdieu. Et cela me paraît pleinement justifié. C’est à juste titre que, parlant de lui, Lahire affirme :
« Pour lui, “la différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout particulièrement la différence anatomique entre les organes sexuels” n’exercent aucune forme de contrainte sur les rapports sociaux de sexe, mais sont simplement des faits convoqués par les discours de “justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres”. » (p. 796-797)

Ce déni du biologique va de pair avec l’importance que Bourdieu accorde au symbolique, lequel correspondrait totalement à un arbitraire que, par ailleurs, il n’explique pas. Il se démarque ainsi de l’opinion commune qui naturalise si volontiers ses opinions, jusqu’à ignorer toute détermination biologique.
« En renvoyant toute situation (inégalitaire par exemple) à la “nature”, les acteurs ordinaires, et tout particulièrement les discours conservateurs, contribuent à effacer son caractère culturel et à légitimer, du même coup, l’ordre existant des choses. Mais à ne pas préciser de quelle “nature” ou de quel “biologique” il parle, Bourdieu peut se débarrasser à la fois du sens commun et de la science biologique. Sa position classiquement constructiviste montre en tout cas qu’il n’a aucunement conscience du fait que les biologistes établissent des faits fondamentaux du point de vue de leurs conséquences sociales. » (p. 799)

Je me permets ici une petite parenthèse à propos d’une affirmation de Bourdieu que j’avais - au moins en partie - mal interprétée, il y a de cela plus de 30 ans. Je n’en parle pas pour le plaisir de me donner tort, mais uniquement parce que cette affirmation - que Lahire de cite pas - est sans doute de celles qui illustrent le mieux ce que celui-ci dénonce. Or, sans doute à la suite d’une lecture rapide, je l’avais personnellement évoquée lors d’un débat sur les défaveurs dont souffrent les femmes en y voyant en quoi l’acte physique de la copulation pouvait suggérer la position sociale de la femme. Relecture faite aujourd’hui, il apparaît clairement que c’est exactement le contraire. Voici le passage :
« La préséance masculine qui s’affirme dans la définition légitime de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du travail (dans les deux cas, l’homme y “prend le dessus” tandis que la femme “se soumet”) tend à s’imposer, au travers du système des schèmes constitutifs de l’habitus, en tant que matrice de toutes les perceptions, les pensées et les actions de l’ensemble des membres de la société et en tant que fondement indiscuté, parce que situé hors des prises de la conscience et de l’examen, d’une représentation androcentrique de la reproduction biologique et de la reproduction sociale. Loin que les nécessités de la reproduction biologique déterminent l’organisation symbolique de la division sexuelle du travail et, de proche en proche, de tout l’ordre naturel et social, c’est une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en apparence naturel à la vision masculine de la division sexuelle du travail et, par là, à toute la vision masculine du monde. La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu’elle cumule deux opérations : elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans un biologique qui est lui-même une construction sociale biologisée. » (4)

Quelle que soit la force avec laquelle on souhaite rester vigilant à l’égard d’un auteur que l’on apprécie énormément, l’adhésion entraîne l’adhésion jusqu’à admettre sans trop réfléchir, y compris lorsqu’on fait un contresens dont un autre auteur vous permet de prendre conscience par la nouveauté de ses approches. Comment aurait réagi Bourdieu à la lecture du livre de Lahire ? Nous ne le saurons jamais. Mais on ne peut que rejoindre ce dernier lorsqu’il précise :
« Bourdieu, comme nombre de chercheurs en sciences sociales, travaille avec la conception d’un biologique parfaitement amorphe, c’est-à-dire socialement neutre, sans conséquence, non déterminant, non limitant ou non contraignant. L’usage du terme “arbitraire”, qui renvoie à des choix non discutés et qui auraient très bien pu être différents, constitue de ce point de vue un énorme problème. Certes, les rapports entre le masculin et le féminin varient dans le temps et dans l’espace, et, certes, on a bien toujours affaire à des constructions culturelles. Mais faire du culturel un principe de variation infinie est une erreur fatale à la compréhension. Car il y a bien un fait, forcément plus général, qui ne varie pas, et qui demeure une énigme anthropologique tant que l’on demeure dans l’explication culturelle au sens strict […] » (p. 801)

Dans ce chapitre des Structures fondamentales des sociétés humaines, Bernard Lahire ouvre très largement les sources et les argumentations susceptibles d’éclairer la question de la domination masculine, à mon sens d’une manière bien plus riche que ne le fit en son temps Pierre Bourdieu (5). Et il le fait en s’en tenant aux faits, sans laisser interférer dans son propos quelque orientation politique que ce soit. Pourtant, la dernière ligne du chapitre laisse transparaître une préoccupation que je ne lui reprocherai pas, même si je ne crois guère à la sociologie curative du monde social. Il a en effet écrit :
« Comprendre ce qui a été et reste au cœur de la fabrique de la domination masculine, c’est pouvoir développer l’imagination pour mettre en place les contrepoids, les contre-feux ou les contre-forces souhaités et poser les aiguillages autrement. » (p. 823)

(1) Le livre de Bernard Lahire auquel appartient ce chapitre est intitulé Les structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023). Je lui ai consacré une note datée du 7 mars 2024. Le chapitre “Partition sexuée et domination masculine” en occupe les pages 754 à 823.
(2) Cf. ma note du 21 janvier 2003.
(3) Cf. ma note du 23 juillet 2009.
(4) Pierre Bourdieu, “La domination masculine” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84, septembre 1990, p. 14. C’est moi qui souligne. L’article se concentre sur les rapports masculin/féminin au sein des montagnard berbères de Kabylie.
(5) Cf. tout particulièrement Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998.

1 commentaire:

  1. Laurent Ledoux31 mars 2024 à 16:26

    Merci, Cher Jean, pour cette analyse argumentée. Cela fait du bien dans un monde où le dialogue vigoureux mais apaisé et nuancé devient rare ou difficile.

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