J’ai eu le privilège de déjeuner une ou deux fois par semaine avec lui pendant quelque 20 ans. Et ceci, alors que nous n’avions aucun lien professionnel et qu’aucune relation commune ne nous y portait. C’était pour l’agrément de l’échange, encore celui-ci se confina-t-il toujours à des régions dont la vie personnelle et quotidienne était exclue. Si bien que je conserve l’impression que je le connaissais mal, ou plus précisément que je ne le connaissais que d’un seul point de vue, ainsi que ces lieux qu’on aperçoit de loin sans jamais s’y rendre.
Pour dire ce qu’était ce rapport un peu étrange que nous entretenions, je ne vois rien de plus parlant que de prendre un exemple - un seul parmi une multitude d’autres possibles -, celui des conversations échangées à propos de Pascal.
Nous avons souvent parlé de Pascal, quelquefois texte à l’appui. Et le jeu consistait à explorer nos accords et nos désaccords à son sujet, les premiers - de loin les plus nombreux - permettant de vivre les seconds sans le moindre chagrin.
J’ai cru et crois encore qu’il y a deux Pascal : celui, philosophe et anthropologue, qui jette sur le monde un regard anxieux qu’alimente une lucidité rarement égalée ; et celui, plus fervent, qui voit en Jésus l’incarnation du noeud que forment grandeur et misère de l’homme. J’étais et je reste fasciné par le premier Pascal, au point de méconnaître le second, qu’il m’est très malaisé de suivre dans ses extases.
Pierrot, de son côté, ne voulait voir qu’un Pascal, un Pascal dont chaque mot faisait écho à tous ses visages, depuis l’auteur du Mémorial jusqu’au spectateur affolé d’un ciel silencieux, en passant par le polémiste défenseur de Port-Royal, et même par le mathématicien sagace. Et, pour lui, chaque visage traduisait d’une certaine façon ce qu’exprimait tous les autres.
J’ai tout de suite pensé qu’il y avait, dans ces approches différentes, la trace de parcours bien dissemblables, notamment dans nos façons respectives d’avoir douté du credo catholique. Il y avait chez lui comme un souci de ne jamais jeter le bébé avec l’eau du bain, là où je manifestais plus facilement le besoin d’éradiquer ce que le dogme aurait contaminé. Même si son attitude me laissait supposer qu’il eût été indélicat de l’interroger sur ses convictions les plus intimes - sa pudeur sur la visibilité de soi étant extrême -, je sentais qu’il conservait à l’égard de ses maîtres jésuites un respect que je n’étais pas en mesure d’accorder aux enseignants de l’officiel auxquels je dois ma formation. Et l’intérêt qu’il portait à Renan devait beaucoup - je crois - aux conditions dans lesquelles celui-ci s’éloigna de la croyance religieuse de façon très lente, très progressive et - si je puis dire - très précautionneuse. Il pensait - et je ne pouvais que lui donner raison sur ce point - que l’on n’abjure pas une croyance séculaire sans prendre en compte tout ce qu’elle emportait avec elle et qu’il serait imprudent de juger trop rapidement.
L’important pourtant n’est pas là. L’important, c’est que nous conversions sans cesse avec le souci de trouver dans la pensée de l’autre de quoi mettre la nôtre propre à l’épreuve. J’ai toujours senti que Pierrot sollicitait mes objections pour placer ses convictions dans l’inconfort. Et c’est peu dire que je l’écoutais avec le sentiment qu’il comprenait mieux les choses que moi. Ce qui n’enlevait rien au besoin de rester tenace, sous peine d’annihiler des différences dont nous nous nourrissions et dont se nourrissait notre amitié.
Parlant de Pascal, il revenait souvent sur cette exclamation du Mémorial : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. » Et plus il s’expliquait sur la fascination que cette parole exerçait sur lui, plus je tentais de comprendre la nature précise du feu qu’il partageait ainsi. Sans trop arriver - il faut le dire - à résoudre l’énigme que cela posait à mon esprit, sans doute trop catégorique. On connaît le mot d’Alphonse Daudet : « Renan ? Une cathédrale désaffectée. » Je suis tenté de m’en inspirer et de dire : Pierrot ? Une cathédrale silencieuse.
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