Marie-Odile Goulet-Cazé est morte
Ce 15 mars, Marie-Odile Goulet-Cazé est morte. Elle avait 72 ans. Je lui dois beaucoup.
Spécialiste des philosophes de l’Antiquité, elle s’est tout particulièrement vouée à mieux comprendre le cynisme et les rapports qu’il a entretenu avec d’autres grands courants de l’époque : le platonisme, le stoïcisme et, plus tard, le christianisme. Discrète, modeste et très travailleuse, elle n’a cessé de pousser la recherche là où les chemins restaient inexplorés, sans jamais prétendre avoir réalisé de véritables découvertes. Pourtant, elle a sorti le cynisme de l’ombre, manifestant de manière convaincante l’importance qu’il a eu dans le monde antique - souvent sous-estimée - et révélant aussi la portée d’une conception de la vie forte de fondements solides, là où elle était souvent présentée comme une facétie ou une malice.
À la fin des années 90, j’avais lu plusieurs de ses ouvrages et j’en avais été très impressionné. Une forme de sincérité nouvelle m’était apparue possible et n’a d’ailleurs pas été pour rien dans mon évolution intellectuelle. C’est aussi ce qui m’avait conduit à préparer un exposé sur Diogène, grâce auquel j’espérais faire mieux connaître les mérites de la parrhèsia, du franc-parler. (1)
Il n’est pas rare de rencontrer l’opinion selon laquelle la recherche en histoire représente une forme de divertissement qui traduit un désintérêt, voire une méfiance, à l’égard du présent. J’incline à penser que c’est tout l’inverse : le présent ne nous révèle jamais si bien ses vrais enjeux que lorsque notre conception des choses est nourrie de celles que l’histoire nous apprend. Et c’est là une manière de manier l’histoire qui est à l’opposé, non seulement de cette approche qui sert un récit national, mais surtout de cette croyance selon laquelle l’histoire serait pleine de leçons dont nous devrions faire notre profit. Ce qui donne du prix à la recherche sans cesse recommencée de la vérité du passé, c’est qu’elle nous livre ce qui permet de relativiser nos pratiques, nos convictions et, d’une manière générale, notre façon de penser. C’est, je crois, le message que Marc Bloch a voulu faire passer avec son Apologie pour l’histoire (2), message malheureusement très négligé.
Il me faut le répéter : le cynisme n’est très généralement évoqué que sous une forme moderne, en partie inspirée par Machiavel, à savoir une propension à satisfaire ses intérêts et à se montrer indifférent à ceux des autres, souvent de façon ostentatoire ou provocatrice. Le lien avec le cynisme antique existe, bien sûr, mais il porte sur des aspects mineurs, telle par exemple la provocation ou la prise en compte du réel. Pour le reste, la version antique fonde une morale que la version moderne déserte. Car le cynique antique offre aux autres l’exemple de son mode de vie et donne à voir son ascèse comme la clé d’un bonheur accessible à tous.
Les inquiétudes que suscitent la diminution de la diversité biologique, la pollution généralisée, le réchauffement climatique et les menaces technologiques m’ont poussé à imaginer en quoi ce type de cynisme aurait pu voire pourrait permettre d’en réchapper. (3) Exercice gratuit, bien sûr, qui vise davantage à magnifier la force de cette conception de la vie qu’à suggérer une solution, bien entendu inaccessible.
Merci à Marie-Odile Goulet-Cazé d’avoir rendu possible cette ouverture sur une pensée si peu contemporaine. Je compte bien me replonger dans son œuvre très prochainement.
(1) Cf. ma note du 12 septembre 2000.
(2) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire [1949], Armand Colin, 2000.
(3) Cf. ma note du 2 novembre 2021.
J’ignorais l’existence de cette chercheuse. Comme quoi, bien des livres intéressants restent confidentiels. À la lire, peut-on savoir si les cyniques étaient ou non athées. C’est une question qui m’intrigue. Epicure admettait l’existence des dieux, mais il estimait qu’ils étaient loin et indifférents aux hommes. Qu’en est-il des cyniques ?
RépondreSupprimerL’athéisme est une attitude qui n’est guère caractérisée telle avant le Ier siècle avant Jésus-Christ. Théodore l’Athée (v. -340 - v. -250) fut ainsi nommé par Cicéron, parce qu’il s’était montré irrévérencieux envers les dieux, au point de contester que puissent exister des êtres éternels et incorruptibles. En ce qui concerne Diogène de Sinope et son goût pour la falsification, Marie-Odile Goulet-Cazé a écrit ceci : « La falsification n’épargne pas le domaine religieux, où le cynique, affichant une attitude agnostique, rompt délibérément avec les croyances traditionnelles. Les dieux lui servent uniquement de modèle théorique et, quand il s’adresse à ses contemporains, de référence obligée dans la mesure où ils symbolisent l’absence de besoins. La contestation passe par le refus de tout anthropomorphisme, par la critique des institutions religieuses, des formes traditionnelles du culte, notamment des Mystères, par la remise en cause de la prière, de l’interprétation des songes, des purifications rituelles, des oracles ou de la superstition : le cynique ne supporte pas que l’on fasse dépendre le bonheur humain de pratiques qui n’ont rien à voir avec les dispositions morales de l’individu. On ne trouve chez lui aucune image rationnelle du monde, aucune conception providentialiste de la Nature ; aussi refuse-t-il d’éprouver de la crainte face aux dieux, sous la forme notamment de la crainte de la mort et des châtiments infernaux, car la crainte serait un obstacle à son apathie. […] les cyniques font entendre une voix discordante et dérangeante, qui empêche leurs contemporains de pratiquer tranquillement leur religion sans se poser de questions. Le réalisme du cynique, son refus de toutes les illusions l’invitent à se soumettre aux lois de la nature et à ne pas se prononcer sur des questions qui le dépassent. C’est pourquoi la meilleure définition de l’attitude religieuse dans le cynisme ancien nous paraît être l’agnosticisme. » (M-O G-C, Cynisme et christianisme dans l’Antiquité, Vrin, 2014, pp. 36-37.) À noter que Antisthène a été qualifié, lui, de monothéiste, parce qu’« il plaçait le dieu unique au niveau de l’unité et de la nature, et les dieux du polythéisme au niveau de la multiplicité, de la tradition et de l’opinion. » (Ibid., p. 81.) Comprendre les croyances d’époques anciennes reste toujours une gageure, a fortiori lorsqu’on use d’un vocabulaire d’aujourd’hui. Dieux, Dieu, athéisme, agnosticisme, ce sont des mots qui ont leur histoire, très impénétrable.
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