La petite institutrice
de Katherine Mansfield
En janvier dernier, il y a eu tout juste 100 ans que mourrait de la tuberculose Kathline Beauchamp, mieux connue sous le pseudonyme de Katherine Mansfield. Elle avait 34 ans. Ce fut l’occasion que saisirent des maisons d’édition pour republier certaines de ses œuvres. (1)
Il n’est pas aisé de décrire le charme de son écriture. Lorsqu’on se laisse souvent tenter par les ouvrages philosophiques qui approfondissent les questions difficiles, on ne peut qu’aspirer quelquefois à retrouver les propos légers et profonds à la fois qu’un quotidien vécu sans a priori peut inspirer à des âmes sensibles. C’est ce qui me conduit de temps à autre à lire Maupassant ou Tchekhov par exemple. Je ne cite pas Maupassant et Tchekov par hasard ; ils sont souvent cités comme des auteurs qui ont fortement influencé Katherine Mansfield. En même temps, j’aime croire qu’elle a trouvé en elle tout ce qui fait son style et ses thématiques, tant la simplicité du propos et la brièveté des récits donnent à croire à des confidences sans dessein.
J’ai trouvé sous la plume d’Edmond Jaloux - un critique littéraire aujourd’hui un peu oublié - les mots qui conviennent à son sujet. Il l’avait rencontrée deux fois, peu donc pour la juger pertinemment. Et pourtant, moi qui ne devine d’elle que ce que la lecture de quelques-unes de ses nouvelles m’a laissé supposer, j’ai bien cru la reconnaître.
D’abord quant à son apparence :
« Je revois un être fragile, de petite taille, gracieux et comme en retrait, qui donne l’impression de vivre en marge de la vie dans une zone qui n’est plus tout à fait la vie, mais son halo. La beauté du visage est émouvante, les traits extrêmement fins, les yeux très noirs, le regard à la fois éclatant et voilé. Ce qui me frappe aussi, c’est l’égalité du teint : le visage est entièrement couvert d’une nuance ivoirine, qui n’est nulle part plus claire ou plus foncée. Je ne sais pourquoi ce visage me fait penser à quelque chose d’asiatique, ou tout au moins d’exotique : les cheveux sont coupés en frange, à la chinoise. (Je ne savais pas encore à cette époque que Katherine Mansfield fût née en Nouvelle-Zélande.) Il y a dans cette figure, dans ce regard, une expression qui n’est pas d’ici, pure, calme, profonde, une sérénité impressionnante. Et quand Katherine Mansfield parle, ce qu’elle dit correspond exactement à l’idée générale qu’elle donne. Quand on s’adresse à elle, elle ne répond pas tout de suite ; elle semble méditer sur ce que vous avez dit ; ce n’est pas seulement le sens profond de vos paroles qu’elle cherche à comprendre, mais aussi ce qui flotte autour d’elles, l’ensemble d’idées et d’émotions dont elles sont l’aboutissement ; elle écoute parfois comme une petite fille appliquée et studieuse qui a toujours quelque chose à apprendre ; il reste d’ailleurs en elle je ne sais quoi de délicieusement enfantin et de primitif, et d’aérien aussi… » (2)
Ensuite quant à son écriture :
« La sagesse de Tchékoff et de Katherine Mansfield a été d’éviter ce caractère de “nouvelle à la main” qui gâte bien des nouvelles de l’auteur du Horla et de vouloir peindre la vie dans sa complexité sans lui donner un aspect volontairement théâtral. Le goût de la scène, de l’effet à produire, a été néfaste à bien des bons esprits de chez nous ; on ne voit rien de pareil chez Katherine Mansfield. Aussi certains lecteurs, habitués à nos façons, risqueront-ils de trouver cet art facile et incertain, alors qu’il est le comble même de la difficulté et de la sûreté. Il est toujours relativement aisé, dans un récit, de tendre à une fin, mais quelle adresse ne faut-il pas, quand il n’y a pas de fin - je veux dire : de fin saisissante plus ou moins artificielle - ou plutôt quand chaque épisode, chaque détail sont à eux-mêmes leur propre fin, quand le désir d’exprimer un morceau quelconque de la vie ne se trouve pas résumé dans une sorte de moralité, mais se moule sur chaque groupe d’impressions ou d’anecdotes. Nous croyons trop souvent la composition absente quand elle ne vient pas en avant du récit : combien faut-il plus de science pour la maintenir en arrière, invisible, et cependant présente. » (3)
Les nouvelles de Katherine Mansfield, qui furent principalement rédigées entre 1918 et 1923, donnent bien sûr à voir une époque à bien des égards très différente de la nôtre. Ainsi, le sort des femmes d’alors n’est pas celui d’aujourd’hui. En Angleterre, les suffragettes manifestent et obtiennent enfin le droit de vote (du moins si elles ont au moins 30 ans). Ce qui n’épargne pas aux femmes de subir continûment l’ascendant des hommes, le plus souvent sans même imaginer qu’elles pourraient avoir le droit de s’en plaindre.
Katherine Mansfield n’évoque jamais la politique, et pas davantage les conflits de classe ou de genre. Elle témoigne simplement de la vie, telle que le quotidien nous l’offre. Mais cette apparente candeur livre une réalité qui révèle très souvent bien mieux les forces, les faiblesses, les bouillonnements et les ankyloses que les théories les plus subtiles.
Dans la nouvelle intitulée La petite institutrice (4), il en va ainsi de l’inconfort permanent que représente la gent masculine pour une femme qui voyage seule.
« Oh ! mon Dieu ! comme elle aurait voulu qu’il ne fasse pas nuit ! Elle aurait bien préféré voyager le jour. Mais la dame du bureau des institutrices lui avait dit : “Vous feriez mieux de prendre le bateau du soir, et ensuite si vous montez dans un compartiment de dames seules, vous serez beaucoup plus en sécurité dans le train qu’à dormir dans un hôtel étranger. Ne sortez pas de votre voiture, ne vous promenez pas dans le couloir, et faites bien attention de fermer à clef la porte du lavabo, si vous y allez. […]” » (p. 53)
Le voyage programmé consistait à rallier Augsbourg où cette jeune institutrice anglaise avait obtenu un poste, forte qu’elle était de la connaissance de la langue allemande. Le récit de ce voyage comporte évidemment bien d’autres aspects que l’embarras suscité par les hommes. Il n’empêche que lorsque l’institutrice débarqua du bateau…
« Un homme à casquette de cuir noir s’avança et lui toucha le bras : “Où ça, Mademoiselle ?” Il parlait anglais, ce devait être un contrôleur ou un chef de gare, pour avoir une casquette de ce genre. Elle avait à peine répondu qu’il fonçait sur sa panière. “Par ici !” cria-t-il d’une voix grossière, décidée. En jouant des coudes, il dépassa la foule. “Mais je ne veux pas de porteur ! Je veux la porter moi-même !” Il lui fallut courir pour le suivre, et sa colère, plus forte qu’elle-même, la dépassait et arrachait le sac des mains du scélérat. Il n’y prêtait aucune attention, déambulait le long de la plateforme sombre et traversait les lignes de la voie. “C’est un voleur !” La petite institutrice en était convaincue, tandis qu’elle posait les pieds entre les rails argentés et sentait crépiter les escarbilles sous ses semelles. » (p. 55)
On me dira : un porteur qui force la main, cela peut viser qui que ce soit. Oui, mais l’histoire ne s’arrête pas là.
« De l’autre côté - oh ! Dieu merci ! - il y avait un train avec Munich écrit dessus. L’homme s’arrêta devant les énormes wagons éclairés : “Deuxième classe ?, demanda la voix insolente. - Oui, un compartiment de dames seules !” Essoufflée, elle cherchait la plus menue pièce qu’elle pût donner à cet affreux homme, tandis qu’il lançait la panière dans le filet d’un compartiment vide, qui portait l’étiquette DAMES SEULES, collée à la vitre. Elle monta dans le train et lui tendit vingt centimes. “Qu’est-ce que c’est que ça ?” cria l’homme lançant des regards furieux, d’abord à l’argent, puis à elle. Il portait le pourboire à son nez, le flairait, comme si de sa vie il n’avait vu, et à plus forte raison tenu pareille somme. “C’est un franc. Vous le savez bien ? Un franc ! C’est mon tarif, un franc !” S’imaginait-il qu’elle allait lui donner un franc pour le remercier de lui avoir jouer un pareil tour, simplement parce qu’elle était une jeune fille et voyageait seule la nuit ? Jamais ! Jamais ! » (p. 56)
Jusque-là, elle a fait face. Mais le voyage est loin d’être terminé.
« Brusquement, du couloir partent des bruits de pas, de voix d’hommes hautes, interrompues d’éclats de rire, et qui s’approchent. La petite institutrice se recule dans son coin, tandis que quatre jeunes gens, coiffés de chapeaux mous, passent, la dévisageant à travers les vitres. L’un d’eux, pouffant de sa plaisanterie, montre la pancarte : DAMES SEULES, et tous quatre se baissent pour mieux voir l’unique petite jeune fille dans l’encoignure. Oh ! mon Dieu ! ils sont dans le compartiment d’à côté. Elle les entend piétiner, puis un silence subit est suivi de l’apparition d’un grand garçon maigre, à petite moustache noire. Il ouvre brutalement la porte : “Si Mademoiselle voulait venir avec nous ?” demande-t-il en français. Elle voit les autres se rassembler derrière lui, regarder sous son bras et par-dessus son épaule ; elle reste très droite et immobile. “Si Mademoiselle veut bien nous faire l’honneur ?” poursuit le grand garçon railleur. L’un d’eux ne peut plus garder son sérieux. Son rire éclate à grands bruits. “Mademoiselle est grave !” continue le jeune homme avec des saluts et des grimaces. Il brandit son chapeau et elle est de nouveau seule. » (p. 58)
On souffle pour elle. Peut-être va-t-elle enfin pouvoir se tranquilliser un peu. Malédiction ! Avant même que le train ne s’ébranle, voilà que survient un petit fait qui va entraîner d’importantes conséquences.
« La petite institutrice regarde au dehors, et voit son porteur qui revient - le même homme - qui se dirige vers son compartiment, les bras chargés de bagages. Mais… mais que fait-il ? Il glisse l’ongle de son pouce sous l’étiquette Dames seules et l’arrache net, puis il se recule de côté et la regarde de travers, tandis qu’un vieux monsieur enveloppé dans une cape à carreaux enjambe la haute marche. “Mais c’est un compartiment de dames seules ! - Oh ! non, Mademoiselle, vous vous trompez. Non, non, je vous assure ! - Merci Monsieur !” » (pp. 58-59)
Pour user d’un terme franglais très à la mode, on pourrait aisément m’accuser de spoiler la suite et la fin de l’histoire si je m’entêtais à égrener les extraits révélateurs des déboires que la petite institutrice a rencontré au cours de son voyage du seul fait de l’impudence des hommes. Aussi vais-je m’arrêter ; la lecture de la nouvelle fera découvrir ce qui est advenu.
Qu’il me soit pourtant permis de vous dire que, si vous vous précipitez sur Révélations et autres nouvelles pour connaître enfin à quelle sauce la petite institutrice a été mangée, vous n’êtes sans doute pas digne de lire Katherine Mansfield. Vous me répondrez que c’est moi qui ai tout fait pour dévoyer votre curiosité. Ce n’est pas faux. Et c’est là qu’il me faut avouer que l’inconfort que subissent les femmes, variable selon les époques, mais constant dans ses dommages, il reste mon fait alors même que j’en perçois l’extrême contrainte dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Ne serait-ce qu’en extrayant du récit de cet inconfort quelque chose comme une touche suggestive.
(1) Par exemple : Katherine Mansfield, Le nid de colombes, trad. d’André Bay et Marguerite Faguer, Archipoche, 2023 ; Katherine Mansfield, Félicité, trad. de Jacques et Germaine Delamain, Archipoche, 2023 ; Katherine Mansfield, Révélations et autres nouvelles, trad. de Jacques et Germaine Delamain, Éd. de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2023.
(2) Edmond Jaloux, préface de Katherine Mansfield, La garden party, Stock, 1961, pp. 5-6.
(3) Ibid., pp. 8-9.
(4) Katherine Mansfield, Révélations et autres nouvelles, trad. de Jacques et Germaine Delamain, Éd. de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2023, pp. 53-77.
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