dimanche 25 mars 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (2)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


DEUXIÈME NOTE

La deuxième chose qui ressort du cours publié, c’est l’importance de l’histoire et du rapport qu’il convient d’entretenir avec elle dans le cadre d’une recherche sociologique. En fait, on pourrait presque dire que l’État n’est pris ici que comme l’objet exemplaire d’une recherche illustrant le structuralisme génétique de Bourdieu.

Alors qu’il en est encore à préciser son projet, il dit ceci :
« J’essaierai de montrer comment une véritable histoire génétique, une sociologie historique, cherche à saisir ces processus de création permanente qui visent à transformer les structures à partir de contraintes objectivement inscrites dans la structure et dans l’esprit des gens, processus qui changent la structure et qui sont façonnés en partie par l’état antérieur de la structure. La philosophie de l’histoire que j’engagerai dans mon analyse à venir est qu’à chaque instant, toute l’histoire est présente dans l’objectivité du monde social et dans la subjectivité des agents sociaux qui vont faire l’histoire. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit dans un système fatal tel qu’à partir de l’instant initial on puisse déduire les instants suivants, mais que, à chaque moment, l’espace des possibles n’est pas infini. On peut même se demander si l’espace des possibles ne va pas en se resserrant... » (p. 135)
Et, peu après, il précise :
« [...] l’essentiel de mon propos est de justifier cette entreprise d’analyse historique s’agissant de la sociologie. On peut répéter cette opposition classique selon laquelle le sociologue étudie des lois générales invariantes alors que l’historien étudie des cas situés et datés. Cette opposition Durkheim/Seignobos, au départ historique, est devenue une opposition structurant les inconscients cultivés. Or elle me semble absurde : on ne peut pas faire la sociologie d’un phénomène contemporain sans faire une histoire génétique et une sociologie génétique de ce phénomène. La sociologie telle que je la conçois est un structuralisme génétique ou une génétique structurale. Le sociologue est quelqu’un qui fait de l’histoire comparée sur le cas particulier du présent ; le sociologue est un historien qui prend pour objet le présent, avec l’arrière-pensée de constituer le présent comme cas particulier et de le resituer dans l’univers des cas possibles. » (pp. 144-145)

Ce serait évidemment se tromper lourdement que de croire que Bourdieu ajoute simplement aux outils habituels de la recherche sociologique un volet historique que le structuralisme de Lévi-Strauss se refusait de prendre en compte. En fait, il ne se fait nullement historien, au sens habituel du terme. Il adopte même une démarche qui, à bien des égards, est inverse à celle de la plupart des historiens. Là où ceux-ci lisent le passé avec le présent en tête (1), Bourdieu cherche à lire le présent en en recherchant la genèse dans le passé.

Pour caractériser cet usage de l’histoire, il est peut-être utile de repartir de la rupture avec le structuralisme lévi-straussien. Si Bourdieu s’en était déjà expliqué dans Le sens pratique (2), il en situe l’origine à ses premiers travaux dans le Béarn (3) :
« Pour construire le modèle de l’État dynastique, je vais m’appuyer sur le travail que j’ai réalisé, il y a très longtemps, sur les paysans béarnais. Si je m’autorise à le faire, c’est que, depuis, ce travail a servi de base à des études historiques, et je pense qu’un certain nombre d’historiens, en particulier Andrew Lewis auquel je vais me référer, s’appuient sur les travaux anthropologiques du type de ceux que j’avais menés pour penser la logique du fonctionnement de la famille royale. Et - comment le dire sans arrogance ? - mes travaux sur la parenté en Béarn marquaient une certaine rupture avec la tradition dominante au moment où je travaillais, qui était la tradition structuraliste : ces travaux visaient à montrer que les échanges matrimoniaux, loin d’être, comme on le pensait, le produit de règles conscientes ou de modèles inconscients, étaient le produit de stratégies orientées par les “intérêts” de la maison. » (p. 372)
Il faut alors bien comprendre ce que Bourdieu entend par des “stratégies”. Il lie ce concept à celui de modèle (reliquat du structuralisme lévi-straussien) et à celui de système :
« En fait, l’exercice qu’il s’agit de pratiquer consiste simplement à voir qu’un modèle très général peut rendre compte de phénomènes en apparence très différents, selon la logique [qui veut] que la même cause produise les mêmes effets.
[...]
À partir de ce modèle, j’ai construit l’idée de système de stratégies de reproduction sur lequel je voudrais m’expliquer un petit peu, parce qu’il est indispensable pour comprendre l’usage que je vais faire ensuite du modèle. J’ai essayé d’en donner une formulation méthodique dans La noblesse d’État (p. 387-388), où je commente très rapidement ce que j’entends par système de stratégies de reproduction, en insistant d’une part sur l’idée de “système” et, d’autre part, sur ce qu’il faut entendre précisément par “stratégies”. “Système”, d’abord : je pense que pour comprendre les conduites des maisons royales ou non royales, mais plus généralement pour l’ensemble des agents sociaux, il faut constituer comme faisant un tout des pratiques que les sciences sociales étudient en ordre dispersé, des pratiques qui sont, à un moment donné, souvent [assignées] à des sciences sociales différentes : la démographie pour les stratégies de fécondité, le droit pour les stratégies successorales, les sciences de l’éducation pour les stratégies éducatives, l’économie pour les stratégies économiques, etc. Avec la notion d’habitus, qui est un principe générateur de conduites systématiques, et la notion de stratégies de reproduction, j’essaie de rendre compte du fait que, pour comprendre un certain nombre de conduites humaines fondamentales qui sont orientées vers la conservation ou l’augmentation de la position occupée par une famille ou un individu dans l’espace social, il faut prendre en compte un certain nombre de stratégies apparemment sans rapport, des stratégies sans lien phénoménal [entre elles]. » (pp. 373-374)
Évidemment, il faut se garder de mal comprendre ce concept de stratégie :
« Le mot de stratégie donne souvent lieu à des malentendus, parce qu’il est très fortement associé à une philosophie finaliste de l’action, à l’idée que poser une stratégie reviendrait à poser des fins explicites par rapport auxquelles l’action présente s’organiserait. En fait, je ne donne pas du tout ce sens à ce mot : je pense que les stratégies renvoient à des séquences d’action ordonnées par rapport à une fin, sans qu’elles aient pour principe la fin objectivement atteinte, sans que la fin objectivement atteinte soit explicitement posée comme fin de l’action.
[...]
Le sujet des stratégies n’est pas une conscience posant explicitement ses fins ni un mécanisme inconscient, mais un sens du jeu - c’est la métaphore que j’emploie toujours : un sens du jeu, un sens pratique, [guidé par] un habitus, par des dispositions à jouer non pas selon les règles, mais selon les régularités implicites d’un jeu dans lequel on est immergé depuis la plus petite enfance. » (pp. 381-382)

Il en est appelé à l’histoire pour que les effets du jeu soient identifiés. Car un modèle qui serait construit sur la base de l’appréhension de la structure dans son instantanéité (comme c’est le cas dans le structuralisme lévi-straussien) pourrait manquer ce que la dynamique des stratégies est susceptible de révéler.

On se souvient que l’objection faite par Lévi-Strauss à l’histoire portait sur la sélection des phénomènes, celle-ci reflétant toujours une logique rétrospective propre à illusionner sur les véritables causes des changements. Bourdieu en est évidemment conscient. Il y ajoute « l’effet d’auto-renforcement » :
« Les historiens comme tous les savants, ne perçoivent comme importants certains objets ou thèmes que dans la mesure où ils ont été constitués comme importants par un historien qui leur paraît important. Dans l’entre-deux-guerres, Schramm a constitué le thème de la symbolique du pouvoir royal. Depuis, il y a eu des travaux sans fin sur les entrées royales, le sacre, le couronnement, c’est-à-dire sur toute la symbolique centrale : c’est l’effet d’auto-renforcement de l’importance des sujets du fait de la routine bureaucratique qui est un grand facteur d’inertie scientifique. Du coup, on oublie d’autres phénomènes tout aussi importants. » (pp. 322-323)
Et il cible ceux qui maintiennent l’histoire dans ce charriot des idées, même lorsqu’il s’agit de pratiquer le contre-pied. Ainsi :
« Quand les historiens se mettent à faire de la philosophie, c’est vraiment la fin de tout. Je pense au Dictionnaire de la Révolution française : François Furet et quelques autres sont en train d’inventer une histoire sans histoire, où l’histoire des stratégies politiques se réduit à l’histoire des idées. » (pp. 490-491)

Généralement, on sous-estime, je crois, ce qu’il y a de leibnizien dans la pensée de Bourdieu. Le déterminisme de Bourdieu, toujours présent dans ses propos, mais rarement évoqué comme tel, est proche de celui de Leibniz : à la fois nécessaire et, en même temps, inscrit sans cesse dans des possibles non advenus. Alors qu’il évoque différentes catégories de stratégies (4), Bourdieu termine par celle-ci (qui est peut-être à la fois la plus leibnizienne et la moins déterministe) :
« Ensuite, j’ai une dernière catégorie, que j’appelle les stratégies de sociodicée - je m’en explique très rapidement : c’est un mot que j’ai forgé sur le modèle du mot de Leibniz, la théodicée, qui est la justification de Dieu ; la sociodicée est la justification de la société. Cette notion désigne des stratégies qui ont pour fonction de justifier les choses d’être ce qu’elles sont. Ce qu’on met vaguement sous la notion d’idéologie, qui est tellement vague et vaseuse que je préfère la supprimer et la remplacer par sociodicée - c’est plus barbare, mais c’est plus précis. » (p. 379)

On se rend ainsi compte que Bourdieu veut investir l’histoire, mais d’une façon qui est à ce point éloignée de la façon dont le font la plupart des historiens, et d’une façon aussi qui écarte toutes les causalités événementielles, idéelles, personnelles, politiciennes, etc., de telle sorte que l’on y reconnaît encore une certaine exploitation du passé, mais non plus une histoire au sens d’un déroulement des choses. Gagne-t-il ainsi en découverte par rapport au modèle structuraliste ? Ce n’est pas impossible. Mais il faut se souvenir que le modèle structuraliste a été conçu pour des sociétés exotiques qui, pour la plupart, niaient avoir connu une histoire, alors que l’anthropologie de Bourdieu s’applique à sa propre société, très changeante.

Je voudrais terminer cette évocation de l’importance de l’histoire dans les cours 1989 -1992 par une mise en garde. En rassemblant quelques extraits que je juge significatifs, je peux donner l’impression que la sociologie de Bourdieu est essentiellement systématique, ce qu’elle n’est pas du tout. Chacun des concepts qu’il a forgés - depuis les plus connus, comme habitus et champ, jusqu’au plus historiques, comme modèle, système ou stratégie - sont toujours utilisés pour rencontrer des faits, des résultats, des découvertes, sans que jamais le concept n’en détermine l’émergence. Au contraire, les faits priment et les concepts n’ont d’autre fonction que de permettre des hypothèses relatives à leur articulation. Évidemment, cette articulation pousse à porter la recherche vers de nouveaux faits qui ne sont pas choisis au hasard. C’est que le concept suggère des types de causes qui ne sont pas toujours les plus apparentes, ni surtout les plus recherchées. Quand Proust critique Sainte-Beuve (5), il masque quelque chose que Bourdieu juge utile de dévoiler :
« [...] je pense que pour comprendre quelque texte que ce soit, il faut toujours savoir qu’on a, d’une part, un espace de textes et [, de l’autre,] un espace des producteurs de textes, et qu’on est obligé de rapporter la structure de l’espace des textes à la structure de l’espace des producteurs de textes pour comprendre pourquoi les textes sont ce qu’ils sont. Pour comprendre pourquoi tel juriste de province développe des thèses rousseauistes dans un pamphlet contre la monarchie, il est important de savoir que c’est un petit avocat d’une grande famille, que son cousin occupe une position très importante dans la ville de Bordeaux, alors que lui appartient plutôt à la branche ratée de la famille, etc. Il est important de savoir tout ça, la position qu’il occupe dans le champ juridique, l’autorité qu’il détient, s’il est parisien ou provincial, chancelier du Parlement de Paris ou petit avocat sans cause dans le Sud-Ouest, etc. : donc il faut mettre en relation l’espace des textes avec l’espace des producteurs de textes. » (pp. 422-423)

(1) Si, depuis Fustel de Coulanges, les efforts visant à arracher la recherche historique à son exploitation politique ont été constants, il n’en demeure pas moins que les révisions auxquelles ce louable travail a abouti restent assez étroitement liées aux époques successives qui les ont vus les formuler. L’histoire de l’histoire continue jusqu’aujourd’hui de témoigner de l’influence que l’évolution des valeurs morales imprime sur l’évolution des visions de l’histoire, même lorsque celle-ci se fait critique, doublement critique, triplement critique.
(2) Cf. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1980, pp. 68-70.
(3) Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires, Seuil, Points Essais, 2002. Ce livre rassemble trois articles, à savoir : « Célibat et condition paysanne » écrit en 1962, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction » écrit en 1972 et « Reproduction interdite . La dimension symbolique de la domination économique » écrit en 1989.
(4) Les autres stratégies sont celles de fécondité, les successorales, les éducatives, les prophylactiques, les économiques, celles d’investissement social et les matrimoniales.
(5) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio Essais, 1954.

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