Thérèse Desqueyroux
de François Mauriac
Lire Montaigne, c’est aussi accéder à deux reflets : celui d’une époque, la deuxième moitié du XVIe siècle, et celui de l’homme, dans ce qu’il a d’intemporel, du moins à l’échelle de sapiens. Et il en va ainsi de tout ce que l’écriture du passé nous a laissé d’estimable. Ainsi en est-il par exemple de ce roman de François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1), que j’ai eu si longtemps la stupidité de dédaigner.
Il y a d’abord les années 20. Et les années 20 dans une solitude, un de ces recoins immobiles de la France dont nous n’avons plus aujourd’hui la moindre idée.
« Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer, ce qu’on appelle ici un quartier : quelques métairies, sans église ni mairie, ni cimetière, disséminée autour d’un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel les relie une seule route défoncée. Ce chemin plein d’ornières et de trous se mue, au-delà d’Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu’à l’Océan il n’y a plus rien que quatre-vingt kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où, à la fin de l’hiver, les brebis ont la couleur de la cendre. » (p. 39)
Ensuite, il y a la tradition d’alors, cette observance qui pèse sur les consciences au point d’en conduire certains à ne plus douter de sa légitimité et en contraindre d’autres à en supporter vaille que vaille l’empire. Ces derniers s’astreignent, se compriment, se dessèchent, refoulent. La famille, le curé, la rumeur, tout concourt à résilier la moindre aspiration à quoi que ce soit d’autre. Et les liens s’ajoutent aux liens, telles les vrilles de la vigne, pour assujettir aux usages.
« Le jour étouffant des noces, dans l’étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l’harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l’encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait. Rien de changé, mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule. Au plus épais d’une famille, elle allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l’autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. » (p. 49)
Car Thérèse s’est mariée comme on se soumet à une étape obligée de la vie. D’autant que les nécessités familiales, elle les entend souvent dans sa propre bouche. Et lorsque son amie et belle-sœur, Anne de la Trave, déclare être passionnément amoureuse de Jean Azévédo, un juif plutôt libertin et peu soucieux des conventions sociales, elle en éprouve un mélange d’envie et de jalousie. La famille attend d’elle qu’elle ramène la brebis égarée dans le troupeau et, autant par curiosité que par dépit, elle décide d’aller voir le fauteur de trouble pour le convaincre de s’effacer.
Sous la plume de Mauriac, c’est Thérèse qui se raconte l’entrevue.
« Ma première rencontre avec Jean… Il faut que je me rappelle chaque circonstance : j’avais choisi d’aller à cette palombière abandonnée où je goûtais naguère auprès d’Anne et où je savais que, depuis, elle avait aimé rejoindre cet Azévédo. Non, ce n’était point dans mon esprit un pèlerinage. Mais les pins, de ce côté, ont trop grandi pour qu’on y puisse guetter les palombes : je ne risquais pas de déranger les chasseurs. Cette palombière ne pouvait plus servir car la forêt, alentour, cachait l’horizon ; les cimes écartées ne ménageaient plus ces larges avenues de ciel où le guetteur voit surgir les vols. Rappelle-toi : ce soleil d’octobre brûlait encore ; je peinais sur ce chemin de sable ; les mouches me harcelaient. Que mon ventre était lourd ! J’aspirais à m’asseoir sur le banc pourri de la palombière. Comme j’en ouvrais la porte, un jeune homme sorti, tête nue ; je reconnus, au premier regard, Jean Azévédo, et d’abord imaginai que je troublais un rendez-vous, tant son visage montrait de confusion. Mais je voulus en vain prendre le large ; c’était étrange qu’il ne songeât qu’à me retenir : “Mais non, entrez, madame, je vous jure que vous ne me dérangez pas du tout.”
Je fus étonnée qu’il n’y eût personne dans la cabane où je pénétrai sur ses instances. Peut-être la bergère avait-elle fui par une autre issue ? Mais aucune branche n’avait craqué. Lui aussi m’avait reconnue, et d’abord le nom d’Anne de la Trave lui vint aux lèvres. J’étais assise ; lui, debout, comme sur la photographie. Je regardais, à travers la chemise de tussor, l’endroit où j’avais enfoncé l’épingle : curiosité dépouillée de toute passion. Était-il beau ? Un front construit, - les yeux veloutés de sa race, - de trop grosses joues ; et puis ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure ; surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. Et moi, comment étais-je ? Très famille, je me souviens. Déjà je le prenais de haut, l’accusais, sur un ton solennel, “de porter le trouble et la division dans un intérieur honorable”. Ah ! rappelle-toi sa stupéfaction non jouée, ce juvénile éclat de rire : “Alors, vous croyez que je veux l’épouser ? Vous croyez que je brigue cet honneur ?” Je mesurai d’un coup d’œil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. Il se défendait avec feu : certes, comment ne pas céder au charme d’une enfant délicieuse ? Il n’est point défendu de jouer ; et justement parce qu’il ne pouvait même être question de mariage entre eux, le jeu lui avait paru anodin. Sans avait-il feint de partager les intentions d’Anne… et, comme juchée sur mes grands chevaux, je l’interrompais, il repartit avec véhémence qu’Anne elle-même pouvait lui rendre ce témoignage qu’il avait su ne pas aller trop loin ; que, pour le reste, il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence. “Vous me dites qu’elle souffre, madame ; mais croyez-vous qu’elle ait rien de meilleur à attendre de sa destinée que cette souffrance ? Je vous connais de réputation ; je sais qu’on peut vous dire ces choses et que vous ne ressemblez pas aux gens d’ici. Avant qu’elle ne s’embarque pour la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de Saint-Clair, j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves, - de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement.” Je ne me souviens plus si je fus crispée par cet excès de prétention, d’affectation, ou si même j’y fus sensible. Au vrai, son débit était si rapide que d’abord je ne le suivais pas ; mais bientôt mon esprit s’accoutuma à cette volubilité : “Me croire capable, moi, de souhaiter un tel mariage ; de jeter l’ancre dans ce sable ; ou de me charger à Paris d’une petite fille ? Je garderai d’Anne une image adorable, certes ; et au moment où vous m’avez surpris, je pensais à elle justement… Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, - une joie différente de toutes celles qui l’on précédée.”
Cette avidité d’un jeune animal, cette intelligence dans un seul être, cela me paraissait si étrange que je l’écoutais sans l’interrompre. Oui, décidément, j’étais éblouie : à peu de frais, grand Dieu ! Mais je l’étais. Je me rappelle ce piétinement, ces cloches, ces cris sauvages de bergers qui annonçaient de loin l’approche d’un troupeau. Je dis au garçon que peut-être cela paraîtrait drôle que nous fussions ensemble dans cette cabane ; j’aurais voulu qu’il me répondît que mieux valait ne faire aucun bruit jusqu’à ce que fut passé le troupeau ; je me serais réjouie de ce silence côte à côte, de cette complicité (déjà je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre). Mais Jean Azévédo ouvrit sans protester la porte de la palombière et, cérémonieusement, s’effaça. Il ne me suivit jusqu’à Argelouse qu’après s’être assuré que je n’y voyais point d’obstacle. Ce retour, qu’il me parut rapide, bien que mon compagnon ait trouvé le temps de toucher à mille sujets ! Il rajeunissait étrangement ceux que je croyais un peu connaître : par exemple, sur la question religieuse, comme je reprenais ce que j’avais accoutumé de dire en famille, il m’interrompais : “Oui, sans doute… mais c’est plus compliqué que cela…” En effet, il projetait dans le débat des clartés qui me paraissaient admirables… Étaient-elles en somme si admirables ?… Je crois bien que je vomirais aujourd’hui ce ragoût : il disait qu’il avait longtemps cru que rien n’importait hors la recherche, la poursuite de Dieu : “S’embarquer, prendre la mer, fuir comme la mort ceux qui se persuadent d’avoir trouvé, s’immobilisent, bâtissent des abris pour y dormir ; longtemps je les ai méprisés…”
Il me demanda si j’avais lu La Vie du père de Foucauld par René Bazin ; et comme j’affectais de rire, il m’assura que ce livre l’avait bouleversé : “Vivre dangereusement, au sens profond, ajouta-t-il, ce n’est peut-être pas tant de chercher Dieu que de le trouver et l’ayant découvert, que de demeurer dans son orbite.” Il me décrivit “la grande aventure des mystiques”, se plaignit de son tempérament qui lui interdisait de la tenter, “mais aussi loin qu’allait son souvenir, il ne se rappelait pas avoir été pur.” Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont “à la voie”, c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été “à la voie” de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ? Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. Ses maîtres, ses amis parisiens dont il me rappelait sans cesse les propos ou les livres me défendaient de le considérer ainsi qu’un phénomène : il faisait partie d’une élite nombreuse, “ceux qui existent”, disait-il. Il citait des noms, n’imaginant même pas que je les pusse ignorer ; et je feignais de ne pas les entendre pour la première fois.
Lorsqu’au détour de la route apparut le champ d’Argileuse : “Déjà !” m’écriai-je. Des fumées d’herbes brûlées trainaient au ras de cette pauvre terre qui avait donné son seigle ; par une entaille dans le talus, un troupeau coulait comme du lait sale et paraissait brouter le sable. Il fallait que Jean traversât le champ pour atteindre Vilméja. Je lui dis : “Je vous accompagne ; toutes ces questions me passionnent.” Mais nous ne trouvâmes plus rien à nous dire. Les tiges coupées du seigle, à travers les sandales, me faisaient mal. J’avais le sentiment qu’il souhaitait d’être seul, sans doute pour suivre à loisir une pensée qui lui était venue. Je lui fis remarquer que nous n’avions pas parlé d’Anne ; il m’assura que nous n’étions pas libres de choisir le sujet de nos colloques, ni d’ailleurs de nos méditations : “ou alors, ajouta-t-il avec superbe, il faut se plier aux méthodes inventées par les mystiques… Les êtres comme nous suivent toujours des courants, obéissent à des pentes…” ainsi ramenait-il tout à ses lectures de ce moment-là. Nous prîmes rendez-vous pour arrêter, au sujet d’Anne, un plan de conduite. Il parlait distraitement et, sans répondre à une question que je lui faisais, il se baissa : d’un geste d’enfant, il me montrait un cèpe, qu’il approcha de son nez, de ses lèvres. » (pp. 77-82)
Trop long, cet extrait cité ? Non, parce qu’il recèle peut-être l’essentiel du roman. Et aussi parce qu’il donne à voir la splendeur du style de Mauriac. Je dois ici faire un aveu : je prends un plaisir extrême à recopier les pages qui me séduisent, comme si cette recopie m’offrait une participation exceptionnelle à l’écriture elle-même, c’est-à-dire à cette articulation de chaque phrase sous la contrainte de la chose à dire. (2)
Évidemment, ce que la plupart retiennent du roman, c’est la faute de Thérèse, cet empoisonnement de Bernard dont Bernard lui-même veillera à éteindre les soupçons nourris par la Justice. Le roman a même suscité des simulacres de procès - y compris dans des écoles -, afin que ne soit pas laissée sans réponse la question de la culpabilité de Thérèse. C’est qu’elle-même n’arrive pas trop à comprendre ce qui l’a conduit à ces gestes et que la notion de faute suppose une certaine conscience des actes commis.
Reste que Thérèse Desqueyroux, c’est l’histoire d’une vie emmurée dans l’écheveau étouffant des façons de vivre, lesquelles participent aussi à ce divertissement dont Pascal a si bien parlé. Ce que Jean Azévédo laisse entrevoir à Thérèse - serait-ce illusoirement - n’est rien d’autre que la possibilité de fuguer hors du divertissement, de rejoindre le côté réel de l’existence, que celui-ci soit Dieu ou l’insignifiance.
(1) François Mauriac, Thérèse Desqueyroux [1927], LGF, 1989.
(2) J’incline à croire que ce plaisir est plus intense lorsque je tape le texte sur un clavier plutôt que je ne l’écris de ma main. C’est peut-être parce que le clavier offre de le suivre lettre après lettre et ponctuation après ponctuation et qu’il produit une image fort proche de l’imprimé copié. Ai-je besoin de dire que ce serait passer à côté du délice recherché que d’user d’un de ces procédés de reproduction que la technologie nous propose, tel le copier-coller ?
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