mardi 2 septembre 2008

Note de lecture : Joseph Conrad

Nostromo
de Joseph Conrad


Je n’avais encore jamais lu Nostromo (1). C’est un chef-d’œuvre à ajouter à la longue liste des chefs-d’œuvre que l’on doit à Conrad.

En quoi Conrad excelle-t-il : la stature des personnages, la description des lieux, le récit proprement dit ? Je ne sais pas trop. Il a une façon de fondre tout qui confère à son écriture une force qui bouscule les classifications. Nostromo n’est pas un roman d’aventure, ni un conte philosophique ; pas davantage une fable politique ; encore moins une étude psychologique : il est tout cela à la fois (2).

On a souvent dit que Conrad était quelque peu obsédé par le thème de la culpabilité. Et Nostromo n’échappe évidemment pas à cette lecture, puisque son héros rompt avec le chemin de vertu qu’il s’était choisi et voit alors le destin le conduire à expier sa faute. Une sorte de Lord Jim (3) à rebours, en quelque sorte. Mais il me semble que la culpabilité, chez Conrad, est une sorte de dernière échappatoire à l’absurdité, comme s’il n’était possible de rendre un sens à un monde qui en est privé qu’en s’enjoignant à ne pas commettre de faute et, bien entendu, en en commettant néanmoins. C’est sans doute en partie pour cela que lorsque Don José, une victime du pire des tyrans, en retrace l’histoire, il en vient à écrire : « Cependant ce monstre, baignant dans le sang de ses concitoyens, ne doit pas être condamné sans réserve à l’exécration des âges futurs. Il semble vrai qu’il ait, lui aussi, aimé son pays. Il lui avait donné douze années de paix et, maître absolu des vies et des fortunes, il n’en mourut pas moins pauvre. Son pire défaut ne fut peut-être pas sa férocité, mais son ignorance. » (p. 164) Les déterminations expliquant l’entrée dans la culpabilité sont d’ailleurs parfois très évidentes. Ainsi du bandit Hernandez qui fut « arraché à son foyer pendant une des guerres civiles avec des raffinements d’atrocité, et forcé de servir dans l’armée. Sa conduite de soldat y avait été exemplaire jusqu’au jour où, saisissant l’occasion, il tua son colonel et parvint à s’enfuir. » (p. 136)

Le personnage de Charles Gould est évidemment primordial. Il incarne ce capitalisme haïssable qui pervertit tout. Et il l’incarne dans la forme la plus inconsciente qui soit, même si sa réserve et son mutisme, prêtés à ses origines anglaises, traduisent peut-être un refus de débattre sur un terrain où la perversité de l’idéal éclaterait au grand jour. Quand il consent à parler, c’est pour dire : « je mets mon espoir dans les intérêts matériels. Que les intérêts matériels s’installent une bonne fois, et ils imposeront finalement les seules conditions dans lesquelles ils peuvent continuer à exister. Voilà pourquoi gagner de l’argent ici se justifie en face de l’illégalité et du désordre. » (p. 116) On comprend mieux alors pourquoi, lorsqu’il séduisit sa femme, il « ne lui ouvrit pas son cœur en lui faisant des discours apprêtés. Il se contenta de continuer d’agir et de penser sous ses yeux. C’est là la vraie manière d’être sincère. » (p. 96) Car l’« action console. Elle est l’ennemie de la pensée et l’amie des illusions flatteuses. Ce n’est que dans l’action que nous pouvons avoir le sentiment d’être maître de notre destin. » (pp. 100-101)

À l’opposé de Charles Gould, il y a le docteur Monygham. Non qu’il appelle de ses vœux ces révolutions qui prétendent abattre le capitalisme. Il lui est opposé en ce qu’il règle tout par la parole, une parole qu’aucune bienséance ne musèle. « Ce qui lui manquait, c’était l’indifférence polie des hommes du monde, cette indifférence qui engendre une indulgence désinvolte vis-à-vis de soi et des autres ; une indulgence qui se trouve aux antipodes de la vraie sympathie et de la compassion humaine. » (p. 487). Et ce docteur Monygham n’a d’yeux que pour Mme Gould, laquelle incarne l’innocence de son mari : « Elle était magnifiquement douée pour l’art des rapports humains qui consiste à mêler des touches délicates d’oubli de soi à des marques de compréhension universelle. » (p. 83)

Et puis il y a Decoud, le complice involontaire de Nostromo qui expie autre chose que le vol de l’argent. Car à force d’être trop lucide… « Imaginez une atmosphère d’opéra bouffe dans laquelle tous les gestes comiques des hommes d’État de théâtre, des brigands de théâtre, etc., etc., tous ces vols, ces complots et meurtres cocasses, se jouent avec le plus grand sérieux. C’est à se tordre de rire, le sang coule tout le temps et les acteurs se figurent qu’ils ont de l’influence sur la destinée de l’univers. Bien sûr le gouvernement en général, et quelque gouvernement que ce soit et où qu’il soit, est une chose du plus haut comique pour un esprit éclairé ; mais réellement, nous, Hispano-Américains, nous dépassons les bornes. » (p. 173) Lui séduit Antonia par ses discours, parce qu’il ose ainsi lui dire : « Je parle de cette vérité tangible, qui n’a de place ni dans la politique, ni dans le journalisme. » (p. 194) Car il le sait : « La valeur d’une phrase tient à la personnalité de qui la prononce, car ni homme ni femme ne peuvent rien dire de neuf » (p. 198). La lucidité de Decoud, c’est en quelque sorte celle d’Homère : « Il lui semblait que toutes les convictions, dès qu’elles passaient aux actes, se transformaient en cette sorte de démence que les dieux font descendre sur ceux qu’ils veulent perdre. » (p. 214)

Aussi nombreux soient les personnages de Conrad, chacun est à lui seul un univers. Et un univers auquel l’accès est aussi varié que possible. Don José, malgré sa profonde aversion pour le thé, ne manquait jamais le five o’clock de Mme Gould pour pouvoir y discourir comme il aime. Et quand il était au bout de son monologue : « Il buvait son thé d’un trait. Cet exploit était invariablement suivi d’un petit frisson et d’un léger "b-r-r" involontaire qu’il ne réussissait pas à masquer en se hâtant de s’exclamer : "Excellent !" » (p. 88)

Conrad a aussi le mérite d’accorder une grande importance aux atmosphères, et tout particulièrement au silence d’une nature quelque peu mystérieuse et inquiétante. Il y a dans Nostromo une scène (pp. 267-268) de navigation silencieuse, ouatée, qui rappelle étrangement la célèbre scène de l’approche du repaire de Kurtz dans Au cœur des ténèbres (4).

La lecture de Nostromo réclame, davantage encore sans doute que ce n’est le cas très généralement, que l’époque de sa rédaction soit prise en compte. En 1904, rien ne laissait prévoir le succès – fût-ce provisoire – de l’utopie communiste. Ce n’est sans doute pas étranger à l’extrême liberté avec laquelle Conrad traite de la question politique, le scepticisme n’épargnant aucun camp, aucune classe sociale. Évoquant l’ascension rapide d’un révolutionnaire, il précise : « Cela apparaîtra moins incroyable si l’on réfléchit que les causes fondamentales étaient toujours les mêmes, c’est-à-dire qu’elles étaient enracinées dans l’immaturité politique du peuple, l’indolence des classes supérieures et l’obscurantisme intellectuel des basses classes. » (p. 373) (5) Après 1917 – et même déjà après 1905 –, le propos politique s’inscrira inévitablement dans le manichéisme bien connu. Voilà une raison de plus pour obtenir de Conrad qu’il nous aide à nous déprendre de ce que notre temps a fait de nous.

Bref, Nostromo est un très grand livre.

(1) Joseph Conrad, Nostromo, (1ère éd. 1904) trad. par Paul Le Moal, Gallimard, Collection Folio, 1992.
(2) Comme le signale très justement la quatrième de couverture.
(3) Joseph Conrad, Lord Jim, Gallimard, Collection Folio, 1982.
(4) Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Garnier-Flammarion, Littérature étrangère, 1993.
(5) Par « basses classes », il faut entendre la petite bourgeoisie.


Autres notes sur Conrad :
La folie Almayer
Un paria des îles
Amy Foster
L’agent secret
Le duel
Le retour

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