jeudi 18 septembre 2008

Note de lecture : Antonio Lobo Antunes

Le cul de Judas
d’Antonio Lobo Antunes


Le livre n’est pas neuf. Il a été publié en 1979, en portugais, et traduit en français en 1983. Je viens d’en lire l’édition traduite par Pierre Léglise-Costa (1).

Craignant fort les louanges intéressées et davantage encore ce goût immodéré pour les nouveautés dont notre époque ne guérit décidément pas, je ne lis guère les dernières parutions. Ce qui me condamne à regretter d’avoir ignoré Antonio Lobo Antunes durant près de trente ans. Mais le moment de la découverte n’est jamais tout à fait banal : je rentre d’un voyage au Portugal où j’ai parcouru des lieux qu’un ami me recommanda, lequel ami, attaché à ce pays par le biais d’un séjour en Angola au début des années 70, me parla du Cul de Judas alors même que le livre, que ma femme s’était procuré, se trouvait devant moi.

Neuf pages lues, j’étais agacé par les comparaisons et les métaphores filées ; dès la dixième, j’avais oublié mon grief, tant l’œuvre m’avait empoigné l’âme.

Il y a d’abord cette femme à laquelle il raconte. Je dis d’abord, mais elle apparaît en fait on ne sait trop ni où ni quand. Et elle n’est qu’une oreille, une oreille qui doit subir ceci, par exemple : « Êtes-vous capable d’aimer ? [...] Ne faites pas attention, le vin suit son cours et d’ici peu je vous demanderai en mariage : c’est l’habitude. Quand je suis très seul ou que j’ai trop bu, un bouquet de fleurs en cire de projets conjugaux se met à pousser en moi, à la façon d’une moisissure dans les armoires fermées et je deviens gluant, vulnérable, pleurnichard et totalement débile ; je vous avertis : c’est le moment pour vous de filer à l’anglaise, avec une excuse quelconque, de vous enfourner dans votre voiture avec un soupir de soulagement, de téléphoner ensuite, de chez le coiffeur, à vos amies pour leur raconter, entre deux rires, mes propositions sans imagination. Cependant, et jusque-là, si vous n’y voyez aucun inconvénient, je rapproche un peu plus ma chaise de la vôtre et je vous accompagne encore pour un verre ou deux » (p. 31).

Il est vrai que son rapport aux femmes est le produit de son enfance et de sa guerre : « Il m’arrive parfois de me réveiller, vous savez, à côté d’une femme que j’ai connue quelques heures auparavant près de la lampe propice d’un bar dont le cône opalin donne aux rides et aux pattes d’oie le charme insidieux d’une maturité savante, et voilà que le lever du store me montre, brutalement, une créature vieillie et vulnérable, naufragée dans mes draps, dans un abandon dont la fragilité me rend furieux » (pp. 140-141) (2). Un abandon dont la fragilité le rend furieux : c’est comme dire que ce qui est estimable engendre la colère, parce que l’estime serait un sentiment adventice, fabriqué.

Il est vrai aussi que ce qu’il propose d’abord aux femmes, c’est de l’accompagner dans son éthylisme : « Voulez-vous un whisky ? Ce liquide jaune banal constitue, de nos jours, après le voyage autour de la terre et l’arrivée du premier scaphandrier sur la lune, notre unique chance d’aventure : au cinquième verre le plancher acquiert, insensiblement, l’agréable inclinaison d’un pont de navire, au huitième le futur gagne l’amplitude victorieuse d’Austerlitz, au dixième nous glissons lentement dans un coma pâteux, bégayant les difficiles syllabes de la joie ; de sorte que, si vous le permettez, je m’installe sur le canapé, à côté de vous pour mieux voir le fleuve et je porte un toast au futur et au coma » (pp. 135-136). Les difficiles syllabes de la joie : de quelle émotion s’agit-il, qui serait dans ce qu’on articule, et si malaisément ? C’est que la joie a subi le sort de l’estime : ruinées par l’enfance et la guerre.

Une enfance brimée par l’argent, par la classe, par la bêtise, voilà ce qui le laisse sans ressource lorsqu’il doit affronter l’intolérable : la guerre. Il nous en dit peu à ce sujet, mais cela me semble pourtant omniprésent. Est-ce à dire que la guerre – celle qui embrasa l’Angola – était supportable pour d’autres ? Assurément pas. Car ce que l’évocation de cette enfance traduit, c’est l’inexorable continuité entre une société salazariste et cléricalisée d’une part, et le conflit absurde et cruel auquel Antonio Lobo Antunes fut mêlé d’autre part. « Là, pendant un an, nous sommes morts, non pas de la mort de la guerre qui nous dépeuple soudain le crâne dans un fracas fulminant et laisse autour de soi un désert désarticulé de gémissements et une confusion de panique et de coups de feu, mais de la lente, angoissante, torturante agonie de l’attente, l’attente des mois, l’attente des mines sur la piste, l’attente du paludisme, l’attente du chaque-fois-plus-improbable retour avec famille et amis à l’aéroport ou sur le quai, l’attente du courrier, l’attente de la jeep de la P.I.D.E. [(3)] qui passait hebdomadairement en allant vers les informateurs de la frontière, et qui transportait trois ou quatre prisonniers qui creusaient leur propre fosse, s’y tassaient, fermaient les yeux avec force, et s’écroulaient après la balle comme un soufflé qui s’affaisse, une fleur rouge de sang ouvrant ses pétales sur leur front : "C’est le billet pour Luanda – expliquait tranquillement l’agent en rangeant son pistolet sous l’aisselle – on ne peut pas se fier à ces salauds."
De telle sorte qu’une nuit quand le type s’est fendu une fesse sur la cuvette brisée des wc, comprenez-vous, je lui ai cousu le cul sans anesthésie
[(4)], dans le cagibi de poste de secours, sous le regard content de l’infirmier, vengeant ainsi, un peu, à chacun de ses hurlements, les hommes silencieux qui creusaient la terre, la panique fondant en énormes plaques de sueur sur leurs maigres dos et qui nous fixaient de leurs orbites dures et neutres comme des galets, vidées de lumière comme celles des morts sans vêtements couchés dans les réfrigérateurs des hôpitaux » (pp. 142-143).

La continuité entre la répugnance de l’enfance et l’horreur de la guerre n’a d’égale que celle entre l’épouvante de la guerre et l’effroi des femmes. « Allongé à côté de vous et de votre profil nu et immobile, comme celui d’une défunte, de vos cuisses répandues sur les draps, du petit bosquet touchant, géométrique et fragile du pubis, des poils roux du pubis que la lumière rend nets et précis comme les branches des peupliers au crépuscule, il me vient à l’esprit l’image du soldat de Mangando qui s’est installé sur le dos dans son lit, a appuyé son arme à son cou, a dit Bonne Nuit, et la moitié inférieure de son visage a disparu dans un fracas horrible, le menton, la bouche, le nez, l’oreille gauche, des morceaux de cartilage et d’os et de sang se sont enfoncés dans le zinc du plafond comme des pierres s’incrustent dans des bagues, et il a agonisé pendant quatre heures dans le poste de secours, se débattant, malgré les piqûres successives de morphine, rejetant un liquide pâteux par le trou sans lèvres de sa gorge » (p. 173).

Je me suis demandé, une fois ce livre refermé, ce que pouvait valoir une échelle des atrocités. Ce qui fait la spécificité d’Auschwitz n’est pas dans les actes ou les méthodes ; elle n’est que dans le nombre. Que signifie une volonté de recommencer, de continuer, d’ajouter au crime, devant un seul d’entre eux dont les conditions de sa perpétration englobent déjà un summum de cruauté ? Coudre le cul d’un tortionnaire sans anesthésie, c’est à la fois s’en faire l’égal et en être une victime de plus. Et allez discerner quoi que ce soit dans tout ça !

On a reproché son style à Antonio Lobo Antunes. Il n’est pourtant rien d’autre que ce à travers quoi pouvait passer le témoignage de quelque chose d’indicible.

(1) Antonio Lobo Antunes, Le cul de Judas, (1ère éd. 1979) Éditions Métailié, 1997.
(2) Je n’ai pas voulu extraire quoi que ce soit des pages 149 à 152 qui donnent pourtant la pleine mesure de ses difficultés avec les femmes ; seule l’intégralité peut permettre de découvrir que ce qui pourrait semblé excessif ne l’est pas.
(3) La P.I.D.E. était la police politique du régime Salazar.
(4) L’auteur est médecin.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire