lundi 8 septembre 2008

Note de lecture : Élisabeth de Fontenay

Diderot ou le matérialisme enchanté
d'Élisabeth de Fontenay


Il y a cinq ou six ans d’ici, ayant eu le grand plaisir de lire les Lettres à Sophie Volland (1) alors qu’elles venaient d’être republiées, j’avais dans la foulée dévoré le beau livre d’Élisabeth de Fontenay, Diderot et le matérialisme enchanté (2). Un ami m’ayant appris son projet de le lire, je viens moi-même de le relire. J’avais en effet le souvenir d’un ouvrage enthousiasmant, mais aussi de l’un ou l’autre petits bémols dont j’aurais voulu raviver le souvenir.

Les Lettres à Sophie Volland, ce « monument d’écriture » (p. 150) comme l’appelle Élisabeth de Fontenay, dispose trop bien à l’égard de son auteur pour ne pas inciter à la mansuétude envers la faiblesse de certains arguments dont use cette dernière lorsqu’elle défend « son » Diderot (3).

Selon Élisabeth de Fontenay, ce qui fait du matérialisme de Diderot un matérialisme enchanté, c’est essentiellement qu’il n’est en rien dogmatique et qu’il est encore à l’abri des matérialismes réducteurs et sentencieux des Marx, Engels et autre Lénine (cf. pp. 122-129). Son matérialisme « n’est pas encore mauvais coucheur » (p. 269), comme elle l’écrit très joliment. Mais cela n’explique pas à soi seul l’admiration, l’adoration, la ferveur qu’Élisabeth de Fontenay affiche envers Diderot. Peut-être s’en est-elle éprise, au moins en partie, en raison des occasions qu’il offre de se lancer dans des analyses postmodernes. N’oublions pas qu’elle éprouve un intérêt certain pour les tenants du postmodernisme (4). Et ses livres en portent la trace. Ainsi, cette phrase qui clôt le premier chapitre : « Si Diderot a préservé une sorte de cohérence, tout en refusant de se donner de grands airs logiques, c’est qu’il a bien entendu l’homonymie de "raisonner" et "résonner" et qu’il lui a accordé ses chances » (p. 22). Rastrins ! (5) comme diraient les Liégeois.

En fait, Élisabeth de Fontenay ne craint pas à l’occasion d’être obscure. Parlant de la féminité et évoquant Les bijoux indiscrets (6), elle ose écrire : « La matrice constitue donc une refente et son abyssale supplémentarité confère au corps féminin, dans l’ordre de la vie, la plus éminente dignité tératologique » (p. 190). N’eût-il pas été possible de dire cela plus simplement ? Mais voilà, même chez Diderot, Élisabeth de Fontenay justifie l’obscurité ; et de façon bien élégante, je l’admets : « Diderot peut paraître obscur, et surtout à ceux qui continuent de révérer les mathématiques et de croire qu’il suffit que les idées soient claires et distinctes pour qu’elles saisissent la réalité. Or les aperçus de la philosophie naturelle brillent le plus souvent d’une obscure clarté et d’une confusion féconde, qui ne sont pas manquement aux Lumières : "Voici venir le temps des brouillards, et vous savez que les métaphysiciens ressemblent aux bécasses." Et encore : "Pour moi, qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper…" Ces propos ne doivent pas étonner. Encore une fois, le décousu et l’obscur signalent une pensée dont la naissance et la destination rompent avec l’histoire de la philosophie. "Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps, c’est sa saison." » (p. 258) Diderot, pourtant, est toujours clair, même lorsqu’il précise que ce qu’il a à dire ou à évoquer est nébuleux ; c’est cette distinction qu’Élisabeth de Fontenay ne semble pas voir.

Sensible à la querelle qui opposa Diderot à Rousseau, Élisabeth de Fontenay se sent obligée de prendre parti – on se demande bien pourquoi – et adresse à ce dernier des reproches exagérés. Le comble de cette exagération concerne le point de vue sur la féminité. Elle y accable Rousseau, parfois non sans raison (même si son propre jugement moral sur la question doit bien davantage à notre époque qu’à celle des auteurs qu’elle lit), et parle sans hésiter « de ce qu’il faut bien appeler l’ "anti-humanisme" de Rousseau, ou son "racisme" » (p. 130) et d’« attentat contre la moitié de l’humanité » (p. 138). Elle ne craint pas d’assimiler le livre V de l’Émile à un « génocide » (p. 143), d’affirmer que « le Contrat social ne se construit que de les [les femmes] expulser » (p. 143) et de conclure que « la liberté rousseauiste détruit les femmes bien plus sûrement encore que l’ascèse chrétienne ou la courtoisie mondaine, contre lesquelles elle s’instituait » (p. 143). On pourrait comprendre la colère d’une femme consciente de la domination masculine si elle ne faisait preuve au même moment d’une étrange complaisance à l’égard de Diderot. Car pour pouvoir exonérer celui-ci de tout phallocratisme, elle doit davantage miser sur ses silences que sur ses dires. En ce qui concerne la « théorie de la féminité […], c’est justement l’absence de construction systématique et d’esprit réformateur qui fait le prix des analyses et descriptions diderotiennes » (p. 124) ! Et d’avouer, dans une formule qui laisse perplexe, que : « c’est que ce thème de la féminité, s’enlaçant toujours à d’autres thèmes, a dû constituer le fil extrêmement retors (sic) le long duquel j’ai cheminé dans une œuvre disparate [celle de Diderot] » (p. 124). Je serais curieux de savoir si Élisabeth de Fontenay est prête aujourd’hui encore à assumer ces outrances.

Mais je m’en voudrais d’attribuer trop d’importance à ce que j’ai appelé quelques bémols. Diderot et le matérialisme enchanté est un très beau livre et la verve d’Élisabeth de Fontenay y fait merveille. Ainsi ne peut-on que frémir de satisfaction devant sa façon de juger Le neveu de Rameau (7) : « […] c’est en réalité au beau milieu de la philosophie qu’éclate cette bombe dont on sait, aujourd’hui seulement, évaluer les dégâts. Par cette opération, Diderot ne se contente pas de rompre avec la métaphysique de l’âge classique, il rend son œuvre impropre à toute utilisation positiviste et, même, il détonne dans son siècle. Rongeant l’idée de progrès au moment où elle s’expose dans la gloire de son commencement, il n’est pas plus le collègue de Condorcet que le fourrier de la dialectique, car, à travers le Neveu, il démoralise la croyance à la perfectibilité, à l’accumulation des connaissances et des inventions, à la marche vers l’égalité, à l’avènement du bonheur des peuples » (p. 211). Et reconnaissons-le : Élisabeth de Fontenay parle admirablement de l’écriture de Diderot : « C’est le long de ce fil constamment rompu qu’on a une chance de toucher les points vitaux d’une écriture qui est un stratagème et qui, ne pouvant ni faire école, ni s’effectuer dans des pratiques collectives, garde, intacte de toute révolution vouée à l’institution, le pouvoir de dissidence qu’elle tient de sa technique de l’éparpillement » (p. 245).

Voilà qui devrait surtout nous inciter à retourner vers Diderot lui-même.

(1) Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland, choix et préface de Jean Varloot, Gallimard, Folio classique, 1984.
(2) Élisabeth de Fontenay, Diderot et le matérialisme enchanté, Grasset, 1981.
(3) Encore ne suis-je pas certain qu’il faille aujourd’hui persister à dire « son » Diderot, car elle a pu évoluer sur ce point, n’ayant – je crois – plus rien écrit sur lui depuis 1984. Cf. Élisabeth de Fontenay, Jacques Proust, Interpréter Diderot aujourd’hui, Colloque Centre Culturel International, 1984.
(4) Cf. Élisabeth de Fontenay, Une tout autre histoire : questions à Jean-François Lyotard, Fayard, Collection Histoire de la pensée, 2006.
(5) "Là je t’arrête", pourrait-on traduire.
(6) Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Gallimard, Folio, 1982.
(7) Denis Diderot, Le neveu de Rameau, Hatier, 1972.

Autre note sur de Fontenay :
Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou


Autres notes sur Diderot :
Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
Le neveu de Rameau
Jacques le fataliste et son maître

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