vendredi 25 mars 2011

Note de lecture : Élisabeth de Fontenay

Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou
d'Élisabeth de Fontenay


Que cela soit dit d’emblée : j’aime beaucoup Élisabeth de Fontenay. Pas au point d’être continûment d’accord avec elle ; pas au point d’aimer tous ceux qu’elle aime ; mais ces réserves sont bien peu de choses en regard de mon accord avec sa façon d’aborder le monde. L’idée m’est venue de citer ici, en tête de ma note, un passage de son dernier livre (1) qui témoignerait tout spécialement de ce que j’aime chez elle (2). Le choix en fut cependant très malaisé, car il y en a tant et plus qui, pour des raisons diverses, auraient pu convenir. Finalement, j’ai retenu ceci, qui porte sur son rapport aux animaux :

« J’ai fait une préface, très engagée, à un terrible livre sur l’abattage, mais je continue à manger de la viande. Pierre Hadot et le dernier Foucault nous ont enseigné que la philosophie consistait moins à produire des écrits et des concepts qu’à examiner sa vie, à la changer en lui appliquant des préceptes. Vous voyez, je ne m’inscris pas vraiment dans cette lignée. Comprenez-moi bien : ce n’est pas de gaîté de cœur mais par souci de sincérité que je souligne l’écart que je laisse s’installer entre le dire et le faire. La fidélité à ce qu’on pense n’est pas une mince affaire, elle consiste ou bien en une conversion ou bien demeure à l’état d’interrogation harassante, quotidienne. En l’occurrence, si je ne suis pas végétarienne, c’est sans doute que, tout en n’oubliant jamais la mise à mort des animaux, je prends trop en compte la tradition de la convivialité, tellement ancrée dans le lien humain. Et puis, il y a eu assez de ruptures dans ma vie pour que je trouve la force d’ajouter celle-là aux autres.
Quand j’écris, j’essaie de rester à hauteur de ce que je me représente être une écriture qui ne démérite pas, mais je ne suis pas philosophe à tous les moments de la vie. Qui prétend l’être ? On peut sans doute se préparer et réussir à mourir philosophiquement, mais on n’est pas né philosophiquement et l’on n’aime pas philosophiquement. L’involontaire de la naissance et de l’amour me semblent aussi vrai et plus attachant que le purisme de celui qui entend mettre sa vie en conformité avec ses idées.
» (pp. 106-107)

La naissance et l’amour ne sont pas seuls à être involontaires. Rares sont les actes et les pensées qui ne le soient pas, d’une manière ou d’une autre. Et vivre en conformité avec ses idées est illusoire. D’une certaine manière, l’idée qu’on doive s’y contraindre est périlleuse, et l’idée qu’on y parvienne davantage encore. Car elles dissolvent cet « état d’interrogation harassante, quotidienne », dont Élisabeth de Fontenay envisage très justement qu’il soit une façon d’être fidèle à ce qu’on pense. Être fidèle à ce qu’on pense est bien différent d’être conforme à des idées qu’on dit ou croient siennes ; c’est un combat avec un flux d’idées sans cesse en mouvement, sans cesse déséquilibrées, sans cesse à redresser. Pour expliquer ce qui la retient d’être végétarienne, Élisabeth de Fontenay n’imagine aucune acrobatie intellectuelle : elle parle d’une « tradition de la convivialité » et aussi d’une lassitude des ruptures. Lévi-Strauss, face à la même question, évoquait le droit pour l’homme, omnivore, de prélever en viande ce qui lui est strictement nécessaire. Personnellement, je crois avoir renoncé au végétarisme par aversion envers le dogmatisme de la plupart des végétariens, mais aussi sans doute par gourmandise.

On l’aura compris, ce qui me plaît par-dessus tout chez Élisabeth de Fontenay, ce sont ses embarras et la façon dont elle les assume. Il n’est pas impossible que la séduction qu’elle exerce sur moi vienne du contraste existant entre sa manière d’avouer ses contradictions, ses hésitations, et la façon assurée, énergique – en quelque sorte résolue – dont elle use pour s’expliquer. J’aime que ceux qui balancent gardent la parole et n’abandonnent pas le champ à ceux qui affirment.

Les Entretiens avec Stéphane Bou ne se limitent pas à l’évocation de la judéité d’Élisabeth de Fontenay et des questions philosophiques et morales que posent la Shoah (3), loin s’en faut. Cela n’en constitue pas moins l’essentiel, tant il est vrai que sa vie s’est construite autour de ces questions. Et sur celles-ci – qui présentent toujours une difficulté particulière pour un non-juif (j’y reviendrai) –, elle ne dit rien que je ne puisse approuver d’une manière ou d’une autre. Pour n’en donner qu’un seul exemple, je citerai un passage où elle s’exprime à propos du silence de sa mère, juive, un silence dont elle ne se départit pas alors que sa fille décide de devenir elle-même juive à l’âge de trente-cinq ans.

« D’abord, je vous redis ce discret bonheur qui fut le sien, sans doute inavoué, à me voir devenir juive. Il reste que votre question est d’une grande justesse et m’atteint à une profondeur où je ne crois pas avoir accès. Je m’appuierai pour vous répondre sur le travail d’une psychanalyste d’origine arménienne, Janine Altounian, qui a publié, après la mort de son père, le journal que celui-ci avait tenu lors du génocide des Arméniens par les Turcs et de l’assassinat de son propre père. Or, comme il ne lui avait jamais parlé de cette époque et qu’il avait caché ce manuscrit, elle a eu le sentiment d’avoir transgressé le commandement d’oubli qui lui avait été transmis. En lisant et en éditant ce texte, elle a donc pris conscience de l’extrême violence de son geste. Je ressens la même chose en parlant avec vous en vue d’un livre, mais je ne saurais aller plus avant et rendre compte de cette expérience qui a pu être celle d’une inconvenance et d’une étrange culpabilité. Je citerai seulement une parole d’analyste, René Kaës, sur le secret de famille : "Rien ne peut être aboli qui n’apparaisse quelques générations après comme signe de ce qui n’a pu être transmis dans l’ordre symbolique. » (p. 53)

Ce passage m’a ému, et il m’a peut-être d’autant plus ému que je suis habituellement très sceptique à l’égard des assertions psychanalytiques. Mais c’est que, tel Élisabeth de Fontenay, je suis intellectuellement instable. « […] comme les Sophistes, je tiens des dissoi logoi, des discours contradictoires, précise-t-elle. Je dis quelque chose et il faut immédiatement que j’ajoute : mais en même temps. Se vouloir inassignable, refuser la réconciliation, ne pas être en paix mais ne pas non plus être en guerre avec soi-même… » (p. 54) Bref, ce qui m’inciterait à écarter le propos – en l’occurrence sa nature psychanalytique – est bousculé par la justesse de ce qu’il décrit.

Je ne pourrais pas dresser ici la liste des multiples aspects de la Shoah et de ses conséquences qu’Élisabeth de Fontenay évoque, toujours avec lucidité et sincérité. Ni non plus de l’histoire de la Shoah depuis la fin de la guerre, histoire marquée par des temps de silence, des temps de colère, des temps de désespoir. Ni davantage de ses influences sur la morale, sur la philosophie, sur le droit.

Je ne suis pas juif et je n’aurai donc à jamais que l’opinion d’un non-juif. Il est important de le préciser, car la distance aux choses est primordiale. Élisabeth de Fontenay en a pleinement conscience. Stéphane Bou lui rappelle une phrase de son livre Une tout autre histoire. Questions à Jean-François Lyotard (Fayard, 2006) : « Je me demande souvent – question aussi insignifiante que lancinante – qui je serais, et ce que je penserais de tout ça si la contingence de la naissance et la factualité de l’histoire ne m’avait pas projetée sur une rive d’où l’on ne saurait contempler le désastre avec détachement. » Et elle répond ceci :

« Quant au passage que vous évoquez sur le hasard de la naissance, la factualité de l’histoire et sur ce point de vue qui, avec une autre donne, aurait pu ne pas être le mien, je dirais que j’ai écrit ces mots que vous citez, hantées par des vers rebattus de Lucrèce, le fameux Suave mari magno… "Il est doux, quand sur la grande mer les vents soulèvent les flots, d’assister sur la terre aux rudes épreuves d’autrui […] voir à quelles épreuves on échappe soi-même est chose douce." Je traduis : chez les Juifs, comme chez les Arméniens, les rescapés ne se sont pas réjouis ingénument d’avoir échappé au sort des naufragés, ils s’en sont même sentis coupables. Alors que presque tous les philosophes, pendant et après la guerre, ont joui du luxe de se placer dans une posture de spectateurs, n’envisageant pas que ce "ça" pouvait ou aurait pu arriver à eux-mêmes et aux leurs. Bien sûr, il y a eu ceux qu’on appelle les Justes. Inutile de vous dire que, si j’en avais eu l’âge, j’aurai voulu avoir le courage de sauver des vies, car j’admire par-dessus tout cette forme-là de résistance, ces actes qui ont fait exception, qui ont fait événement dans le délaissement général des Juifs par les nations. Mais je ne manque pas de me dire souvent que moi aussi, la belle âme, j’aurais pu en être de ces bourgeois anhistoriques qui avaient fait des provisions en 1939 et signaient des papiers attestant qu’ils étaient aryens. » (pp. 57-58)

La douceur – amère – que Lucrèce évoque (qui n’égale pas celle « d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages […] » (4)) doit tout à la certitude qu’aucun proche n’est parmi les naufragés. Je pense ainsi à l’effroi de Paul observant le bateau de Virginie menacé par l’ouragan (5), qui n’a rien de lucrétien. Voilà pourquoi je ne puis que m’incliner devant la douleur des Juifs et devant leur souci de ce qu’Élisabeth de Fontenay appelle l’unicité de la destruction des Juifs d’Europe, autrement dit l’inégalable horreur de la Shoah.

Mais en même temps… Mais en même temps je ne suis pas juif. Et j’ai quelque difficulté à hiérarchiser les horreurs, sans doute pour n’y avoir pas été directement confronté. Le silence sur la Shoah, qui a caractérisé mon enfance (durant laquelle j’ai entendu parler de Buchenwald, mais pas d’Auschwitz), m’a d’une certaine manière immunisé. De telle sorte que lorsque l’horreur m’est vraiment apparue, mes équilibres intellectuels et affectifs étaient établis. L’émotion, toute violente qu’elle soit, fut alors d’une autre nature.

C’est bien conscient de tout cela que je me risque à énoncer que, selon moi, la question philosophique n’en est pas fondamentalement modifiée. Non bien sûr que le sentiment de l’inégalable horreur de la Shoah ne puisse bouleverser la représentation qu’on s’en fait. Mais parce que l’horreur s’y trouvait déjà incluse, peu ou prou. Il y a bien longtemps de cela, la lecture de Thucydide m’avait appris que la destruction des cités – faits fréquents durant la guerre du Péloponnèse – impliquait le massacre des populations, femmes, enfants et vieillards compris. Par le glaive, arme antique mais combien effrayante. Et Montaigne de témoigner : « À peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse veu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouir sur plaisant spectacle, des gestes et mouvements pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d’un homme mourant en angoisse. » (6) (7) Ces repères, je les cite comme il me viennent à l’esprit ; mais on pourrait en citer mille autres, dans toutes les civilisations, à commencer par la nôtre, celle qui a voulu garder en mémoire Jésus sur sa croix. Et mille choses pourraient en être dites, mille nuances imaginées, mille questions soulevées. Les quantités (mot lui-même monstrueux), les techniques, les raisons, tout mérite d’être distingué. Mais le mal était depuis vingt-cinq siècles dans la philosophie, celle-ci y ayant d’ailleurs trouvé une de ses principales raison d’être. Ce qui me pousse à croire que rien n’est compromis, pour autant que tout ne fût pas déjà compromis dès l’origine.

(1) Élisabeth de Fontenay, Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Seuil, 2011.
(2) Qu’il soit bien clair que j’aime l’écrivaine et ses expressions publiques, mais que je suis incapable de me prononcer sur la femme privée. Peut-être que le tempérament – dont elle ne manque pas – m’effraierait quelque peu.
(3) Élisabeth de Fontenay préfère parler de la destruction des Juifs d’Europe. Personnellement, je choisis d’user du mot Shoah, précisément parce qu’il s’agit d’un mot hébreu.
(4) Lucrèce, De la nature, trad. de Henri Clouard, Garnier-Frères, GF 30, 1964, p. 53.
(5) Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Imprimerie de Monsieur, 1789, pp. 196 et ss. Le texte est disponible à la Bibliothèque numérique Gallica à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k103247n.image.f3.langFR.pagination.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 454.
(7) Élisabeth de Fontenay ne manquerait pas de préciser – et combien je l’approuverais ! – que Montaigne poursuit : « De moy, je n’ay pas su voir seulement sans desplaisir, poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence, et de qui nous ne recevons aucune offence. » (Ibid.)

Autre note sur de Fontenay :
Diderot ou le matérialisme enchanté

2 commentaires:

  1. J'ai également trouvé ce livre intéressant. Mais je regrette l'usage trop fréquent des entretiens publiés, car on ne sait pas trop si l'on y trouve la sincérité de la parole ou des textes minutieusement relus avant leur publication.

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  2. Je ne suis pas non plus un fanatique du genre. En l’occurrence, je doute que le texte ait été minutieusement relu, car y traine l’expression « vous n’êtes pas sans ignorer » (p. 180 et p. 188) dont vous n’êtes pas sans savoir – ni Élisabeth de Fontenay – qu’elle est fautive.
    Merci pour votre commentaire.

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