N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels
de Pierre Hadot
Pierre Hadot : voilà un philosophe et historien qui mérite qu’on s’y attarde ! Non seulement en raison de sa grande érudition et de la rigueur avec laquelle il aborde les problèmes, mais également pour la clarté, la précision et la beauté de son style. Et n’allez pas croire qu’il philosophe par métier ou pour se divertir ; non ! il philosophe pour vivre, pour bien vivre.
Je viens d’achever son nouveau livre : N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels (Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2008). J’avais été intrigué, je l’avoue, par l’intérêt pour Goethe dont le titre de l’ouvrage témoigne. Les exercices spirituels dont Pierre Hadot s’est fait depuis longtemps le défenseur m’étaient bien connus, notamment grâce à son livre Exercices spirituels et philosophie antique (Albin Michel, 2002) (1). Ils visaient une manière d’exercer son esprit à prendre continûment conscience de choses propres à indiquer la voie du bien vivre et puisaient leur inspiration chez les auteurs antiques, chez Plotin, mais surtout chez Épictète (2) et Marc Aurèle (3). Même si l’intérêt de Pierre Hadot pour certains philosophes plus proches de nous – tels Nietzsche ou Wittgenstein – est connu, l’irruption de Goethe dans ce contexte antique m’a donc surpris.
L’ouvrage, qui est construit à partir de quelques articles retravaillés, se subdivise en quatre parties. La première est consacrée à l’exercice de la concentration sur l’instant présent, la deuxième sur le regard d’en haut, la troisième sur la destinée humaine et l’espérance et la quatrième sur le oui à la vie. Le tout en liaison étroite bien sûr avec la façon dont les écrits de Goethe illustrent ces thèmes.
La concentration sur l’instant présent est une vieille consigne philosophique, immortalisée notamment par le carpe diem d’Horace (4). L’objection, Pierre Hadot la puise chez Rousseau et sa « Cinquième promenade » (5) dans laquelle ce dernier constate que, quoi qu’ils fassent pour jouir du plaisir du moment, les hommes restent toujours « déchirés par le poids du passé et la crainte ou l’espérance de l’avenir » (p. 61). Et d’isoler alors certains passages des œuvres de Goethe qui illustrent la compréhension que celui-ci avait de la question. Ce qui permettrait d’oublier passé et avenir, ce serait l’amour : « la joie que l’on éprouve dans la conscience de l’existence, en présence de ce qui est, c’est-à-dire […] de l’être-là dans le monde qui, grâce à l’amour, s’ouvre à l’homme et qui est perçu par lui de manière nouvelle » (p. 67). Voilà qui relance la réflexion, d’autant que Goethe semble souvent énigmatique. Pourquoi Méphistophélès « qui possède un pacte, signé du sang de Faust, stipulant que Faust lui appartiendra s’il dit à l’instant : "Demeure, tu es si beau !", ne déclare pas qu’il a gagné son pari et ne se saisit pas de l’âme de Faust, lorsque celui-ci dit : "Le présent seul est notre bonheur" » (pp. 68-69) ?
Le regard d’en haut, c’est une question beaucoup moins banale. Citant un très beau texte de Goethe figurant dans un essai intitulé Le Granit et que celui-ci a publié en 1784, Pierre Hadot relève que dans « l’instant où Goethe voit les formations rocheuses, il voit en même temps le long processus qui les a engendrées » (p. 88). Et ainsi, « le rocher de granit est présenté comme un autel sur lequel Goethe offre un sacrifice qui n’est autre que le regard d’en haut porté à la fois sur le monde visible et sa beauté, et, en imagination, sur sa genèse » (p. 89). Comment ne pas penser ici à Lévi-Strauss et à ses extraordinaires considérations géologiques (6), regard d’en haut s’il en est ? Un ami me faisait récemment remarquer la parenté existant entre le pessimisme de Lévi-Strauss et les affres dans lesquelles la grandeur et la misère de l’homme jettent Pascal. Comme pour lui donner raison, Pierre Hadot évoque assez longuement ce dernier et le « contraste entre l’immensité du cosmos et la petitesse de la terre » (p. 113) que le regard d’en haut rend manifeste. Mais il ne faut point voir de trop haut, cependant. Hadot interprète l’évocation du mythe dans Les années de voyage comme un avertissement : il faut planer « en restant à sa juste place, sans s’élever dangereusement comme Icare dont les ailes fondirent, parce que, dans son ardeur juvénile, il s’était trop approché du soleil » (p. 144).
J’avoue avoir été quelque étonné par la façon dont Hadot semble accepter sans la moindre perplexité la rencontre chez Goethe de la concentration sur l’instant et de l’espérance. À première vue, il semblerait légitime de s’interroger sur ce que cette conjonction peut avoir de contradictoire. Elle fut dénoncée de manière très convaincante par André Comte-Sponville dans son Traité du désespoir et de la béatitude (7), à une époque où celui-ci n’avait pas encore dévoyé son intelligence au profit de la vente effrénée de livres et de conférences. Mais il est vrai que la question est complexe et que Goethe, par sa façon de poétiser sans cesse les questions les plus abstraites, ouvre des voies de réflexion que Pierre Hadot ne se fait pas faute d’explorer. Ainsi, l’espérance, étroitement liée à la destinée, force à s’interroger sur les rapports entre le Daimôn (la force du vivant) et la Tyché (la Fortune, au sens antique du mot). Et ce ne sont pas moins de trente-trois pages (pp. 181-214) que Pierre Hadot consacre à cette épineuse question. Car qu’a donc en tête Goethe lorsque, par exemple, il écrit : « Espérance et toi Fortune, adieu pour jamais. J’ai trouvé le port. Rien de commun entre vous et moi : jouez-vous de ceux qui viennent après moi. » (8) (p. 225) ? Est-ce bien lui qui inspira Freud affirmant : « Daimôn et Tyché déterminent le destin d’un être humain » (9), comme le suggère Pierre Hadot ? Avec le Daimôn, Freud ne vise-t-il pas plutôt les déterminations intérieures, par opposition aux déterminations extérieures symbolisées par la Tyché ? Je me pose la question.
Quant au oui à la vie, il donne notamment l’occasion à Pierre Hadot d’étudier les convergences entre Goethe et Nietzsche. Et – quoi d’étonnant à cela ? – il en conclut notamment : « Cet amour de la vie, de l’existence, y compris dans ce qu’elle peut avoir de pénible, même d’atroce, est, aussi bien chez Nietzsche que chez Goethe, fortement inspiré par la philosophie stoïcienne » (p. 261). C’est pourtant à Montaigne qu’il laisse le dernier mot : « Je n’ai rien fait d’aujourd’hui. – Quoy ? Avez-vous pas vescu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations […] Nostre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. C’est une absolue perfection et comme divine, de sçavoyr jouyr loiallement de son estre » (10) (p. 272).
(1) Une première édition de cet ouvrage, moins complète, est parue en 1993 à l’Institut d’études augustiniennes.
(2) Cf. Pierre Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité. L’enseignement du ‘Manuel d’Épictète’ et son commentaire néoplatonicien, Librairie générale française, Le livre de poche, 2004.
(3) Cf. Pierre Hadot, Introduction aux ‘Pensées’ de Marc Aurèle, Fayard, Le livre de poche, 1992 et 1997.
(4) Ode, I, 11, 8 « À Leuconoé » : Carpe diem quam minimum credula postero (Cueille le jour présent, en te fiant le moins possible au lendemain).
(5) Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, p. 1046.
(6) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, pp. 60-61.
(7) André Comte-Sponville, Le mythe d’Icare. Traité du désespoir et de la béatitude, 1, PUF, Perspectives critiques, 1984 et Vivre. Traité du désespoir et de la béatitude, 2, PUF, Perspectives critiques, 1988.
(8) Goethe, Anthologie palatine, IX, 49.
(9) Sigmund Freud, Œuvres complètes. Psychanalyse, t. XI, PUF, 1998, p. 364.
(10) Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 1088.
Autres notes sur Hadot :
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Plotin ou la simplicité du regard
Merci pour ce commentaire qui me donne un avant-goût très positif de l'ouvrage que j'ai commandé et que j'attends. Hadot cite à nouveau cette pensée de Montaigne ainsi qu'il l'a fait dans des ouvrages précédents. Tant mieux, belle cohérence.
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