Revenir à Vienne
de Ernst Lothar
Si Mélodie de Vienne m’avait séduit (1), Revenir à Vienne (2), l’autre volet des romans qu’Ernst Lothar a consacré à Vienne, m’a captivé.
Peut-être n’y a-t-il rien de pire que le nationalisme. Et peut-être n’y a-t-il rien qui ne soit plus tenace et plus doux à la fois que l’attachement à ce qui nous est proche ou à ce à quoi nous avons été habitués. Deux faces d’un même élan ? Pas sûr. Car l’un se concentre sur la haine de l’autre et du mal connu, là où l’autre savoure le même et le bien connu.
Félix van Geldern, juriste viennois, a émigré aux États-Unis en 1938, lorsque les troupes allemandes ont envahi l’Autriche. Il y trouve un travail, modeste certes, mais suffisant pour correspondre à ses attentes. Et il s’y éprend d’une jeune fille, Livia, dont la droiture et la gentillesse le comble. Ce qui le conduit à demander la nationalité américaine et à l’obtenir. En 1946, des parents banquiers, inquiets du sort de leurs biens, lui demandent d’aller à Paris et à Vienne pour constater l’état des choses. Il saisit l’occasion qui lui est ainsi donnée de revenir à Vienne et s’embarque donc pour l’Europe, en compagnie de sa grand-mère Viktoria.
Retourner là où s’est construit notre personnalité est toujours une épreuve très rude. Car le moindre changement est vécu comme une trahison. C’est le sort qui est réservé aux émigrés lorsqu’ils reviennent près de leur arbre, celui que chantait Brassens. En l’espèce, c’est peu dire que Félix van Geldern est confronté à des changements. Il retrouve sa mère, qui était restée au pays, et son amour de jeunesse, Gertrud, qu’il a cru morte. Et tout cela dans le contexte d’une ville ravagée et en partie détruite et d’une population affamée et divisée entre ceux qui ont été victimes de la fureur nazie et ceux qui se sont compromis avec la bête. Parmi ces derniers : sa mère et Gertrud. L’aspiration à la justice est bafouée par le mensonge et par l’intrigue, mais aussi par le tiraillement des sentiments. Dans un geste qui doit tout au passé, Félix épouse Gertrud, laquelle assume si peu ce qu’elle vit comme une générosité qu’elle se suicide.
Le roman de Lothar entrecroise deux réalités aussi poignantes l’une que l’autre. Il y a d’abord la rupture douloureuse que représente toujours la migration, avec cette réouverture des plaies dues au retour. Et puis, il y a cette situation très particulière de l’Autriche qui, au sortir de la dégringolade illustrée par la Première Guerre, la chute de l’Empire, les gouvernements fascistes et l’Anschluss, restera occupée par les Alliés jusqu’en 1955 : un pays rétréci, blessé, affecté encore par la gangrène d’extrême droite. Et au milieu de cela, des âmes meurtries, condamnées au mensonge et à l’équivoque.
Lorsqu’il retournera aux États-Unis, Félix sera invité à donner une conférence devant l’Austro-American Society, exercice qu’il juge impossible et dont il se sortira en laissant parler ses doutes et ses contradictions. Là où lui-même considère qu’il n’a fait que balbutier des propos confus et ambigus, il suscitera un grand enthousiasme qui doit sans doute tout à cette impossibilité de dire si partagée par les émigrés autrichiens de l’époque.
On ne peut s’empêcher d’espérer, au passage, qu’existe encore aujourd’hui, au sein des services d’immigration américains, des gens aussi intelligents et humains que ce Mr Stanley qui chercha à détourner Félix van Geldern de son intention de renoncer à la nationalité américaine pour retrouver l’autrichienne.
Revenir à Vienne, un grand roman !
(1) Cf. ma note du 23 décembre 2020.
(2) Ernst Lothar, Revenir à Vienne, trad. par Élisabeth Landes, Éd. Liana Levi, 2019.
Autre note sur Lothar :
Mélodie de Vienne
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