À propos d’une rencontre
Ce vendredi-là, le train était arrêté en gare de Brennero, à 1370 mètres d’altitude. Malgré le froid - dont témoignaient de nombreuses plaques de neige -, le soleil chauffait tant que j’avais enlevé le chandail que la fraîcheur de la matinée à Munich m’avait incité à enfiler. L’arrêt se prolongeait, alors que le retard sur l’horaire était déjà important. Je n’ignorais pas que les différences d’alimentation électrique entre l’Autriche et l’Italie réclamaient des adaptations qui expliquaient certainement l’arrêt prolongé. Dans quelques années, le tunnel de base accélérera sans doute fortement le passage des Alpes. Il nous privera aussi du charme des voies de montagne, sinueuses et pentues.
Quatre policiers italiens grimpèrent dans le wagon. Entendre enfin parler italien, quel plaisir ! Le train était allemand, son personnel aussi. Et ils le resteraient jusqu’à Bologne. Les policiers, circulant avec cet air avantageux qu’adoptent si volontiers ceux qui portent un uniforme militaire - particulièrement en Italie -, évoquaient un cinquième qui aurait dû les rejoindre et qui se faisait attendre. Ils parlaient à haute voix, comme ceux que la fonction rend indifférents au reste du monde. Les efforts infructueux que j’avais consentis dès la veille pour entendre l’allemand m’auraient fait aimer quiconque je comprenais. Alors, ces policiers…
J’aperçus sur le quai une africaine emmitouflée dans une doudoune noire. Ses cheveux crépus, rassemblés en une multitude de petites torsades, étaient teints en vert clair. Je ne pus m’empêcher de me demander ce qu’elle faisait là : d’où venait-elle ? où allait-elle ? quel passé incarnait-elle ? quelle espérance nourrissait-elle ? Face à n’importe qui, je joue volontiers à m’interroger sur ce que sa vie a pu avoir d’inextricable et au caractère trompeur de l’anonymat dont son apparence présente semble le revêtir. En l’occurrence, ce jeu m’avait paru d’autant plus justifié que sa présence en ce lieu était inattendue. Les immigrés et les vieux ont ceci en commun qu’ils se résument souvent à être d’ailleurs et d’une autre époque, alors même qu’ils recèlent un cheminement complexe propre à étonner. On néglige généralement de les interroger, comme si leur aspect actuel à la fois les retranchait du réel et disait tout d’eux.
Le train repartit. Je l’avais déjà oubliée lorsque je l’aperçus déambulant dans le couloir central. Le wagon était complet, hormis la place à mes côtés. Elle vint s’y asseoir, sans retirer son anorak, comme si elle ne comptait pas y rester, sortit de sa poche un portable et passa un coup de fil, ce qui me permit de constater qu’elle parlait français, sans pour autant saisir vraiment de quoi elle parlait. Une fois sa conversation terminée, je cherchai ce que je pourrais lui dire pour rompre un silence que notre proximité me rendait désagréable. Mais je ne trouvais pas.
Le train suivait à présent le vallon du Pflerscher Bach qu’il avait rejoint par un long tunnel : magnifique paysage agrémenté d’un habitat montagnard autrichien. L’arrivée en Italie par ce chemin efface l’effet ausonien ressenti à d’autres frontières ; la région n’est italienne que depuis 1919. Le soleil faisait briller les quelques traces de neige encore présentes dans les plis des alpages. Souvent, des panneaux anti-bruit masquaient les lieux.
Arriva le contrôleur, toujours aussi allemand. Ma voisine exhiba des papiers dont le contrôleur ne semblait pas pouvoir se contenter. Mais il apparut qu’ils ne pouvaient s’expliquer dans une langue commune et je me proposai alors pour traduire les échanges, à tout le moins du français à l’italien. Le contrôleur montrait le titre de transport contesté en prétendant qu’il ne permettait pas de se trouver dans ce train. Lui demandant pourquoi, je compris rapidement qu’il maîtrisait l’italien encore beaucoup plus mal que moi et que je n’arriverais pas à connaître l’origine du problème, d’autant qu’il revenait continûment à l’allemand. De son côté, tandis que nous discutions, notre voyageuse africaine se cala dans son siège et adopta une attitude de patience résignée qui, d’une certaine manière, voulait dire aussi qu’elle n’avait pas l’intention d’obtempérer à quelque consigne nouvelle que ce soit. Le masque FFP2 dont son visage était recouvert participait à la rendre distante. Exaspéré, le contrôleur fit un grand geste de fatalisme et de renoncement et s’esquiva sans demander son reste.
Je regardais à présent ces montagnes du val d’Isarco que nous longions et qui ressemblent tant à celles du versant nord des Alpes ; les impressionnantes falaises calcaires des Dolomites se situent plus au sud, bordant l’Adige. Et je pensais à l’histoire de cette femme, assise à mes côtés. Une personne, certes, avec sa personnalité assurément. Faut-il pour lui vouer le respect qu’elle mérite y voir autre chose que le produit de ce qui la précède ? Me revient en tête ce propos d’Augustin dont Hannah Arendt fait tant de cas : « [Initium] ergo ut esset, creatus homo, ante quem nullus fuit. » (1) L’homme est quand même à tous égards une conséquence, y compris dans sa subjectivité. Y voir un commencement, une création, c’est hypostasier certains aspects de l’homme, comme si ceux-ci le définissaient ; c’est faire de son moi une substance ; c’est prendre l’illusion de l’ego pour une réalité, au-delà de la réalité de l’illusion. (2)
⎯ Vous allez jusqu’où ? risquais-je.
⎯ Bolzano, répondit-elle.
Et la voici qui m’explique qu’elle est percussionniste et chanteuse dans un spectacle qui doit se produire à Bolzano.
⎯ Je suis congolaise, ajouta-t-elle.
Sottement, cela me donna l’envie de déplorer ce que des Belges avaient fait de son pays. In extremis, je me retins et restai silencieux. Elle-même alors se tut.
À Bolzano, je la vis une fois encore sur le quai cherchant quelque chose du regard, peut-être quelqu’un venu l’accueillir.
C’était le 8 avril 2022.
Deux vies se croisent un instant, sans rien se dire, sans rien échanger, sans rien savoir, ou presque. Ce sont deux histoires dont l’origine remonte au Big Bang, ou presque. Et ces deux vies reprennent leur course sans la moindre probabilité de se croiser à nouveau, ou presque. Les milliards d’enchaînements qui expliquent la rencontre ne troublent en rien ce sentiment de normalité qui fait vivre le moment sans étonnement particulier. L’ego seul peut susciter ces interrogations dans lesquelles la subjectivité se complaît :
⎯ Les milliards d’enchaînements qui expliquent ma venue au monde… Comment se fait-il que je sois moi, pourquoi ne suis-je pas un autre ou quelque chose d’autre ?
⎯ Qui se pose la question ?
⎯ Moi, bien sûr.
⎯ Voilà !
(1) « Pour qu’il y eut un commencement fut créé l’homme, avant qui il n’y avait personne », Augustin, La cité de Dieu, XII, 21, 4. Cf. Hannah Arendt, La vie de l’esprit tome 2, PUF, 2002, dernières pages et Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1993, pp. 199-200.
(2) Sur la portée de cette réflexion, cf. ma note du 20 juin 2020 dans laquelle j’explicite quelque peu la complexité de l’histoire et la distance qui la sépare des appartenances, des adhésions et des convictions qui nous conduisent à la réécrire.
Bellissimo post! Le domande finali echeggiano vagamente l'inizio straordinario del "Cielo sopra Berlino", di Wenders e Handke. A presto!
RépondreSupprimerIl paragone è troppo lusinghiero, ma ovviamente mi rende felice.
SupprimerGrazie a te.
A chi capisce l'italiano, consiglio il tuo blog, Zibaldino (allusione a Leopardi) : www.aielli.org. È pieno di pepite.
Grazie! E' il blog di mio padre. Io ho messo solo qualche fotografia...
SupprimerVa bene. Pensavo fosse lui (che non ho mai visto) e non tu (che ho avuto il piacere di conoscere). Grazie Simone.
Supprimermerci Jean, pour ce mini récit à trois profondeurs. On s'y serait cru! Et effectivement chaque rencontre est tellement une succession de conséquences que c'est magnifique en soi de les vivre. On peut aussi en provoquer! a très bientôt, un abbraccio !
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