jeudi 8 décembre 2022

Note de lecture : Lydia Tchoukovskaïa

La plongée
de Lydia Tchoukovskaïa


Un opprobre énorme accable à nouveau la Russie. Et l’on comprend pourquoi. Mais ce ne sont pas les Russes qui le méritent, mais cette forme sans cesse recommencée de pouvoir qui les étouffe. Comment se fait-il que ce peuple plie tant devant les despotes, les tsars, les bolcheviques, Poutine ? Comment tolère-t-il ce désir de domination des peuples voisins que nourrit un rêve d’empire ? Comment expliquer cette soumission permanente et l’importance des méthodes utilisées pour l’obtenir ? Y aurait-il un lien entre ce rapport particulier à soi-même dont certains écrivains russes témoignent et l’abandon du devenir politique à des fétiches désincarnés qui servent si souvent de père ou de Petit Père.

C’est quoi, me direz-vous, ce rapport particulier ? Je viens de lire un livre qui me laisse croire que je l’ai entr’aperçu. Il s’agit d’un roman de Lydia Tchoukovskaïa : La plongée (1). Ce qui emporte des œuvres comme Crime et châtiment de Dostoïevski ou Résurrection de Tolstoï se retrouve - je crois - dans La plongée avec quelque chose en moins et quelque chose en plus.

Imaginez une sorte de datcha, moitié sanatorium, moitié hôtel, en bordure de forêts supposées vierges et profondes. On est en 1949 et cette datcha est réservée aux membres de l’Union des écrivains soviétiques. Nina Sergueïevna vient d’y emménager - il est dit qu’on y est comme chez soi - et espère y trouver le calme propice au travail d’écriture. Car écrire n’est pas une mince affaire. Qui veut être publié doit être membre de l’Union des écrivains soviétiques, qualité qui ne s’acquiert qu’en donnant des garanties de fidélité au régime. La poésie est évidemment un domaine dans lequel il reste possible de concilier le talent, l’inspiration et la prudence. Mais rien ne préserve vraiment de cette chape de plomb qui pèse sur la vie sociale et qui doit l’essentiel à l’aléa de l’arrestation. Les cibles affirmées, en cette nouvelle répression stalinienne, sont les cosmopolites - entendez principalement les Juifs -, les titistes - entendez ceux auxquels on n'a rien trouvé de mieux à reprocher - et les récidivistes - entendez ceux qui furent déjà arrêtés dans la deuxième moitié des années 30. La plongée dont parle le roman, c’est cette immersion en soi à laquelle condamne l’atmosphère irrespirable dès lors que l’on espère penser autre chose que le quotidien, mais précisément à partir du quotidien, et c’est aussi ce qu’elle tente de coucher sur le papier.

Nina partage sa table avec Nicolaï Alexandrovitch Bilibine, lequel prépare un ouvrage très important sur lequel il souhaitera son avis. L’époque impose de se faire une idée des autres très progressivement, avec toute la prudence que réclame la difficulté de se faire confiance. Une chose va leur permettre d’échanger finalement des confidences : c’est leur goût partagé pour les promenades en forêt dans la neige. Ils y trouvent l’occasion de se parler loin de toute oreille indiscrète. Mais, en ce qui concerne Nina, elle y trouve aussi un rapport à la nature qui la guérit d’une société désespérante. Et elle multiplie les promenades solitaires, toujours vécues comme la dernière :
« Je passai par-dessus une congère et m’engageai dans un sentier. Autour de moi, tout était gris, croulant, saturé d’humidité. Les bouleaux poussaient par famille, sortant à deux ou trois de la même racine et s’écartant de plus en plus les uns des autres à mesure qu’ils montaient vers le ciel, comme emportés dans une valse immobile et rapide. Je m’arrêtai et renversai la tête en arrière, et aussitôt le balancement régulier de ces cimes et le mouvement lent des nuages gris et gonflés me donnèrent le vertige. Les nuages couvraient entièrement le ciel, comme s’ils étaient des congères, là-haut, sur le sol céleste. Je suivais le sentier, grisée par le passage rapide, le tournoiement des troncs sveltes, blancs et gris, et une tristesse me gagnait, comme toujours dans les instants de bonheur trop tangible… Car cela me serait ôté. Je devais le rendre. Personne ne chercherait à me l’enlever, simplement quelque chose d’insaisissable passerait, que nous appelons le temps, un quatre ou un neuf ferait son apparition sur la page du calendrier, et sur son ordre, une voiture se rangerait devant le perron, je commencerais à faire ma valise, et le bois ne m’appartiendrait plus, son accès me serait interdit… » (pp. 22-23)

Nina est mariée. Son mari, Aliocha, fut arrêté en 1937, au moment des grandes purges. Depuis, plus aucune nouvelle :
« Au guichet de la prison, le 5 janvier 1938, on m’avait répondu : “Il est parti ! - Où ? - Il vous écrira lui-même.” Et au Parquet, quarante-huit heures plus tard : “Dix ans, sans droit de correspondance, avec confiscation des biens… À sa libération, il vous enverra une lettre.” » (p. 35)

Bilibine aussi avait été arrêté en 37. Mais la guerre l’avait sauvé du camp. Envoyé dans l’armée, il avait participé à la prise de Berlin en avril 45. Aussi, la confiance établie, il parla du camp à Nina et, finalement… :
« Avec précipitation et brutalité, craignant de me faire mal et surmontant cette crainte par de la brusquerie, Bilibine m’expliqua - son ton me parut même pratique et précis - que je me faisais une idée fausse de la fin d’Aliocha. On ne l’avait emmené nulle part, il n’avait eu à subir ni le wagon à bestiaux ni les chiens. Tout s’était terminé bien avant. D’après Nicolaï Alexandrovitch, “dix ans sans droit de correspondance” n’était qu’une formule convenue pour désigner le peloton d’exécution. Pour éviter de prononcer trop souvent, aux guichets, le mot “exécuté”, “exécuté”, et pour qu’il n’y ait pas de cris et de sanglots dans la queue.
- Nulle part on ne nous permettait d’écrire très souvent, dit-il. Mais des camps spéciaux avec “dix ans sans droit de correspondance”, il n’y en a jamais eu. Pas plus que des sentences de ce genre. Cela, je peux vous le garantir.
 » (pp. 106-107)

Faut-il chercher à donner du sens à tout cela ? Certains s’y appliquent, comme un autre résident, Weksler, poète couvert de médailles qui s’est beaucoup battu contre les Allemands :
« - D’ailleurs, nous ne savons pas tout, disait-il en soupirant. Il nous est difficile de juger ce qui est juste et ce qui ne l’est pas du point de vue de la politique internationale. Au sommet, là-haut, ils voient les choses plus clairement. Ils ont une perspective plus vaste. D’où il est placé, Staline voit le monde entier… Prenons par exemple les milices populaires. Je ne comprenais pas, à l’époque, pourquoi il fallait jeter dans la bataille des hommes sans préparation militaire et sans armes. Combien d’intellectuels ont péri pendant cette période ! Ils auraient pu rendre de grands services. Et c’est seulement quelques années plus tard que j’ai compris pleinement combien était génial le plan imaginé par Staline pour défendre Moscou. Staline a jeté dans le combat des hommes sans préparation, mais pendant ce temps les réservistes étaient rappelés. Moscou était sauvée. » (2) (p. 164)
Une nuit, Nina a entendu une voiture arriver, des portes s’ouvrir et se fermer, des pas retentir. Le lendemain matin, Weksler avait disparu : il était juif.

Elle aura une autre surprise, Nina. Ce sera le jour où Bilibine lui donnera à lire son manuscrit. Mais, à ce sujet, je me garderai d’en dire davantage.

Ce qu’il y a en moins chez Lydia Tchoukovskaïa, par rapport à Dostoievski et Tolstoï - mais je pourrais ajouter Tourgueniev et Tchekhov -, c’est l’ordinaire de la vie, lequel, pour eux, n’épargne jamais à l’âme russe d’affronter des tourments intérieurs. Ce qu’il y a en plus, c’est la tragédie du totalitarisme, drame dans lequel les mêmes tourments viennent s’insérer, comme s’il s’agissait encore d’un ordinaire.

(1) Lydia Tchoukovskaïa, La plongée, trad. par André Bolch et revue par Sophie Benech, Le Bruit du temps, Gouville-sur-Mer, 2015. Écrit entre 1949-1957, ce livre fut publié en Occident en 1972, en Russie en 1988. La première traduction française est parue en 1980.
(2) On peut reconnaître là, dans la logique prêtée à Staline, une stratégie militaire fort semblable à celle appliquée suite à la mobilisation russe annoncée par Vladimir Poutine le 22 septembre 2022.

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