mardi 10 janvier 2023

Note de lecture : Julian Barnes

Élisabeth Finch
de Julian Barnes


Ce qui m’a décidé à lire le dernier roman de Julian Barnes, Élisabeth Finch (1), c’est le commentaire que CéCédille en a fait le 23 décembre dernier sur son blog (2). Lecture faite, j’ai pensé d’abord n’avoir rien à ajouter à ce qu’il en a dit. Et puis, à la réflexion, m’est venue en tête l’idée que ce qui m’avait plu dans ce roman - plu, c’est peu dire ! - n’était pas complètement explicité. Il est malaisé de compléter un commentaire auquel on a rien à redire, parce que, après tout, ce qui fait la qualité d’une recension, c’est d’aller à l’essentiel. Et CéCédille est allé à l’essentiel. Le reste est particulier, au sens où il coïncide avec des souvenirs personnels que l’on peut estimer sans grand intérêt pour quiconque. Mais, tout de même…

Le fait personnel qui joue en la circonstance est la relation amicale que j’ai entretenue avec deux de mes anciens professeurs - je les appellerai A et B -, lesquels ont, chacun à leur manière, bouleversé ma conception des choses. Or, c’est précisément cette forme d’influence qu’Élisabeth Finch, professeure du cours de “Culture et civilisation”, exerce sur Neil, le narrateur du roman de Julian Barnes. Et l’influence en cause ne réside pas dans l’acquisition de savoirs précis, mais plutôt dans une certaine manière de penser qui témoigne d’une vigilance de tous les instants, vigilance destinée à ne jamais se satisfaire de ce que l’opinion commune nous dicte continûment. Neil suit le cours d’Élisabeth Finch alors qu’il a déjà 30 ans, tandis que j’ai bénéficié de l’enseignement de A lorsque j’achevais ma formation d’instituteur et de celui de B à l’université, c’est-à-dire de toutes façons avant mes 23 ans. C’est là une différence importante qui me permet de dire que A m’a arraché au conformisme familial et que B m’a rendu conscient de la primauté de la vérité sur l’engagement, conséquences qu’il m’est possible de désigner et que Neil ne peut caractériser aussi précisément. Reste que pour lui comme pour moi, les acquis furent diffus et l’amitié qui s’ensuivit pleine d’arcanes et d’intrications.

On me dira peut-être que je construis des ressemblances un peu facilement et que je succombe à cette tendance qui pousse à se projeter sur l’altérité. Ce n’est pas impossible. Pourtant, je demeure convaincu qu’une part de ce que Neil à trouvé auprès d’Élisabeth Finch coïncide assez bien avec ce détachement de soi et du commun que, selon des modalités différentes, je dois à A et à B. Je veux parler de cette inclination à fixer ses propres enjeux hors des enjeux sociaux habituels.
« L’Élisabeth Finch qui se tenait devant nous était l’article fini, la somme de ce dont elle s’était faite, de ce que les autres l’avaient aidée à faire d’elle-même, et de ce que le monde avait fourni. Le monde non seulement dans ses manifestations contemporaines, mais aussi dans sa longue histoire. Peu à peu nous avons compris, et délaissé nos gauches rêveries - vaines réactions initiales à ce qu’elle avait d’unique. Et, sans paraître faire le moindre effort, elle nous subjugua tous. Non, ce n’est pas tout à fait cela ; elle nous obligea plutôt - simplement par l’exemple - à chercher et trouver en nous-mêmes un fond sérieux. » (p. 28)
Quand on comprend, quand on finit par comprendre que nous sommes le produit de notre histoire, les luttes et les combats du quotidien s’effacent un peu devant les questions qui méritent d’être qualifiées de sérieuses, celles qui correspondent à des interrogations dont nous ne pouvons faire notre profit, sinon par un paisible détachement du contingent.

La formule stoïcienne « De toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non. » - dont CéCédille dit très justement qu’elle qualifie le roman de Barnes - est suivie, chez Épictète d’une énumération de ce qui dépend de nous et de ce qui ne dépend pas de nous. (3) La limite entre les deux semble nette et précise. Selon moi, elle n’est pas aussi nette que cela, parce que « ce en quoi nous agissons » dépend probablement bien peu de nous, sinon par l’illusion que nous entretenons d’opérer des choix.

La philosophie stoïcienne est une bien étrange philosophie. Elle s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité de ce que fut le cynisme antique, mais n’en a pas conservé le dédain du monde social. Ce qui l’a conduite à fortifier les desseins politiques des Romains. Pourtant, elle contenait un potentiel de lucidité qui n’est pas perdu pour tout le monde. Je pense à cet échange entre Neil et Christopher, le frère d’Élisabeth, lequel évoque une visite qu’il fit à cette dernière lorsqu’elle dépérissait d’un cancer :
« “Elle a tourné sa tête vers moi, et j’ai vu ces yeux… vous vous rappelez comme ils étaient grands, et maintenant ils paraissaient énormes dans ce visage décharné. Elle a souri faiblement et murmuré : ‘Le cancer, mon cher Christopher, est moralement neutre.’ Que voulait-elle dire par là, à votre avis ?”
J’ai réfléchi. J’étais ramené à son année d’enseignement. J’aurais pu parler de chemin de fer et de monoculture, mais je ne pensais pas que cela aurait été d’une grande aide. Alors j’ai seulement dit : “Je crois qu’elle était d’accord avec vous. À sa manière.”
 » (p. 69)

Alors, bien sûr, il y a Julien l’Apostat. Neil a compris que Julien l’Apostat et tous les commentaires auxquels il a donné lieu au fil des siècles, c’est simplement la question suivante : que serait l’histoire de l’Europe, et même celle du monde, si le christianisme ne s’était pas imposé au cours des derniers siècles de l’Empire romain ? L’hypothèse que le paganisme en aurait triomphé n’a sans doute qu’un mérite, mais il est essentiel : sortir de cette inclination compulsive à vanter ses racines chrétiennes, une inclination qui justifie les pires discriminations et les consignes morales les plus immorales. Imaginez par exemple un Brésil sans christianisme, sans évangélisme… Ce n’est pas qu’il faille dénigrer les croyances des autres, évidemment ; mieux vaut s’occuper de dissoudre les siennes propres. Tout de même…
Neil se souvient d’avoir d’interrogé Élisabeth :
« “J’imagine que vous méprisez les hommes et les femmes politiques ?
⎯ Pourquoi donc imagineriez-vous cela ?
⎯ Parce qu’ils sont corrompus et égoïstes et vaniteux et incompétents.
⎯ Je ne suis pas d’accord. Je pense que la plupart d’entre eux sont bien intentionnés, ou croient l’être. Ce qui rend leur tragédie morale d’autant plus pitoyable.”
 » (pp. 161-162)

(1) Julian Barnes, Élisabeth Finch [2022], trad. de Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 2022.
(2) Julian Barnes, Élisabeth Finch, Épictète, Julien l’Apostat et alii
(3) « De nous, dépendent la pensée, l'impulsion, le désir, l'aversion, bref, tout ce en quoi c'est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l'argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n'est pas nous qui agissons. » (Arrien de Nicomédie, Manuel d’Épictète, Les Échos du Maquis, 2011)

3 commentaires:

  1. Je partage avec vous l'idée que la limite entre "ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous" n'est pas évidente. Lorsque Épictète dit un peu plus loin : "ne dépendent pas de nous le corps, l'argent, la réputation, les charges publiques,.." on peut trouver à nuancer, voire à redire. Mais là n'est pas l'essentiel. On peut discuter des exemples et retenir les prémisses !
    Pour le plaisir de poursuivre la lecture et la conversation, je cultive aussi le souvenir pieux de mes professeurs de philosophie, qui officiaient dans les années 60 : Monsieur Buis au Lycée Émile Loubet, à Valence, que ses élèves surnommaient respectueusement "Le mât", Jean Lacroix au Lycée du Parc à Lyon, Michel Philibert et Georges Pascal à l'institut d'études politiques de Grenoble. Avec eux, Platon, Descartes, Alain, Bergson, Valéry sont rentrés dans le cercle de mes familiers, que j'ai toujours plaisir à fréquenter. J'ai encore dans l'oreille la voix familière de ces maitres qui nous ouvraient toutes grandes les portes de l'aventure intellectuelle. Grâces leur soient rendues ! C'est sans doute sous leur égide que nous continuons à deviser !

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    1. Vous nommez vos anciens professeurs.
      J’ai personnellement parlé de A et B. C’est qu’ils devinrent l’un et l’autre des amis, ce qui fait naître un scrupule : celui de ne pas dévoiler publiquement leur identité sans m’être assuré qu’ils n’y voyait pas d’inconvénient. Mais nombre de ceux qui me connaissent autrement que par ce blog ont certainement deviné de qui il est question.

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  2. A et B ? Ne s'agirait-il pas de Jacques Pirotte et Lucien François ?

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