vendredi 13 janvier 2023

Note de lecture : Nicolas Machiavel

Discours sur la première décade de Tite-Live
de Nicolas Machiavel


Récemment, j’ai tenté d’expliquer - en italien - la façon dont personnellement j’interprète l’œuvre de Machiavel, et plus particulièrement son ouvrage le plus connu, Le Prince. (1) Certaines réactions à mon propos me laissent penser que je n’ai pas convaincu ou que je n’ai pas été suffisamment clair. Et je crois à présent comprendre pourquoi.

Pour rappeler brièvement ce que je disais (à l’intention de qui ne lit pas l’italien), j’estime que la question des visées et des préférences politiques de Machiavel est de peu d’importance au regard du dévoilement de la nature profonde de la politique qu’on lui doit. Les conseils donnés au prince comportent une prise en compte de la réalité politique jusque dans ses aspects les plus cyniques, telle qu’on ne l’avait jamais décrite jusqu’alors. Pareille approche réfute d’une certaine manière la thèse très répandue selon laquelle ce cynisme particulier - appelé ultérieurement machiavélisme - dont témoignerait Le Prince serait fortement tempéré dans les Discours sur la première décade de Tite-Live (2), ouvrage dans lequel Machiavel manifesterait clairement son souci du bien public et son penchant pour un pouvoir politique républicain.

Tournons-nous donc vers les Discours et tentons de caractériser ce que l’on y trouve.

Tite-Live (-59 ou -64-17) est un historien romain, auteur d’une importante Histoire de Rome depuis sa fondation dont la plus grande partie est perdue. L’ouvrage a été écrit sur des codex, sortes de cahiers tendant à l’époque à remplacer les rouleaux de papyrus. La première décade qu’évoque le titre du livre de Machiavel désigne les dix premiers codex de l’Histoire de Tite-Live, c’est-à-dire ceux qui concernent la fondation de Rome, ses rois et l’institution de la République à partir de 509 avant Jésus-Christ. Les Discours puisent dans Tite-Live pour illustrer des points de vue qui, comme c’est le cas dans Le Prince, visent à décrire les bonnes et les mauvaises politiques. Mais l’ouvrage regorge également d’exemples inspirés d’autres époques, et notamment des décennies qui précédèrent son écriture, laquelle occupa Machiavel de 1513 à 1519.

Il me faut le dire avec beaucoup de modestie, mais je pense personnellement qu’il ne convient pas - comme le font tant de commentateurs - de distinguer les Discours du Prince, de telle sorte que l’impression de cynisme que suggérerait le second soit corrigée par la lecture des premiers. Cela ne signifie nullement que ne soit pas pertinente la question de savoir en quoi consiste une bonne politique selon Machiavel. Le fait est que, quelle qu’elle soit, l’efficacité commande de tenir compte de la nature véritable du politique si l’on aspire vraiment à la mener à bien. Autrement dit, ce n’est pas le discours par lequel on veut convaincre de l’opportunité d’une politique qui en assure la réussite, mais bien l’usage de moyens - aussi immoraux apparaissent-ils - qui sont aptes à vaincre les résistances. Et, à cet égard, les Discours s’inscrivent dans la droite ligne du Prince. Voilà cependant qui mérite d’être mieux explicité.

Prenons les deux plus explicites mises en accusation de Machiavel : celle d’Innocent Gentillet (3) et celle de Frédéric II de Prusse (4). Ce qu’elles ont en commun, c’est l’indignation morale. Machiavel y est dénoncé comme quelqu’un qui prône le cynisme et qui défend l’idée que la fin politique justifie tous les moyens. Cette attitude est jugée inacceptable et propre à disqualifier définitivement ce que dit celui-là même qui prétend donner des conseils. Voici par exemple comment, à l’occasion, Frédéric II s’exprime :
« [Il est bien difficile à un auteur de cacher le fond de son caractère ; il parle trop, il s’explique sur tant de sujets, qu’il lui échappe toujours quelques traits d’imprudence et qui peignent tacitement ses mœurs.] (5)
Comparez le prince [de M.] de Fénelon avec celui de Machiavel ; vous verrez dans l’un [le caractère d’un honnête homme], de la bonté, [de la justice], de l’équité, toutes les vertus, [en un mot, poussées à un degré éminent] ; il semble que ce soit de ces intelligences pures dont on dit que la sagesse est préposée pour veiller au gouvernement du monde. Vous verrez dans l’autre la scélératesse, [la fourberie], la perfidie, [la trahison], et tous les crimes ; [c’est un monstre, en un mot, que l’enfer même aurait peine à produire. Mais s’] il semble que notre nature se rapproche de celle des anges en lisant le
Télémaque de [de M.] de Fénelon, il paraît qu’elle s’approche des démons de l’enfer lorsqu’on lit le Prince de Machiavel. César Borgia, ou le duc de Valentinois, est le modèle sur lequel l’auteur forme son prince, et qu’il a l’impudence de proposer pour exemple à ceux qui s’élèvent dans le monde par le secours de leurs amis ou de leurs armes. » (5)

Si l’on se tourne vers ceux qui ont défendu Machiavel, il s’agit également de le disculper de toute faute morale en lui prêtant des intentions qui transcendent les propos cyniques que l’on croit lire dans Le Prince. Y a-t-il meilleur exemple de cette lecture que celle opérée par Jean-Jacques Rousseau ? Je cite :
« En feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » (6)
Ces deux phrases, fréquemment convoquées, pourraient laisser penser que Rousseau, ignorant la lettre des ouvrages de Machiavel, s’est mépris sur le sens qu’il convient de leur accorder. Or, rien n’est plus faux. Rousseau connaissait très bien ces ouvrages. Il les cite plus d’une fois dans le Contrat social (7). Et, surtout, bien des passages de ce même livre trahissent une inspiration machiavelienne, notamment les exemples tirés de la chute des Tarquins et de l’institution de la République romaine. Osons même dire que l’on pourrait aussi croire que Rousseau, rallié en quelque sorte à l’idée que je défends (fatuité feinte, croyez-le bien), se réjouit d’un dévoilement de la nature de la politique, un dévoilement qui ne peut que profiter à ceux qui favorisent avant tout la lucidité. Non, lui aussi veut un Machiavel innocent :
« Machiavel étoit un honnête homme et un bon citoyen : mais attaché à la maison de Médicis il étoit forcé dans l’oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son éxécrable Heros manifeste assés son intention secrète et l’opposition des maximes de son Livre du Prince à celle de ses discours sur Tite-Live et de son histoire de Florence demontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des Lecteurs superficiels ou corrompus. La Cour de Rome a sévérement défendu son livre, je le crois bien ; c’est elle qu’il dépeint le plus clairement. » (8)

Je ne dénie à personne, bien évidemment, le droit de poser un jugement moral sur l’œuvre, pas plus que sur son auteur. Je suis même prêt à dire que, en ce qui me concerne, ni l’une ni l’autre n’appuient - c’est pour moi évident - une conception morale des choses. Mais peu importe ! L’important n’est pas de juger Machiavel, ni de percer ses intentions. L’important est de comprendre ce qu’il nous apprend de la politique, fût-ce à son insu. Je dirais même que c’est moins les diverses tactiques et stratégies qu’il décrit ou conseille, ni davantage les enchaînements qu’il envisage lorsqu’il prédit succès ou défaite, qui comptent. C’est ce dont il témoigne quant au comportement de ceux qui aspirent, se maintiennent ou perdent le pouvoir qui importe. Et ce qui mérite d’être tenu pour vrai, c’est que la politique est une activité qui porte avec elle la nécessité de contrevenir aux règles morales, quelles que soient celles-ci. Car, en définitive, le rapport au pouvoir prime toujours sur les projets et les objectifs que se fixent ou prétendent se fixer ceux qui s’y livrent. Était-ce cette vérité là que Machiavel a cherché à donner à voir ? Probablement pas, et, encore une fois, peu importe. C’est pour le moins la lucidité dont il fait preuve qui nous y donne accès, pour autant qu’on veuille bien l’apercevoir.

Tentons de cerner quelques éléments révélateurs dans les Discours.

Lorsque Machiavel fait l’éloge d’un personnage, par exemple lorsqu’il lui reconnaît une « valeur rare » ou plus simplement de la « virtù », qu’est-ce que cela signifie ? Faut-il entendre par là quelqu’un de moralement estimable, ou au moins quelqu’un à qui on ne peut reprocher des écarts moraux ? Absolument pas ! Au chapitre X du livre premier, il évoque l’empereur Septime Sévère en ces termes :
« Si, parmi ceux qui moururent dans leur lit, il y eut quelque scélérat comme Sévère, il ne le dut qu’à la fortune et à une valeur rare chez les hommes de son espèce. » (9)
Si un scélérat se voit reconnaître une valeur rare, c’est parce que la valeur en question correspond à une efficacité politique qui coïncide avec ce que Machiavel juge une bonne politique, quels que soient par ailleurs les moyens employés pour obtenir cette efficacité.

Cela ne signifie pas que l’on ne trouve jamais de condamnation morale chez Machiavel. Curieusement, alors que Le Prince est souvent jugé plus cynique que les Discours, c’est pourtant dans celui-là que l’on trouve ceci à propos du tyran de Syracuse :
« Qu’on examine la conduite d’Agathocle, on n’y verra rien ou très peu de chose qu’on puisse attribuer à la fortune ; ce n’est point par faveur, mais en parcourant tous les grades militaires, auxquels il était arrivé à travers mille contretemps et mille dangers, qu’il parvient à la souveraineté, et s’y soutient en prenant des partis aussi hardis que dangereux. Il n’y a point non plus de valeur à massacrer ses concitoyens et à livrer ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion ; tout cela peut faire arriver à la souveraineté, mais non à la gloire. » (10)
En fait, l’ambiguïté de mots comme « valeur » ou « virtù » dissimule en quelque sorte le fond de la pensée de Machiavel. (11) Celui-ci ne va jamais jusqu’à prôner l’immoralité de façon explicite ; il en constate l’efficacité et, à l’occasion, se réjouit des résultats qu’elle obtient dès lors que ceux-ci sont assimilables à une bonne politique.

Que faut-il entendre par bonne politique ?

Ce que souhaite Machiavel, c’est une Italie unie, stable et puissante, à l’exemple de la France. Il l’a dit dans Le Prince ; il le répète dans les Discours (12) Et les bonnes politiques sont donc celles qui sont susceptibles de satisfaire ce souhait. Par quels moyens ? Ceux qui sont efficaces, quelle qu’en soit la valeur morale. Pourquoi quelle qu’en soit la valeur morale ? Parce que la politique est ainsi faite qu’elle ne peut s’embarrasser de moralité, sinon pour s’en donner l’image. Machiavel l’a compris et, selon moi, c’est là l’essentiel de son originalité et de sa clairvoyance.

Et le Machiavel républicain ? Qu’en est-il ? La forme républicaine du pouvoir est certes celle qui retient le plus son attention. D’abord parce que son expérience personnelle s’est forgée au sein de la République florentine, débarrassée des Médicis. Ensuite, parce qu’il a choisi de fixer son attention sur les débuts de la République romaine, débarrassée des Tarquins. Et il me semble donc quelque peu contestable d’y voir une adhésion à ces formes républicaines qui succédèrent aux États-Unis ou en France à des régimes monarchiques, des formes que d’une certaine manière Rousseau appelait de ses vœux. Je reste, par exemple, très dubitatif devant ce qu’écrit Claude Lefort :
« Quiconque s’est intéressé à la fortune exceptionnelle de l’œuvre machiavélienne ne peut douter de l’influence qu’ont longuement exercé ses Discours sur des hommes qui cherchaient à combattre l’arbitraire, à défendre la fonction d’assemblées représentatives ou critiquaient la notion même du gouvernement d’un seul. » (13)
À tout prendre, je préfère ce qu’en dit Raymond Aron, lequel croit y apercevoir « un pragmatisme radical, essentiellement amoral, sinon immoral. » (14) Car il s’agit effectivement de ne pas fermer les yeux devant les propos de Machiavel qui dérangent, sans pour autant rejeter son œuvre comme impie.

Ici, je ne puis passer sous silence la position assez complexe d’Hannah Arendt, complexe parce qu’elle oppose une pensée dominée par l’idée de progrès (Kant) et une pensée dominée par l’idée d’action (Machiavel). Je ne suis pas certain qu’il faille aller jusqu’à entendre qu’Arendt verrait en Machiavel un remède contre l’éloge du cynisme en politique. (15) Lorsqu’elle écrit :
« la phrase de Machiavel : “J’aime ma patrie plus que mon âme” n’est qu’une variante de : J’aime le monde et son futur plus que ma vie ou ma personne » (16),
elle insiste très justement sur le souci de la vérité de l’action, tel qu’il habitait Machiavel. Et elle renvoie d’ailleurs au premier chapitre du livre III des Discours, là où celui-ci définit ce qu’il faudrait sans doute appeler une morale, à savoir la nécessité de ramener sans cesse la religion, la république et la monarchie à leurs propres principes dès lors que ceux-ci sont transgressés par les méchants. (17) Mais, à l’inverse de ce qu’elle dit, j’incline à penser que, selon Machiavel, le mal auquel il conviendrait de résister se limite à ce qui nuit à la stabilité qu’il appelle de ses vœux, sans autre considération que le principe qui a conduit à son émergence. Il est vrai que la philosophie politique d’Hannah Arendt est si peu philosophique qu’elle rejoint d’une certaine manière le postulat d’efficience machiavélien.

En définitive, en quoi être lucide sur l’immoralité de la politique est-il un bien ?

Sur cette question, je m’en voudrais d’être catégorique. D’abord, il y a peut-être le fait que la vérité prévaut sur l’illusion, même si celle-ci permet de soulever des montagnes. Ensuite, quelle que soit la morale envisagée, ne constate-t-on pas que son invocation sert tant la politique que c’est précisément en cette occasion qu’elle perd sa licéité ? Enfin, il y a surtout que la morale n’est probablement jamais tant desservie que lorsqu’elle justifie un acte et qu’elle n’est jamais si bien servie que lorsqu’elle fonde une action silencieuse. Et puis, peut-être faut-il y réfléchir : les vrais héros sont-ils des politiques ? On peut en douter.

(1) Cf. ma note en italien du 17 décembre 2022.
(2) Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, trad. de Toussaint Guiraudet, Éd. Berger-Levrault, Strasbourg, 1980, réédition Les Belles Lettres, 2022.
(3) Innocent Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouverner (Anti-Machiavel) [1576], Droz, Genève, 1968.
(4) Frédéric II de Prusse, “Anti-Machiavel” [1740] in Machiavel, Le Prince suivi de l’AntiMachiavel de Frédéric II, Éd. Garnier Frères, 1968, pp. 91-232. Voltaire n’a pas seulement préfacé l’ouvrage, il l’a aussi copieusement corrigé.
(5) Frédéric II, Op. cit., pp. 123-124. Les mots entre parenthèses ont été supprimés par Voltaire ; il y a là une information très intéressante, tant sur la manière de voir de Frédéric que sur les arrières-pensées de Voltaire.
(6) Jean-Jacques Rousseau, “Du contrat social” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 409.
(7) Cf. notamment Rousseau, Op. cit., p. 372 et p. 384 où il cite aussi bien Les histoires florentines que les Discours, et cela en italien, langue qu’il maîtrisait bien.
(8) Il s’agit d’une note de Rousseau qui fut ajoutée dans l’édition de 1782 du Contrat social. Cf. Op. cit., p. 1480.
(9) Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, p. 83. Le mot « virtù » est celui utilisé dans la version originale en italien : « E se tra quelli che morirono ordinariamente ve ne fu alcuno scelerato, come Severo, nacque da una sua grandissima fortuna e virtù; le quali due cose pochi uomini accompagnano. » (A cura di Mario Martelli, Tutte le Opere di Niccolò Machiavelli, Sansoni Editore, Firenze, 1971.)
(10) Machiavel, Le Prince suivi de l’AntiMachiavel de Frédéric II, p. 34. Le mot « valeur » est censé ici aussi traduire le mot « virtù utilisé dans l’original italien.
(11) Cf. l’excellente étude que fait de cette question Carlo Ginsburg dans le chapitre VIII de son livre Néanmoins, Machiavel, Pascal [2018], trad. de Martin Rueff, Verdier, Lagrasse, 2022, particulièrement pp. 179-191.
(12) Cf. Machiavel, Discours sur la première décade de Tit-Live : LI, chapitre XVI, avant-dernier alinéa ; L1, chapitre XIX, alinéa 2 ; LI, chapitre LV, alinéa 2 ; LI, chapitre LVIII, alinéa 3 ; LIII, chapitre I, avant-dernier alinéa ; LIII, chapitre XLI, dernier alinéa.
(13) Claude Lefort, “Préface” de Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, p. 9.
(14) Cité par Pierre Hassner in Raymond Aron : Machiavel et les tyrannies modernes, Revue française de science politique, Année 1994, 44-1, p. 145 et référencé in Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Fallois, 1993, p. 89 (livre que je n’ai pas lu).
(15) Comme le suggère Jean-Claude Poizat dans sa recension du livre de Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ? in Le Philosophoire, 2006/2 (n° 47), pp. 265-268.
(16) Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad de l’anglais de Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, 1991, p. 82.
(17) Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, pp. 411-416.

Autre note sur Machiavel :
Il Principe (en italien)

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