lundi 17 octobre 2022

Note d’opinion : l’histoire et le récit

À propos de l’histoire et du récit

Invité par Les territoires de la mémoire (*), Johann Chapoutot a présenté le 29 septembre dernier à la Cité Miroir de Liège une conférence intitulée Le nazisme fut-il “moderne” ? Je n’ai pu y assister, mais j’ai vu la vidéo qui y fut consacrée et qui est diffusée ici sur Internet (1).

L’essentiel des idées exposées ce jour-là s’inscrivent dans le sillage du livre que Chapoutot a publié en 2020, à savoir Libres d’obéir (2). Je n’ai pas lu ce livre et, après avoir entendu la conférence du 29 septembre 2022, je n’ai guère envie de le lire. Je voudrais expliquer pourquoi.

Il serait utile, je crois, de revenir un instant sur la notion de récit, telle que Chapoutot en traite dans Le grand récit (3), un livre qu’il a publié un an après Libres d’obéir.
« Un récit, ou une “histoire”, c’est le langage qui se saisit du “réel” et qui l’informe, lui donne forme, à tel point que l’on puisse douter que le réel existe en dehors de lui, tant on le vit et on le pense à travers les catégories du langage, avec les ressources et les lacunes de la langue, ressources et lacunes déterminées géographiquement, socialement et historiquement. On ne voit jamais le réel qu’à travers le prisme de la langue et de tout ce qu’elle charge comme réminiscences culturelles, réseaux métaphoriques et stéréotypes.
Et, dans ce que peut la langue, le récit est ce type de discours qui donne sens, dans sa double acception de signification et de direction, et cohérence au monde en ordonnant les événements sur un axe temporel pour y distribuer les qualités (cause, conséquence), y démêler l’essentiel de l’accidentel, et transmuer les hasard en nécessité.
 » (4)

Si l’on valide cette définition, force est de constater qu’elle s’applique indifféremment aussi bien aux légendes, aux fables, aux mythes, aux contes - dès lors qu’ils se donnent pour vrais -, qu'aux annales les plus rigoureusement établies. Ce qui offre le grand avantage de cibler les recherches en histoire les mieux encadrées et les plus pointues, en vue de rappeler que celles-là aussi rencontrent les difficultés que la définition évoque, en ce compris d’ailleurs lorsqu’elles n’ont pas du tout l’intention de bâtir un récit. Reste qu’il est indispensable de s’interroger sur la qualité des récits, c’est-à-dire sur leur fidélité à ce que fut le passé. Après tout, il importe beaucoup de savoir, lorsqu’on s’intéresse à l’histoire, lequel de Lucien Febvre ou d’André Castelot il est préférable de lire.

En fait, d’une façon qui suggère des ressemblances avec le courant pragmatiste, tel qu’il affecta la sociologie au cours des vingt dernières années, Johann Chapoutot préconise d’accorder la possibilité à l’historien d’user de ses émotions dans sa recherche et, en conséquence d'oser construire un récit qui témoigne des préoccupations que suscitent le présent et l’avenir. Il récuse ainsi la distinction entre objectivité et subjectivité, du moins dans son potentiel méthodologique. (5)
« On comprend dès lors mieux pourquoi les historiens sont tentés de retrouver leur être littéraire - celui qui implique l’empathie (de la démarche compréhensive, de la perspective internaliste) et qui valorise l’imagination (qui rouvre l’univers des possibles). » (6)

Voilà qui, me semble-t-il, me donne le droit de dire que, lors de sa conférence du 29 septembre 2022, Johann Chapoutot nous a livré un récit - son récit - d’un aspect de la modernité. En ce qui me concerne, j’estime indispensable que soit posée la question de savoir quelles chances ce récit a d’être fidèle au réel, fidèle au passé évoqué. Le 29 septembre, personne n’a cru bon de poser cette question.

La vraisemblance d’un récit se mesure bien entendu à la qualité des recherches entreprises pour le construire, aux précautions prises pour écarter tout biais susceptible de l’égarer, à la surveillance exercée sur les inclinations personnelles, idéologiques ou affectives, bref à la rigueur des méthodes utilisées et à leur aptitude à le valider. Il y a cependant des aspects généraux du récit qui, à eux seuls, peuvent jeter un premier doute sur sa pertinence. Pour l’occasion, j’en citerai deux : il y a d’abord le syncrétisme du récit, lorsqu’il participe à conférer un sens principal au récit ; il y a ensuite la concordance entre le sens du récit et les objectifs moraux, idéologiques ou politiques auxquels adhère le récitant. Faute de connaître les choix méthodologiques opérés (ce qui serait peut-être possible par la lecture de Libres d’obéir), envisageons ce qu’il en est des aspects généraux du récit de Chapoutot.

Oserais-je réduire le récit en cause à ses éléments principaux ? Oui, et j’espère en être excusé. Cela va déboucher - je l’annonce déjà - sur une charge dont je dois avouer d’emblée le caractère lapidaire et l’étaiement fragile. À ceux qui, au départ de Libres d’obéir, me jugerait dans l’erreur et m’en montrerait la raison, je promets une prompte rétractation.

1. Le récit commence par l’affirmation du caractère intellectuellement élaboré du nazisme.

2. Il continue par l’histoire d’un juriste allemand nommé Reinhard Höhn, lequel adhéra au parti nazi et à la SS dans les années 30 et fonda dans les années 50 une école de management (Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft) qui connut un grand succès. (7)

3. Il se poursuit par la dénonciation d’objectifs cachés du management, tel que conçu par les “capitalistes”, des objectifs qui tendent à imposer l’obéissance en répandant l’illusion d’une liberté.

4. Il s’achève avec le parallèle insistant fait entre les conceptions nazies du monde et les conceptions sur lesquelles repose la logique managériale capitaliste, les deux misant sur la déresponsabilisation par la performance.

Dois-je immédiatement préciser qu’il importe beaucoup d’écouter le conférencier plutôt que de s’en tenir à ce tableau synoptique ? Tout ce qui résume trahit. Si je me suis permis d’y recourir, c’est parce que l’exposé de Johann Chapoutot se donne à entendre comme une démonstration dont il n’est pas inutile d’isoler les principales étapes.

La première source des doutes que j’ai nourris à l’écoute de la conférence, c’est précisément cette volonté d’échafauder une doctrine qui rend compte de tout. Tout ce qui est dit tend à conforter syncrétiquement l’analogie assimilatrice entre le nazisme et le management. Et il est difficile de ne pas suivre cette argumentation sans se demander si le nazisme n’est pas ainsi décrit de telle sorte qu’il s’approche des théories managériales et le management de telle sorte qu’il ressemble dans ses objectifs non avoués à une logique nazie, sans trop s’encombrer de tout ce qui pourrait suggérer des dissemblances importantes. Qui me connaît pourrait difficilement me suspecter de complaisance à l’égard du management. (8) Mais il me paraît suffisant de le caractériser par sa motivation lucrative, ses théories brumeuses et ses échecs sans cesse reproduits pour ne pas l’accabler - à mes yeux un peu gratuitement - de convergences avec le nazisme. Le fait qu’un nazi - peut-être sans repentance - ait participé à la bonne fortune d’un courant du management n’est démonstratif de rien, pas plus que le fait qu’Henri Ford ait eu des sympathies pour le nazisme n’établit pas un lien obligé entre le rôle de chef d’entreprise et l’aspiration au totalitarisme. Certains ne manqueront pas de parler de point Godwin, ce qui reviendrait à considérer la doctrine de Chapoutot comme un débordement que la statistique repère dans les conversations débridées. C’est peut-être plus grave que cela, parce qu’il s’agit d’un propos tenu par un historien connu et reconnu, apte à influencer son auditoire en raison de la compétence sociale dont il bénéficie.

Si vraiment il y a crime (ce que l’on peut contester), à qui et à quoi profite-t-il ?

C’est là qu’il convient de repérer les engagements idéologiques éventuels de Johann Chapoutot et de mesurer si la doctrine énoncée ne les sert pas. Or, ses engagements sont patents. On ne peut être que frappé par la constance avec laquelle, tout au long de sa narration, il présente comme une évidence la sourde complicité qui existerait entre l’économie libérale, exploitrice des travailleurs, et le nazisme, outil de domination. Cela prend même quelquefois la forme d’une suspicion généralisée qui concerne des institutions ou des personnes vis-à-vis desquelles des preuves seraient tout à fait nécessaires. (9) Sont-elles dans son livre ? Peut-être.

Entendons-nous bien. Je ne reproche pas à Johann Chapoutot d’avoir des convictions orientées. Je le désapprouve lorsqu’il en fait le moteur de ses recherches et l’objectif de ses démonstrations. L’histoire, discipline des sciences sociales, réclame un recul qu’il ne pratique manifestement pas. Décrire le passé en fonction des nécessités et des souhaits actuels, c’est précisément ce à quoi se destinent les légendes, les fables, les mythes et les contes. L’histoire rigoureuse doit se déprendre du présent, des idéologies, des préférences, des jugements. Là où le mythe imagine une origine, la partialité idéologique invente des conspirations délétères. Ce qui faisait dire à Marc Bloch, « […] le démon des origines fut peut-être seulement un avatar de cet autre satanique ennemi de la véritable histoire : la manie du jugement. » (10)

(*) Les territoires de la mémoire sont un centre d'éducation à la résistance et à la citoyenneté créé par d'anciens prisonniers politiques rescapés des camps nazis. Son siège est à Liège.
(1) Au tableau qui se trouve derrière le conférencier, le titre de la conférence comporte un « fût » affublé d’un accent circonflexe, comme si était évoquée l’hypothèse étrange que, outre je ne sais quoi d’autre, le nazisme fût moderne, subjonctif oblige. Tout laisse croire que c’est une coquille et que la question du modernisme du nazisme est bien le sujet de l'exposé.
(2) Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.
(3) Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021. J’ai brièvement analysé ce livre dans ma note du 28 octobre 2021.
(4) Johann Chapoutot, Le grand récit, pp. 15-16.
(5) Cf. tout particulièrement le chapitre IX et la conclusion du Grand récit (pp. 297-365).
(6) Johann Chapoutot, Le grand récit, p. 346.
(7) Cf. l’article que Wikipédia lui consacre ici sur Internet.
(8) Cf. par exemple, à propos de la gestion des ressources dites humaines, ma note du 8 août 2012.
(9) Un autre élément incline à déceler une pente subjective illégitime dans les propos de Johann Chapoutot. Lorsqu’il lui fut demandé ce qu’il pensait de la comparaison que certains députés européens ont envisagé d’établir entre le nazisme et le communisme, il s’empressa de limiter les similitudes éventuelles à celles repérables entre l’horreur nazie et l’horreur stalinienne, dédouanant ainsi le communisme lui-même. Qu’un historien puisse ainsi - ne serait-ce qu’implicitement - ignorer le totalitarisme soviétique des époques léniniste et brejnévienne me paraît trahir une inspiration idéologique inacceptable dans sa discipline.
(10) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Cahier des Annales, 3, Armand Colin, 1949, p. 19.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire