mardi 30 janvier 2018

Note de lecture : Montaigne et Raimond de Sebonde

Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
de Montaigne


On a souvent prétendu que Montaigne se contredisait volontiers. Ce n’est certes pas faux, encore est-il important de prendre garde à ne pas prendre pour des contradictions des nuances qui impliquent de corriger une affirmation par une concession faite à son contraire, quitte à reprendre ensuite pour elle en corrigeant mieux encore la concession première. Tant et si bien que le bon jugement serait mieux défini par ce qu’il cède à l’avis opposé que par ce qu’il ose avancer de façon catégorique.

S’il est un chapitre des Essais qui doit être lu en gardant cette précaution présente à l’esprit, c’est bien le douzième du Livre II : l’“Apologie de Raimond de Sebonde” (1). Car on peut aisément y voir de multiples volte-face là où il ne s’agit le plus souvent que d’explorer des opinions opposées pour retarder sans cesse l’adhésion finale (ou provisoire) à l’une d’elle.

Le chapitre fait peur. Comment en suivre les méandres sans perdre le fil ? Comment y peser le pour et le contre ? Et même : que penser finalement de Raimond de Sebonde ? En lisant lentement et très attentivement, on s’égare vite au point de perdre pied ; en lisant vite, on découvre un cheminement, mais au prix d’arguments effleurés. En savoir un peu au-delà de ce que Montaigne nous révèle est sans doute utile - sinon nécessaire - pour le suivre dans ses raisonnements.

Mais d’abord, qui est Raimond de Sebonde (2) ? Ce théologien catalan, né vers 1385 et mort en 1436 écrivit en latin un livre intitulé Science du Livre des créatures ou de la nature, ou Science de l’homme et renommé dans des éditions ultérieures Théologie naturelle. Montaigne a publié une traduction de cet ouvrage en 1569, non sans en infléchir quelque peu le sens (3). Il y a ensuite consacré ce très long chapitre des Essais qui retient ici notre attention.

J’aimerais commencer par citer la première phrase du chapitre :
« C’est à la vérité une très-utile et grande partie que la science : ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise : mais je n’estime pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu’aucuns lui attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeait en elle le souverain bien, et tendit qu’il fust en elle de nous rendre sages et contents : ce que je ne croy pas: ny ce que d’autres ont dict, que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. » (p. 458)
Ce n’est pas tant l’opinion qu’il faut avoir de la science (4) qui m’importe en l’occurrence, mais la balance entre deux postures contraires. Le propos use en effet d’une forme de dialectique qui soutient l’ensemble du chapitre, une dialectique qui semble inspirée par l’idée que le jugement raisonné n’existe pas, sinon sous l’aspect d’un combat incessant contre des jugements faussés qui s’opposent. C’est un peu comme l’équilibre incessamment menacé du funambule, lequel ne tient sur son fil que parce qu’il contrecarre continûment la chute qui le menace tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Et cette dialectique n’est pas sans rapport avec le souci que Montaigne exprime ailleurs de ne « dire qu’à demy » (5).

Le point de départ des réflexions très complexes auxquelles Montaigne va se livrer, c’est évidemment cette idée, défendue par Raimond de Sebonde, que la seule raison suffit à attester des vérités que l’Église reconnaît. Cette même Église ne l’a cependant que très modérément appréciée, puisque le livre fut mis à l’Index en 1558 (censure qui fut limitée au prologue en 1564), sans qu’il soit possible de savoir si Montaigne l’a su. (6)

A priori, la visée de Raimond de Seconde lui plaît, et il le dit :
« Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; et son dessein plein de piété. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour déscharger leur livre de deux principales objections qu’on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument là ; et croy que nul ne l’a esgalé. » (p. 459-460)
Et il ajoute :
« Mais ce n’est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse, d’accommoder encore au service de nostre foy, les utils naturels et humains, que Dieu nous a donnez. » (p. 461)

Et puis voici que, après avoir répondu sans véritablement les combattre à ceux qui reprochent à Sebonde de ne point se suffire de la grâce, il s’en prend à ceux-là qui lui objectent des raisons plus rationnelles encore que celles du théologien espagnol. Et Montaigne de fulminer :
« À un atheïste tous esprits tirent à l’atheïsme. Il infecte de son propre venin la matière innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu’on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle il n’oseroyent attaquer en sa majesté pleine d’authorité et de commandement. Le moyen que je prens pour rabatre ceste frenesie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil, et l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité et deneantise de l’homme : leur arracher des poings, les chétives armes de la raison : leur faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l’authorité et reverence de la majesté divine. » (p. 469)

C’est là que commence alors une très sérieuse mise en cause de la raison, à laquelle pourtant Sebonde avait décidé de faire confiance. On a énormément glosé sur cette entreprise, laquelle n’hésite pas à remettre l’homme au diapason de l’animal. Et c’est là aussi que l’on situe ce que l’on voit comme le contresens de l’apologie, la virulente opposition exprimée envers les esprits forts emportant Sebonde avec ses contradicteurs.

Pour s’éviter tout jugement hâtif à ce sujet, il me semble utile de commencer par s’attacher à un passage du chapitre dans lequel Montaigne daigne définir un peu mieux l’orientation la plus générale de son esprit.
« Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou qu’il dit, qu’il l’a trouvée ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en queste. Toute la philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science et la certitude. Les Peripateticiens, Épicuriens, Stoïciens, et autres, ont pensé l’avoir trouvée. Ceux-cy ont estably les sciences, que nous avons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, et les Académiciens, ont desesperé de leur queste ; et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c’est la faiblesse et humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles. Pyrrho et autres Sceptiques ou Èpechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenus, tirez d’Homere, des septs sages, et d’Archilochus, et d’Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu’ils sont encore en cherche de la verité : Ceux-cy jugent que ceux-là qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, quoi asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de cognoistre et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extreme science, de laquelle ils doublent que l’homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.
- Quiconque estime qu’on ne sait rien, il ne sait pas non plus
si l’on peut savoir, puisqu’il avoue qu’il ne sait rien. (Lucrèce, IV, 469-470)

L’ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : Pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soi-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, de doubter, et enquerir, ne s’asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions de l’ame, l’imaginative, l’appritive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres : la derniere, ils la soustiennent, et la maintiennent ambiguë, sans inclination, ni approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle legere.
 » (pp. 529-530) (7)

Lorsque Montaigne s’en prend aux athées, ce n’est pas tant que ceux-ci soient nombreux à l’époque, ni même qu’ils troublent beaucoup l’opinion (8). C’est plutôt que la posture de l’athée - lorsque le mot ne veut pas seulement dire que l’on est incroyant - dénote une certitude qui ne dispose pas des moyens d’être vérifiée. S’il me fallait éclairer ce point de mon avis personnel, je dirais qu’il convient peut-être de faire une distinction entre la croyance en un dieu créateur et la croyance en une multitude de fables qui complètent souvent cette première croyance. Lorsque Bertrand Russel affirme - au moyen de l’argument dit de la théière céleste (9) - que ce n’est pas aux sceptiques de réfuter les dogmes, mais plutôt à ceux qui les soutiennent de les prouver, il englobe dans les dogmes à la fois Dieu et les fables qui l’accompagnent. Or, s’il est aisé de le suivre en ce qui concerne ces dernières, il me paraît plus malaisé d’appliquer son raisonnement à l’existence de Dieu, compris seulement comme un être transcendant (et notamment dénué éventuellement des qualités humaines au départ desquels sa perfection est souvent définie). Car dès lors que ce Dieu représente une hypothèse qui ne se heurte à aucune autre, sinon à celle d’une nature éternelle, l’affirmation de sa non-existence n’est plus une attitude sceptique, mais bien un credo qui ne mérite pas plus d’égards que son contraire. Et il y a alors autant d’arrogance à affirmer comme définitivement acquis que Dieu n’existe pas qu’il y en a à affirmer que Dieu existe. (10)

Le scepticisme de Montaigne n’est donc pas celui de Pyrrhon, tel qu’il est compris par Marcel Conche (11), mais plus proche assurément de celui de Sextus Empiricus (12), un scepticisme essentiellement fondé sur l’intérêt qu’il y a à repousser sans cesse toute conclusion (ἐποχή). Cela reste néanmoins une attitude dont Montaigne mesure le risque, un risque dont il prend pleinement conscience lorsqu’il pousse ses doutes assez loin que pour troubler l’esprit de Marguerite de Valois, la très probable dédicataire de l’“Apologie”. Qu’on en juge :
« Aristote et Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : et que ce n’est qu’une sueur qu’elle eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voilà les medecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les theologiens, aux prises pesle mesle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours par l’exemple de moy-mesme, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze mois. Le monde est beste de ceste experience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n’en sçaurions estre d’accord. En voylà assez pour vérifier que l’homme n’est non plus instruit de la cognoissance de soy, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé luy mesme à soy, et sa raison, pour voir ce qu’elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle mesme. Et, qui ne s’entend en soy, en quoy se peut il entendre ? Quasi uerò mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat Comme si pouvait mesurer quelque chose, celui qui ne connaît pas sa propre mesure. (Pline l’Ancien, II,I) Vrayement Protagoras nous en comtois de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sceut jamais seulement la sienne. Si ce n’est luy, sa dignité ne permettra pas qu’autre créature ayt cet advantage. Or luy estant en soy si contraire, et l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, ceste favorable proposition n’estoit qu’une risée, qui nous menait à conclurre par necessité la néantise du compas et du compasseur. Quand Thales estime la cognoissance de l’homme très-difficile à l’homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible. Vous, pour qui j’ay pris la peine d’estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, dequoy vous estes tous les jours instruite, et exercerez en cela vostre esprit et vostre estude : car ce dernier tour d’escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C’est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservément : C’est grande témérité de vous perdre pour perdre un autre. » (pp. 589-590)

Il existerait donc des raisonnements qui ne valent que par leur capacité à abattre un autre raisonnement, mais dont il ne faut pas user couramment. On peut y voir une manière, pour Montaigne, de rester fidèle à cette dialectique que j’entrevoyais infra, et dont le principal ressort est d’ébranler les certitudes et de pratiquer le contre-pied de celle des opinions qui paraît triompher. Mais on peut craindre aussi que l’on soit proche alors de justifier l’usage d’un mauvais propos pour une bonne cause. À moins que, en l’occurence, ce ne soit le contraire et que Montaigne veuille éviter de fournir à Marguerite de Valois une arme qu’elle pourrait retourner contre Sebonde, ce qui paraît bien être le cas. C’est sans doute le prix à payer par qui use d’une démarche qui vise bien davantage à investiguer ce que l’on ignore qu’à établir ce que l’on sait ; il n’y a pas de socle sur lequel se reposer et il importe donc de mieux informer autrui de la méthode que du savoir qu’elle prétendrait asseoir. Et lorsque le risque de méprise grandit, il convient alors de revenir aux opinions les plus anciennes et les plus partagées :
« Et n’y a point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbières, pour tenir sa veue subjecte, et contrainte devant ses pas ; et la garder d’extravaguer ny çà ny là, hors les ornières que l’usage et les loix lui tracent. Parquoy il vous sera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu’il soit, que de jeter votre vol à cette licence effrenée. » (p. 592)

Ce dernier point est d’une très grande importance, car il serait bien malaisé de comprendre le chapitre entier sans se remémorer sans cesse que Montaigne écrit tandis que la guerre l’entoure. A priori, il n’a rien contre l’idée de mettre en doute les idées les mieux acceptées. Au point que l’on pourrait presque dire que son conservatisme est de circonstance. Je n’en veux comme signe que ce qu’il dit au chapitre XXVI du Livre I, “C’est folie de rapporter le vray et le faux à notre suffisance” :
« Ou il faut se submettre du tout à l’authorité de notre police ecclesiastique, ou du tout s’en dispenser : Ce n’est pas à nous à establir la part que nous lui devons d’obeissance. Et d’avantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de nostre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain, ou plus estrange, venant à en communiquer aux hommes sçavans, j’ai trouvé que ces choses là ont un fondement massif et tressolide : et que ce n’est que bestise et ignorance, qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste. Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent hyer d’articles de foy, qui nous sont fables aujourd’hui ? La gloire et la curiosité, sont les fleaux de nostre ame. Cette cy nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous défend de rien laisser irresolu et indecis. » (p. 189)

C’est là que l’on peut distinguer chez Montaigne une pensée philosophique et une pensée sociale. Rien ne doit être épargné dès lors que l’on tente de démêler le vrai du faux, mais il s’impose par contre d’épargner les usages du monde social si l’on place au-dessus du vrai la sauvegarde de la paix. À quoi bon vaincre les préjugés, à quoi bon défaire les fables, à quoi bon dénoncer les illusions, si c’est pour plonger dans la guerre et favoriser les massacres, les horreurs et les douleurs. D’autant que la certitude d’être dans le vrai n’est jamais là et que le risque est grand de tout compromettre pour des idées nouvelles qui ne valent guère davantage que les croyances anciennes. Ainsi ont fait les protestants, et ainsi sont nées les guerres incessantes qui ravagent la France. Les fables se perpétuent par une incessante transmission : c’est là leur première justification. Mais elles unifient également ceux qui les croient (jusqu'au XVIe siècle, les dogmes n’étaient discutés que par une infime fraction de la population), de telle sorte qu’elles peuvent concourir à maintenir une entente souvent suffisante à préserver la paix. Que vaut une idée juste qui ensanglanterait le pays ? Déjà dans le chapitre 22 du Livre I, “De la coustume, et de ne changer aisement une loy receue”, Montaigne le disait :
« Si me semble-il, à le dire franchement, qu’il y a grand amour de soy et presomption, d’estimer ses opinions jusques-là, que pour les establir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inevitables, et une si horrible corruption de mœurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d’estat, en chose de tel poix, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé, d’advancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs contestées et debatables ? » (p. 124)

Ce qui est opportun socialement, ne l’est pas philosophiquement. Et, on le sait, Montaigne n’aura de cesse de remettre en cause et de discuter ce qu’autrui affirme. Dans le chapitre XIII du Livre III, “De l’Experience”, il est un passage où il commence par moquer la curiosité de l’homme avant de l’encourager, comme si c’était sur un même chemin que l’on se perd dans les ratiocinations et que l’on exerce son sens critique :
« On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d’interpretations. Trouvons-nous pourtant quelque fin au besoin d’interpreter ? s’y voit-il quelque progrez et advancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d’advocats et de juges, que lors que cette masse de droict, estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous obsurcissons et ensevelissons l’intelligence. Nous ne la dessousrons plus, qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter et quester ; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s’empestrant, en sa besongne : comme nos vers à soye, et s’y estouffe. Mus in pice Une souris dans la poix (vieil adage juridique) Il pense remarquer de loing, je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire : mais pendant qu’il y court, tant de difficultez lui traversent la voye, d’empeschements et de nouvelles questes, qu’elles l’esgarent et l’enyvrent. Non guere autrement, qu’il advint aux chiens d’Ésope, lesquels descouvrans quelque apparence de corps mort flotter en mer, et ne le pouvant approcher, entreprindrent de boire cette eau, d’asseicher le passage, et s’y estoufferent. À quoy se rencontre, ce qu’un Crates disoit des escrits de Heraclitus, qu’ils avoient besoin d’un lecteur bon nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l’engloutist et suffoquast. Ce n’est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de ce que d’autres, ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance : un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suivant, ouy et pour nous-mesmes, et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions. Nostre fin est en l’autre monde. C’est signe de raccourcissement d’esprit, quand il se contente : ou signe de lasseté. Nul esprit genereux, ne s’arreste en soy. Il pretend tousjours, et va outre ses forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S’il ne s’avance, et ne se presse, et ne s’accule, et ne se choque et tournevire, il n’est vif qu’à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c’est admiration, chasse, ambiguïté : ce que declaroit assez Apollo, parlant toujours à nous doublement, obscurement et obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. » (pp. 1114-1115)

Alors, peut-on vraiment parler de contradictions chez Montaigne ? Ou faut-il plutôt lire les coups assénés à gauche et à droite comme révélateur d’une même pensée dont l’aliment premier est l’indépendance d’esprit et dont le premier attribut est qu’il n’ignore pas que la stabilité et l’équilibre de la pensée sont impossibles. Celui dont on a si souvent montré du doigt le conservatisme est également celui dont on ne peut que constater le mouvement incessant de l’esprit, comme s’il avait fait sienne l’idée que rien ne demeure.

Je n’ai voulu esquisser ici qu’une façon - personnelle, j’en conviens - de saisir l’état d’esprit de Montaigne, de telle sorte que la lecture de l’“Apologie” en soit quelque peu facilitée. Cela ne règle évidemment pas toutes les questions que pose ce chapitre, à commencer par la signification exacte de ce déchaînement de scepticisme qu’on y trouve et que, le plus souvent, on condense dans cette célèbre phrase : « Nous n’avons aucune communication à l’estre » (p. 639). Je suis tenté de me saisir du sujet, notamment à partir de la controverse à laquelle elle donna lieu entre Claude Lévi-Strauss et Marcel Conche (13). Mais il faut s’interrompre ; car, ainsi que le pensait Montaigne, nous n’en avons jamais fini, sinon quand notre propre fin est là.

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 458-642.
(2) Raimond de Sebonde est nommé ainsi par Montaigne, mais plus souvent appelé en français Raymond Sebond, et de son vrai nom Ramon Sibiuda.
(3) Sur les circonstances de cette traduction, cf. Mireille Habert, Montaigne traducteur de la “Théologie naturelle”. Plaisantes et saintes imaginations, Classiques Garnier, 2010, et Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard, 2017, pp. 101-107. Montaigne fera réimprimer cette traduction en 1581, non sans lui apporter encore des corrections.
(4) Montaigne cite Herillus comme exemple d’un philosophe qui voit en la science l’origine du souverain bien. Lorsqu’on lit ce que Diogène Laërce dit de lui (Vies et doctrines des philosophes illustres, Librairie Générale Française, 1999, pp. 888-889), il faut bien convenir que nous ne connaissons rien des arguments qui l’avaient conduit à cette opinion. Je ne puis résister à l’envie de renvoyer plutôt vers Bertrand Russel, quitte à commettre un épouvantable anachronisme ; lui argumente longuement dans ce sens, même s’il ne m’en paraît pas pour autant convaincant (cf. ma note du 19 décembre 2014).
(5) « à ne dire qu'à demy, à dire confusement, à dire discordamment. » précise-t-il dans le chapitre IX du Livre III : “De la vanité” (cf. ma note du 14 juin 2009).
(6) Cf. Arlette Jouanna, Op. cit., p. 104.
(7) On retrouve dans ce passage la logique ternaire dont Montaigne use déjà dans le chapitre LIIII du Livre I, “Des vaines subtilitez”, où il distingue les esprits simples, les esprits moyens et les grands esprits (p. 332), distinction qui inspirera à Pascal l’idée des demi-habiles et des habiles (cf. à ce sujet ma note du 27 février 2009).
(8) Cf. Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité (XVIe-XVIIe sicles), “Les dossiers du GRIHL”, http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/279.
(9) « De nombreuses personnes orthodoxes parlent comme si c'était le travail des sceptiques de réfuter les dogmes plutôt qu'à ceux qui les soutiennent de les prouver. Ceci est bien évidemment une erreur. Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j'affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l'existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l'école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d'excentricité et vaudrait au sceptique les soins d'un psychiatre à une époque éclairée, ou de l'Inquisiteur en des temps plus anciens. » (“Is There a God ?”, in Illustrated Magazine, 1952)
(10) Le phénomène qui conduirait à croire en l’existence de la théière dès lors qu’elle serait enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches, inculquée aux enfants à l’école et attestée dans les livres anciens ne peut être négligé, car il a une certaine résonance chez Montaigne. J’y reviendrai infra.
(11) Cf. ma note du 14 septembre 1999
(12) Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. par Pierre Pellegrin, Seuil, 1997.
(13) Cf. Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, Éd. de Mégare, Villers-sur-Mer, 1987, plus particulièrement le chapitre VI ; Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, pp. 277-297.


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