À propos du mariage pour tous
Depuis quelque temps, j’assiste en spectateur navré au débat qui agite la France au sujet de ce qu’on a décidé d’appeler le mariage pour tous. Pourquoi navré ? Parce que, comme cela arrive bien souvent, dès lors qu’une question est politisée, des camps se forment et les arguments échangés s’éloignent rapidement des véritables enjeux.
Reprenons les choses en leur début. Pour des motifs irrationnels, souvent religieux, les homosexuels suscitent partout dans le monde, mais à des degrés divers, le blâme et la haine. Depuis quelques dizaines d’années, un large mouvement prônant tolérance et respect a incité bien des pays à adopter des législations les protégeant et en a convaincus beaucoup à sortir de la clandestinité où le mépris, voire les violences, les avaient condamnés. Aujourd’hui, une cinquantaine de pays possèdent toujours une législation qui condamne les homosexuels à de lourdes peines, parfois à la prison à vie, quelquefois à la mort.
Parmi les mesures proposées en vue de mettre un terme aux discriminations inadmissibles dont les homosexuels font l’objet, certaines visaient une égalisation des droits des couples, quelle que soit leur composition. Ce fut notamment le cas du Pacte civil de solidarité (PACS) instauré en France en 1999. Non réservé aux homosexuels - ni même aux couples sexuellement liés -, le PACS a ouvert un nouveau chapitre des relations familiales, après celui implicitement créé par la forte augmentation du concubinage au cours des quatre dernières décennies. En effet, la coexistence de régimes juridiques distincts organisant les droits au sein des familles, selon qu’il n’y a aucun contrat, un contrat appelé PACS ou un contrat de mariage, apporte d’importantes modifications aux situations matérielles, sociales et psychologiques des personnes en couple et de leurs proches. Seule une longue durée permettra d’en mesurer les conséquences sur l’évolution de la société.
En 2001, les Pays-Bas ont ouvert le mariage aux couples homosexuels. Depuis lors, plus d’une vingtaine de pays ou d’états (américains, mexicains et brésilien) ont fait de même. Et, en France, on en discute en ce moment l’opportunité.
En fait, pour l’essentiel, deux camps s’affrontent. D’un côté, sur la lancée de la reconnaissance des homosexuels, il y a ceux qui voient dans le mariage pour tous une simple étape supplémentaire, indispensable à l’égalisation de la condition des couples. De l’autre, il y a ceux qui profitent de cette revendication pour dénoncer un projet déstabilisateur de la famille et désigner ceux qui en bénéficieraient comme des fauteurs de troubles. Il existe bien, à l’occasion, de multiples nuances dans les opinions, mais la part la plus publique du débat a cristallisé les opinions, accordant même aux attitudes les plus extrêmes le bénéfice usurpé de la clarté. C’est ainsi que les accusations prennent le pas sur les arguments, les “pour” se plaisant à dénoncer l’homophobie des “contre” et ceux-ci l’atteinte aux valeurs voulue par ceux-là. Tant et si bien que la question anthropologique est totalement escamotée.
Car il y a bien une question anthropologique. Repartons de ce constat malaisément contestable : le mariage a jusqu’à présent désigné, dans toutes les sociétés connues, anciennes comme lointaines, le couple formé d’un homme et d’une femme, habituellement en vue de la procréation. On peut évidemment décider qu’il en soit dorénavant autrement. Long sera sans doute le temps nécessaire pour apprécier l’opportunité de semblable décision. Mais elle marque assurément une importante rupture dans l’équilibre des sociétés, quoiqu’il soit par ailleurs. Non pas parce que les couples homosexuels y trouvent une officialisation nouvelle, mais bien parce qu’ils se fondent dans un statut jusqu’à présent réservé aux couples hétérosexuels. Après tout, on aurait pu imaginer un lien nouveau, désigné d’un mot nouveau - même s’il génère des droits semblables à ceux produits par le mariage -, pour reconnaître des relations que rien ne permet de juger moins honorables que les relations hétérosexuelles, mais qui s’en distinguent par la fatalité de leur stérilité.
L’anthropologie nous apprend que le mariage est une institution qui fut toujours en rapport direct avec la parenté. Il est vrai que la filiation n’est pas biologiquement fondée, mais elle adopte toujours l’apparence de la consanguinité. Elle peut résulter d’une reconnaissance ou d’une adoption, sans véritable consanguinité. Mais elle inscrit l’individu concerné dans le groupe, comme s’il était consanguin. Par exemple, en Europe occidentale, sociétés dites “bilatérales”, elle l’intègre au groupe composé des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents, etc., c’est-à-dire dans deux chaînes composées chacune des deux sexes. Dans les sociétés “unilinéaires”, la filiation passe par une chaîne unisexuée, l’autre sexe n’étant pas intégré dans le groupe. En toute hypothèse, quel que soit le type de filiation, il est construit sur le modèle de la reproduction et il n’associe jamais deux personnes du même sexe au niveau d’une même génération. Il n’associait pas, devrais-je dire, puisque le mariage des homosexuels rompt cette constante.
Cela annonce-t-il des bouleversements considérables, voire regrettables ? Très franchement, je l’ignore. Mais ce que certains appellent le principe de précaution (qui réclame qu’on l’applique lui-même avec précaution) ne devrait-il pas inciter à réfléchir posément, sans passion, sans interférences idéologiques, à cette égalisation des couples qui, d’une certaine manière, efface une différence ? On touche là, en effet, à un avatar supplémentaire de cette rage égalisatrice qui se plaît à dire égales des choses qui ne le sont pas. Ce qui nuit, en définitive, à l’objectif que poursuit le combat contre les discriminations, car celles qui méritent d’être combattues sont évidemment celles qui sont injustifiées. Ne pas discriminer alors que les situations sont distinctes correspond à une forme regrettable d’aveuglement. Que l’on souhaite que tous les couples, hétérosexuels ou homosexuels, bénéficient des mêmes droits, du même respect, de la même reconnaissance, me semble souhaitable. Faut-il y parvenir au prix d’une assimilation qui oblitère une différence dont on peut soupçonner qu’elle a un certain poids social et psychologique ? Toute la question est là.
Il est intéressant de noter que les enquêtes d’opinion réalisées récemment révèlent que bien davantage de Français sont hostiles à l’adoption et au recours à la PMA (1) par les couples homosexuels qu’au mariage qui les lierait. C’est que les interrogations relatives au sort des enfants, voire aux nouvelles techniques de procréation, suscitent des inquiétudes plus directement et plus concrètement éprouvées que celles liées aux structures proprement dites de la parenté. En l’occurrence, une préoccupation en occulte une autre. Les débats relatifs à l’opportunité de joindre ou de disjoindre les deux questions, celle du mariage et celle des enfants, n’ont d’autre fondement que politicien. En ce qui concerne les enfants, la question est là de savoir par qui il convient de les faire élever, à qui il faut ou il est possible de les confier. Et, à ce sujet, les antécédents sont variés et ne permettent pas, je crois, de trancher dans l’absolu en faveur d’une solution plutôt qu’une autre. Il est sans doute exagéré de prétendre qu’il suffit de les aimer. Mais ne l’est-il pas tout autant d’affirmer qu’une mère et un père, voire une femme et un homme, sont nécessaires ? Quant à la question de la PMA, je suis encore bien davantage incapable d’en juger l’intérêt et la légitimité, même si j’estime qu’il est important - et même urgent - d’y réfléchir. Quand Jean-Christophe Cambadélis déclare : « Le texte gouvernemental pour le mariage pour tous est une très belle avancée du droit à l'égalité, mais il ne faudrait pas maintenant que le désaccord sur la PMA vienne ternir l'unanimité sur ce texte qui fait progresser notre pays » (Cf. Le Monde du 21 décembre 2012, p. 2), il ne donne pas un avis fondé sur une réflexion ; il fait de la politique.
On pourrait aisément m’objecter que la modification de dispositions légales relatives aux personnes relève de la politique, et que n’en pas faire revient à laisser faire. Ce n’est assurément pas faux. Mais lorsqu’on refuse de se précipiter en politique, on découvre de multiples raisons de n’y plus entrer. Car les réflexions propres à éclairer les choix ne semblent pertinentes que lorsqu’elles échappent au champ politique. Pour esquisser ce que cette répulsion du politique signifie, je me bornerai à citer un court passage du livre de Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique, un passage où, évoquant la pensée de Descartes, celle de Hobbes et celle de Spinoza, il évoque les limites du politique, telles que la société contemporaine nous pousse à les oublier :
« L’idée qui circule avec autant d’évidence dans ces trois cas c’est que la société n’a pas pour fonction de rendre les hommes heureux ou raisonnables ; et encore l’aurait-elle qu’elle ne disposerait pas du pouvoir nécessaire à l’accomplir. La société, entendons l’organisation politique, empêche les hommes de trop déraisonner et en ce sens elle est utile mais elle ne les réforme pas positivement. C’est une idée très ancienne, réactivée dans les temps modernes, que le bonheur des individus dépend d’une bonne organisation sociale et que dans une société juste et authentique les hommes le seraient également. Aussi les philosophes de l’époque classique sont-ils plus “actuels” que les philosophies sociales de notre temps lorsqu’ils nous invitent à mesurer avec lucidité les pouvoirs respectifs de la société et de l’individu et à ne pas reporter d’une façon paresseuse sur les “structures” la fonction, mais aussi le pouvoir qui va avec, de nous rendre “meilleurs” que nous ne sommes. Nous commençons seulement à soupçonner que toute société secrète de l’aliénation parce que aucune ne fabrique les anticorps qui l’immuniseraient. La société, dont on parle comme d’un organisme, ne possède pas d’autorégulation qui fait de celui-ci une unité autonome, tendant à un équilibre constant. Mais il y a davantage chez Spinoza : s’il est d’accord avec Hobbes pour refuser aux valeurs une objectivité, reconnaître que chacun cherche avant tout son intérêt, si leurs descriptions de la nature humaine s’accordent pour l’essentiel, il ouvre une perspective qui perce comme une éclaircie dans le sombre paysage hobbien. Le pouvoir de la raison s’aiguise d’abord dans l’entreprise de démystification des puissances qui s’appuient sur l’ignorance et la crainte pour gouverner les hommes, leurs croyances et leurs conduites. » (2)
Qui peut prétendre savoir quel équilibre il convient d’établir entre une réflexion dont la qualité dépend de la façon dont on se déprend de soi-même, à commencer par ce qui, en nous, nous est dicté par le champ politique, et la part de l’action propre à donner un sens à cette réflexion. D’autant que la réflexion communiquée est déjà une action.
On l’aura compris, j’ignore s’il est ou non opportun d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels. Me refusant à entrer dans les débats qui, au nom d’un camp, stigmatise l’autre, j’avoue mon hésitation. Les conséquences des règles déjà adoptées dans certains pays, si elles se mesurent un jour - sans doute dans un avenir lointain -, le seront probablement sans aucune référence aux arguments aujourd’hui échangés dans le champ politique français. Et face à cet aspect profond des choses en cause, sans rien oublier du respect et de la reconnaissance dus aux homosexuels, j’hésite. J’hésite et je revendique le droit à l’hésitation. Car il me parait propice à pousser la réflexion, mais aussi l’écoute des autres, bien au-delà de ce que les débats communs autorisent.
(1) Procréation médicalement assistée.
(2) Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique. Critique cartésienne des fondements de la politique (1ère éd. : 1983), Gallimard, Tel, 2012, pp. 229-230.
Votre hésitation fait le jeu des catholiques dont vous êtes donc l’allié objectif. Que vous le vouliez ou non, vous faites de la politique.
RépondreSupprimerA prétendre que toute réflexion fait nécessairement le jeu d’un camp, on s’interdit de réfléchir. Dans la réflexion, ce qui compte, c’est moins le jugement que l’on pose que les raisons qu’on en donne. Non seulement, mes raisons ne sont pas celles de bien des catholiques qui s’expriment (je pense à André Vingt-trois ou à Eric de Labarre, par exemple), mais mon jugement moins encore, puisqu’il confine à l’épochè.
SupprimerMerci pour votre commentaire.
Je suis catholique engagé, non pas contre qui que ce soit, mais pour une société de droit et je me pose une question:
Supprimerqu'en est-il du droit de l'enfant né dans un couple homosexuel féminin suite à une insémination artificielle, d'un jour pouvoir retrouver son géniteur?
Est-ce qu'une trace est gardée?
Le Monde des 27 et 28 janvier 2013 publie en page 17 un article de Nathalie Heinich intitulé “Mariage gay : halte aux sophismes”. C’est ce que j’ai lu de plus pertinent depuis longtemps sur le sujet. Cela n’aide cependant pas à faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre, mais bien à réfléchir aux importantes questions soulevées par le débat.
RépondreSupprimerJ’adore les débats entre Jean Jadin et Mézigue. Celui qui suit le Mariage pour tous est magnifique. Il se termine par un éloge d’Ortega y Gasset, convoqué par l’un, validé par l’autre.
RépondreSupprimerMême à ce niveau élevé de discussion, surgit comme pendant un échange entre convives l’arme décisive de la caractérisation politique du discours visant le discrédit de la personne qui le tient. Vous avez su éviter les formes les plus fréquentes qui sont : « on entend la petite musique de… », « des propos aux relents de…», « le côté nauséabond », « le monde des bisounours », « le bien-penser », « de quoi M. … est-il le nom ». Ici, on trouve la supplique à ne pas se trouver accusé par l’autre de tenir des propos de droite ; ou la remarque amusée sur la nouvelle droite.
Si « la tromperie n’est que l’humble parasite de la naïveté » est-il possible d’espérer un dialogue durant lequel de part et d’autre on éviterait cet « étiquetage » stigmatisant (autre qualificatif à la mode). L’autre est-il si naïf qu’il puisse croire en la possibilité d’un échange dénué de « leçons » portant sur le contenu ou l’attitude ?
Vos écrits successifs démontrent pourtant à vos lecteurs que la féconde rugosité de certains passages augmente l’intérêt que l’on peut avoir à les lire … et, pardonnez-moi, le désir de les commenter « naïvement ».
Vous avez raison : la stigmatisation politique est aussi collante que le sparadrap de Haddock. Et, plus général encore, l’échange, même le moins docte, contient des leçons implicites. Qu’y faire ? Se taire ? Mais le silence lui-même est chargé ! C’est tout cela qui m’a sans doute conduit à rêver d’échanges parrhèsiastiques.
SupprimerAinsi, je trouve assez opportun de poursuivre l’échange sans fin, en ne renonçant jamais à corriger, à se corriger, à préciser, à se déprendre, etc.
Je suis loin de suivre José Ortega y Gasset dans tous ses propos. Mais il a des façons de dire, quelquefois, que je trouve assez éclairantes. Et comme j’aime citer, parfois longuement,...
Les débats auxquels Guy Malavielle fait allusion dans son commentaire du 5 mars 2013 ont disparu. En effet, le 7 juillet 2013, Mézigue m’a demandé d’effacer ses interventions sur le présent blog. J’ai satisfait à sa demande, avec regrets. Guy Malavielle voudra bien m’excuser d’avoir ainsi rendu son propre commentaire peu compréhensible. S’il le souhaite, je l’effacerai également. Comme quoi la « féconde rugosité » peut quelquefois rendre la communication malaisée...
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