samedi 9 août 2014

Note d’opinion : la lecture

À propos de la lecture

Ces derniers temps, j’ai été interrogé sur la lecture, comme s’il s’agissait là d’une activité archaïque dont les adeptes deviendraient un curiosité. On est bien loin de cela et ceux qui posent ce genre de question - qu’ils m’excusent de le dire aussi platement - font peut-être un peu l’âne pour avoir du son.

Car enfin, on entend sans cesse faire l’éloge de la lecture. Comme si lire était bénéfique, sinon vertueux. Pourtant, qui n’ a pas envie de lire aurait tort de se forcer. On peut certainement vivre heureux sans lire ; on peut même être informé et compétent sans lire. Je veux dire sans pratiquer la lecture assidue ; je ne veux pas dire sans savoir lire, bien sûr.

Cet éloge insistant de la lecture dissimule en fait une autre question autrement importante : que lire ? Car tous les livres ne se valent pas, c’est le moins qu’on puisse dire. La quantité de livres que l’on devrait recommander de ne pas lire est considérablement plus importante que celle des livres qui méritent d’être lus. Rien ne m’agace autant que ces foires du livre qu’organisent les marchants de papier imprimé et qui attirent des foules de gogos prêts à emporter des kilos de niaiseries. Si vous savez quoi lire, ne perdez pas votre temps à déambuler dans ces foires entre des piles d’ouvrages où vous ne trouverez pas le joyau attendu, caché sans doute parmi les platitudes, les nigauderies et les insanités. Oui mais, me direz-vous, comment savoir quoi lire ?

Voici deux moyens d’opérer des choix dont j’use et me trouve bien. Pour les auteurs contemporains, s’en tenir aux livres dont parlent les auteurs que l’on estime déjà évite bien des déconvenues. Car la critique littéraire ou scientifique n’existe presque plus ; il n’y a plus que du boniment. Mais le moyen le plus sûr de n’être jamais déçu, c’est de puiser dans ce que le temps a consacré. Les siècles passés nous ont laissé mille trésors aisés à identifier et dont la distance temporelle accroît encore l’intérêt. Elle accroît aussi la difficulté, me direz-vous. Oui, souvent. Encore y a-t-il difficulté et difficulté. Stendhal se lit sans effort, si ce n’est celui de garder présent à l’esprit ce que ses romans doivent à l’époque. Montaigne exige une lecture attentive, appliquée même, en raison de la langue qui était la sienne. Mais ce qui en est compris est captivant, bien loin en tout cas de ce que l’Éthique de Spinoza peut avoir d’abstrus et de ce que la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel peut avoir de rasant.

Mais le choix du livre n’est pas tout. Encore faut-il savoir comment lire. Je n’ai évidemment aucune leçon à donner sur le sujet. Je suis simplement triste de constater que certaines habitudes prises et d’autres que l’on néglige de prendre privent bien des jeunes d’un rapport heureux à la lecture.

Alors, je cite en vrac : avoir toujours un livre avec soi ; s’y plonger, même quand on ne dispose que de cinq minutes ; rester curieux de ce qu’on lit ; garder le fil de sa lecture, quitte à prendre quelques notes rapides ; parler de ses lectures avec ses amis, sans barber et sans parader ; ne lire ni trop vite, ni trop doucement ; préférer lire dans le silence complet ; ne pas s’infliger de lire ad nauseam ; faire du savoir découvert la mesure de ses ignorances. Je sais : ça fait très “vieux schnock”, ce ramassis de conseils, mais comment inciter au plaisir de lire autrement qu’en donnant stupidement du crédit aux billevesées relatives à la haute valeur de la lecture et de celui qui lit ?

Et puis, si l’on peut lire - ne l’oublions pas -, c’est qu’on écrit. Et le plaisir de lire peut aussi venir de l’effort d’écrire. Je dis de l’effort, car écrire ne vaut que par la tentative de le faire le mieux que l’on peut, notamment en y trouvant l’occasion de mieux exprimer les choses qu’on ne peut les dire. Il faut écrire pour soi, en s’imaginant certes un lecteur, mais pour soi d’abord, c’est-à-dire pour cette discipline exigeante que représente le compromis à passer entre les moyens de la langue et les impératifs de l’esprit. Ce qui menace l’écriture, ce n’est pas la paresse, ni davantage l’incapacité : c’est avant tout l’insincérité, la vanité, le goût de paraître. Voilà pourquoi il faut se garder de chercher des lecteurs.

Lire, c’est contester l’empire de l’image, un empire qui menace notre intelligence. L’image se donne à voir sans les ressources du langage ; elle suggère ce que notre esprit accepte d’en penser immédiatement. Se garder de l’image, c’est retrouver les ressources de la réflexion et de l’imagination. C’est aussi retrouver un rapport intime aux choses, loin de la notoriété du simulacre. Encore faut-il pour cela ne pas acquérir les livres que les médias nous enjoignent d’acheter, ne pas lire ce que le commun de la vie nous glisse sous les yeux et ne pas s’intéresser à ce papier imprimé que l’on veut nous vendre. Car si c’est pour succomber à ces consignes, mieux vaut sans doute ne pas lire…

1 commentaire:

  1. Quand j’ai écrit cette note, j’aurais dû savoir - mais je l’ignorais - qu’Arthur Schopenhauer avait écrit :
    « L’art de ne pas lire est extrêmement important.
    Il consiste à ne pas prendre en main ce qui de tout temps occupe le grand public
    […]
    On ne peut jamais lire trop peu de mauvaises choses, et jamais assez ce qui est bon. » (Parerga, II, “Sur la lecture et les livres”, § 295)

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