de Simon Leys
Cécédille en a conseillé la lecture ; Guy Malavialle l’a apprécié. (1) Je viens de le lire. Je parle de La mort de Napoléon de Simon Leys (2).
Avec de telles prémices, je ne pouvais m’attendre qu’à être émerveillé. Et je le fus. On ne peut qu’éprouver une extraordinaire jouissance à constater qu’exista quelqu’un qui put écrire ce petit chef-d’œuvre. Tout ou quasi tout ce qui fut écrit sur Napoléon irrite, au point que l’on ne cherche qu’à s’en détourner. Et puis, voilà qu’est dit très exactement ce qu’il faut en dire. Et non platement, comme on résiste à l’envie de le faire, de crainte d’être encore sous le charme dès lors qu’on s’en défend. Mais le plus subtilement qui soit, en parlant de ce qu’il n’a pas fait et qui, cependant, témoigne si bien de lui autant que de ce qu’on en a fait.
Un petit aperçu, pour faire voir le ton et donner l’envie :
«   ⎯ “Lenormand ? Eugène Lenormand, c’est qui ?” demande le gendarme en agitant un passeport dans sa main.
  Les passagers commencent à se dévisager les uns les autres avec suspicion.
⎯ “Alors ? Lenormand ?” s’impatiente le gendarme.
  L’insignifiant passager à redingote grise tressaille soudain, comme un dormeur qui s’éveille enfin. Ce léger frisson suffit pour le désigner aussitôt à l’inquiétude hargneuse des bourgeois. Ils l’ont identifié plus vite qu’il ne se reconnaît lui-même : “Voyons, vous n’entendez pas que monsieur le Gendarme vous appelle ? Qu’est-ce que vous attendez donc !” Tous ces regards péremptoires qui le désignent : il faut bien les croire.
  ⎯ “Descendez, dit le voltigeur, suivez-moi.”
  Ses jambes sont ankylosées, il s’est frayé avec difficulté un passage jusqu'à la portière, entre deux rangées de visages chuchotants. Le voltigeur l’aide à descendre.
  La patache est repartie. Le lumignon jaune qui lui pendouille au cul saute sur les ornières, puis s’efface, soufflé d’un coup par un tournant de la route.
  Comme un aveugle, Napoléon se laisse mener vers le corps de garde, une maisonnette en bordure de la route, à demi cachée derrière une palissade. Un chien aboie dans le noir ; on entend sa chaîne qui frotte contre une planche.
  À l’intérieur du corps de garde, deux gendarmes fument la pipe près d’un poêle de fonte. Un sergent en manches de chemise est assis derrière une table de bois blanc. Il a une tête d’huissier déplumé. Ses bottes traînent dans un coin, il est en pantoufles. Sur l’appui de la fenêtre, l’inévitable pot de géraniums. À part son odeur de tabac et de chaussette, la pièce dégage une atmosphère somme toute plus bourgeoise que policière.
  ⎯ “Sergent, nous tenons l’homme !” annonce le voltigeur d’une voix joviale.
  L’Homme ! ainsi l’appelaient en tremblant toutes les têtes couronnées de l’Europe, comme si les quatre syllabes de son prénom eussent été un tonnerre dont la seule rumeur aurait suffi pour ébranler leurs trônes…
  ⎯ “Eugène Lenormand, délit de grivèlerie. A quitté à la cloche de bois l’hôtel ‘Au Rendez-vous des Namurois’, rue du Théâtre à Bruxelles.” Le sergent lisait d’une voix administrative un document déposé devant lui sur la table. Il posa son doigt sur le dernier mot, et tourna le regard vers le prévenu, tandis que le voltigeur s’était rapproché du poêle, et tout réjoui, s’y chauffait le dos en relevant les basques de sa tunique.
  Délit banal, gibier sans importance, les autres gendarmes bâillaient. Seul le sergent poursuivait son examen pensif. Napoléon et lui se dévisagèrent en silence un long moment.
  ⎯ “On vous reconduira à Charleroi demain matin, reprit enfin le sergent de sa voix neutre.” Et il glissa dans le tiroir de la table les papiers du prévenu que le voltigeur lui avait remis en entrant.
  ⎯ “Pour cette nuit, vous le mettrez avec Louis”, ajouta le sergent à l’adresse du voltigeur. » (pp. 43-45)
On imagine un devoir scolaire : commentez les allusions et les significations des détails du récit, un récit où rien n’est gratuit.
Ce que j’aimerais plutôt commenter, c’est l’exergue de Valéry. Dans l’édition dont je dispose, je lis :
« C’est pitié de voir une forte tête, comme celle de Napoléon, vouée aux choses insignifiantes, comme sont les empires, les événements, les tonnerres du canon et de la voix, croire à la gloire, à la postérité, à César, - s’occuper des masses mouvantes et de la surface des peuples… Il ne sentait donc pas qu’il s’agit de bien AUTRE CHOSE ?
Tout en insistant sur le caractère allusif des propos de Valéry, Françoise Chatelain précise : « C’est sans doute cet “autre chose” qu’il convient de rechercher dans le conte. » (p. 129)Paul Valéry (Mauvaises pensées et autres) » (p. 5)
Tout cela est fort curieux, aussi bien le choix de l’exergue par Simon Leys que le commentaire qu’en donne Françoise Chatelain. Même ces deux mots en majuscule qui terminent l’exergue me semblent étranges. Car le propos de Valéry ne s’arrête pas là. Il fournit en effet une réponse à sa question, à savoir : « …Tout simplement de mener l’homme où il n’a jamais été. » (3) Pourquoi Simon Leys a-t-il jugé bon de citer Valéry, ce champion de l’apophtegme si peu estimable ? (4) Pourquoi a-t-il tronqué la citation ? Qui a jugé utile d’écrire “autre chose” en majuscules ? Même si le roman n’en est aucunement altéré, je reste perplexe à ces propos.
S’il me fallait donner mon opinion sur cet “autre chose” que traduit le roman de Simon Leys, je serais tenté d’évoquer la notion de charisme, telle qu’elle fut réinterprétée par Max Weber. Dans l’introduction de son Éthique économique des religions mondiales, Max Weber définit le charisme comme suit :
« L’expression de “charisme” doit être comprise dans les analyses qui suivent comme une qualité extraordinaire attachée à un homme (peu importe que cette qualité soit réelle, supposée ou prétendue). “ Autorité charismatique” signifie donc : une domination (qu’elle soit plutôt externe ou plutôt interne) exercée sur des hommes, à laquelle les dominés se plient en vertu de la croyance en cette qualité attachée à cette personne en particulier. Le magicien, le prophète, le chef d’expéditions de chasse ou de rapine, le chef de guerre, le maître “à la César”, éventuellement le chef de parti dans sa personne, représentent ce type de dominant (Herrscher) dans ses rapports à ses disciples, à sa suite, à la troupe qu’il a levée, au parti, etc. La légitimité de leur domination repose sur la croyance et l’abandon à l’extraordinaire, à ce qui dépasse les qualités humaines normales et qui pour cela même se trouve valorisé (comme surnaturel à l’origine). Cette légitimité repose donc sur la croyance en la magie, en une révélation ou en un héros, croyance qui a sa source dans la “confirmation” de la qualité charismatique par des miracles, des victoires et d’autres succès, autrement dit par des bienfaits apportés aux dominés ; c’est pourquoi cette croyance s’évanouit ou risque de s’évanouir en même temps que l’autorité revendiquée, dès que la confirmation fait défaut et que la personne dotée de la qualité charismatique paraît abandonnée par sa force magique ou par son dieu. La domination n’est pas exercée selon des normes générales, qu’elles soient traditionnelles ou rationnelles, mais - en principe - en fonction de révélations et d’inspirations concrètes : en ce sens, elle est “irrationnelle”. Elle est “révolutionnaire” au sens où elle se présente comme affranchie de tout ce qui est établi : “Il est écrit… mais moi je vous dis…” » (5)
Sans entrer dans l’usage assez complexe que Weber fait de cette notion (6), on comprendra aisément qu’elle peut s’appliquer à Napoléon. La question qu’elle suscite immédiatement est alors la suivante : quels rapports exacts existe-t-il entre les qualités qui étaient siennes et les qualités qui lui furent reconnues, tant par ses partisans que par ses ennemis ? Car la personne charismatique dispose très certainement de qualités (ou en tout cas de savoir-faire), ne serait-ce que celles qui lui permettent de se distinguer ou à tout le moins de laisser croire qu’elle mérite d’être distinguée. Mais celles-ci sont distinctes de celles qui lui sont reconnues. De la même manière que Napoléon savait si bien proclamer sa victoire, alors même qu’il venait d’être vaincu, il savait tout autant se donner une stature qu’il n’avait sans doute pas. La difficulté qu’éprouve alors l’historien réside dans la distance qu’il prend vis-à-vis de la réputation. S’il ne la corrobore pas, c’est qu’il se veut impie, s’il la confirme, c’est qu’il participe au culte.
Comment dire ce qui mérite d’être dit en pareil cas ? En usant de la fiction, en sortant du récit historique, en donnant à voir le vraisemblable du quotidien, l’infime, ce qui échappe au charisme. Et si l’entreprise s’arme d’humour, l’effet de vérité en est alors conforté.
On voudrait que ce genre de chef-d’œuvre ait assez de succès pour qu’enfin davantage de gens résistent à ces politiques qui usent de leur charisme pour s’imposer. Ne soyons pas naïfs, cependant : l’irrationnel n’est pas prêt de refluer.
(1) Cf. les commentaires sous ma note du 14 juin 2021.
(2) Simon Leys, La mort de Napoléon [1986], Fédération Wallonie-Bruxelles, Espace Nord, 2021. Cette édition contient une postface de Françoise Chatelain.
(3) Paul Valéry, “Mauvaises pensées et autres” in Œuvres tome 3, Librairie Générale Française, 2016, p. 420.
(4) J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pense du peu que j’avais lu de Valéry dans ma note du 1er novembre 2016.
(5) Max Weber, Sociologie des religions, trad. par Jean-Pierre Grossein, Gallimard, Tel, 1996, pp. 370-371.
(6) Je pense notamment aux différents charismes qu’il distingue (charismes de la foi, de la bonté, du savoir-faire, de la vertu, etc.). On remarquera, en passant, que Weber ignore le charisme qui s’attacherait à une femme, ce qui est autant révélateur de la domination effective des hommes - en ce compris par l’autorité charismatique - que du préjugé dont Weber lui-même fait preuve (car il existe néanmoins des exemples de femmes charismatiques tout au long de l’histoire).
Autres notes sur Simon Leys :
Le studio de l’inutilité
Simon Leys est mort
L’humeur, l’honneur, l’horreur
Le charisme de Max Weber, si opportunément convoqué, m'a accompagné lors de la projection du film (très hexagonal), regardé en famille sur mon lieu de vacances : "Présidents" de la réalisatrice Anne Fontaine.
RépondreSupprimerDeux anciens présidents, Nicolas et François, faciles à identifier, désemparés depuis leur échec, décident de s'allier et se présenter sur un "ticket" destiné à faire échec à l'extrême droite.
Au fond, comme dans "La mort de Napoléon", le procédé narratif consiste à mettre en situation l'homme privé de son charisme, cette poussière d'or que fait scintiller le Pouvoir ( car, comme pour la poule et l'œuf il faudrait savoir ce qui tient à l'homme et ce qui tient à sa fonction ?). Dans le film, au comique classique du couple des contraires (Laurel et Hardy, Astérix et Obélix, De Funès et Bourvil), s'ajoute le vécu douloureux et désabusé de ce manque, comme d'une drogue dure et restitue aux protagonistes leur dimension humaine.
Le film apporte aussi au final une réponse réjouissante à l'intéressante question du charisme chez la femme...
Je n’avais pas jugé utile d’aller voir ce film. Ce que vous m’en dites me laisse croire que j’ai raté quelque chose. Raté est le bon mot, car le film a à présent quitté l’affiche dans les salles à ma portée.
SupprimerÀ l’inverse de la poule et de l’œuf, ne serait-il pas possible de distinguer en quoi la fonction transforme l’homme (ou la femme) et donc en quoi certaines de ses dispositions premières ont marqué le mélange qu’opèrent les déterminations issues du pouvoir exercé ? Ce qui me conduit à une deuxième question : certains s’en remettent-ils ?