mardi 16 février 2010

Note de lecture : Jacqueline de Romilly & Monique Trédé

Petites leçons sur le grec ancien
de Jacqueline de Romilly et Monique Trédé


Je m’en voudrais de paraître user de familiarité à son égard. J’ose néanmoins dire que j’éprouve envers Jacqueline de Romilly quelque chose comme de la tendresse. D’abord sans doute en raison de son grand âge. Mais surtout parce qu’elle incarne à mes yeux la curiosité classique pour le monde classique. J’ai toujours été très réjoui d’apprendre avec elle comment il fallait lire les Grecs, Homère ou Eschyle, Thucydide surtout. On m’objectera sans doute qu’elle n’a jamais eu l’audace de se lancer dans une approche innovante du monde antique, de sa langue, de sa littérature et de son histoire. Elle est restée bien étrangère – sinon hostile – aux travaux de Jean-Pierre Vernant, de Marcel Detienne ou de Nicole Loraux. Mais ce contre quoi ceux-là jugeaient utile de renouveler l’approche du monde grec, c’est sans doute sans la désigner cette pensée classique du monde classique qui fut celle de Jacqueline de Romilly. Il n’y a pas d’innovation sans tradition à contredire ; il n’y a pas d’audace sans réserve à bousculer ; il n’y a pas de d’avancée dans la connaissance qui ne rebondit au départ d’un corpus. S’il en est qui pensent innover sans rien savoir de la somme de compétences accumulées, qu’ils sachent qu’ils se préparent à énoncer des sottises. Ils sont comme ces peintres qui ignorent tout de la technique et s’imaginent faire œuvre d’art en mimant les procédés apparemment simplistes d’une certaine peinture contemporaine.

En 2008, Jacqueline de Romilly a publié avec Monique Trédé un petit livre délicieux intitulé Petites leçons sur le grec ancien (1). Il est destiné à tout qui ne connaît pas cette langue (même s’il peut être utile à ceux qui la connaissent) et n’ambitionne en rien de la leur apprendre. Il y est plutôt question du rapport qu’il faut entretenir avec les textes traduits, de telle sorte qu’il soit tenu compte de ce qui sépare le français d’aujourd’hui du grec ancien, à propos de quelques-uns de leurs aspects.

Ce qui me charme dans tout cela, trois ou quatre exemples peuvent en rendre compte.

Il y a d’abord le choix des citations. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’illustrer le rôle de l’image dans la littérature grecque antique, Jacqueline de Romilly et Monique Trédé parlent de la prudence de Ménélas à l’égard du peuple, telle qu’elle se révèle dans l’Oreste d’Euripide (que je ne connais pas). Et cela nous vaut ce passage du discours de Ménélas :
« "C’est que le peuple au plus ardent de sa colère est pareil à un feu trop vif pour être éteint. Mais si, tout doucement, l’on donne du mou pour céder à sa véhémence, en épiant le bon moment, peut-être s’apaisera-t-il, et son souffle apaisé, tu pourras sans peine obtenir de lui ce que tu veux. Il est capable de pitié ; il est capable de fureur ; et pour qui guette l’occasion, il n’est pas de bien plus précieux. […] Le navire fait eau quand sa voile est violemment tendue, mais il se redresse si on largue l’écoute." » (p. 140)
Il y a là autant de perspicacité que celle dont fera preuve dix-neuf siècles plus tard Machiavel, lorsqu’il prodigua ses conseils au Prince.

J’ai longtemps lu Platon dans la traduction d’Émile Chambry (2) d’abord, de Léon Robin ensuite (3). Et j’ai depuis très longtemps été frappé par la complaisance que ses interlocuteurs manifestent à l’égard de Socrate. Au point que j’avais incorporé à ma vision de Platon ce procédé un peu facile qui consiste à éviter de placer dans une autre bouche que celle de Socrate les objections à son propre discours. On comprendra en conséquence le plaisir qui fut le mien à découvrir le passage suivant du livre de Jacqueline de Romilly et Monique Trédé :
« Reconnaissons que la transposition est difficile dans une langue comme le français qui, le plus souvent, se contente de juxtaposer les propositions. Ainsi, on rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge – un adverbe signifiant « tout à fait », renforcé par la particule ge –, et les traducteurs s’ingénient à varier en français les formes de l’acquiescement, passant de "absolument" à "certainement" ou à "parfaitement", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit "évidemment" pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement "comment, en effet, ne serait-ce pas ?", et il rend sobrement dèlon dèpou par un "c’est évident", sans qu’on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l’évidence ou si elle marque l’accord poli mais ironique de l’interlocuteur devant un fait tellement évident qu’il s’excuse de répéter un truisme. C’est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l’assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voire excédé. L’apparente monotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuances les plus fines et les plus subtiles de la pensée. » (pp. 125-126)
Le léger malaise dans lequel me plonge cet aspect des dialogues n’en est pas totalement dissipé. Mais j’aime croire qu’il est en bonne partie dû à mon ignorance du grec ancien et aussi à mon ignorance des difficultés de traduction. De telle sorte que mon attention puisse être mieux dirigée sur ce qui en vaut vraiment la peine, à savoir l’exposé des idées que Platon prête à Socrate.

J’avais gardé le souvenir d’un passage de l’Iliade que Jacqueline de Romilly et Monique Trédé citent dans leur livre, mais pour une raison diamétralement opposée à la leur. Elles le reproduisent afin de rendre compte d’une image philosophiquement profonde, à savoir celle de la succession des générations humaines comparées aux feuilles des arbres. Voici comment elles le rapportent :
« Au chant VI de l’Iliade, Diomède, le fils de Tydée, et le Troyen Glaucos, fils d’Hippoloque, se rencontre sur le champ de bataille, l’un et l’autre pleins d’ardeur au combat. Et Diomède d’interroger son adversaire :
"
Qui donc es-tu, noble héros parmi les mortels ? Jamais encore je ne t’ai vu dans la bataille où l’homme acquiert la gloire…"
Et le glorieux fils d’Hippoloque répond :
"
Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demander quelle est ma naissance ? Comment naissent les feuilles, ainsi font les hommes. Les feuilles, tour à tour, c’est le vent qui les épand sur le sol et la forêt verdoyante qui les fait naître quand se lèvent les jours du printemps. Ainsi des hommes : une génération naît à l’instant même où une autre s’efface. Si pourtant tu en veux savoir davantage, écoute…"
Et les deux adversaires, découvrant entre leurs lignées des liens d’hospitalité, renoncent à s’affronter et s’échangent des présents.
» (pp. 128-129)
Assurément, l’image des feuilles est profonde. Elle renvoie l’homme à sa petitesse, son insignifiance. Pourquoi un nom – du moins un nom renommé – dès lors que la multitude nous condamne à l’anonymat et la mort à l’oubli ? Le fait est que j’avais personnellement retenu de ce passage la recherche et la découverte des lignées et de leurs liens, ainsi que l’échange de présents qui s’en suivit. Et je n’avais pu m’empêcher de rapprocher ce comportement de celui des aborigènes d’Australie qui se récitaient leur généalogie à la recherche de parents communs, faute desquels ils devaient s’affronter.

Et puis, il y aussi dans le livre de Jacqueline de Romilly et Monique Trédé de ces explications qui éclairent le sens qu’il faut donner aux œuvres. Par exemple, le primat que parmi les sens Platon reconnaît à la vue, elles le mettent judicieusement en relation avec des théories que l’on doit notamment à Empédocle :
« Selon ces théories, l’âme est modifiée par l’intermédiaire de la vue ; elle reçoit une impression dont la forme varie selon l’objet perçu ; car chaque corps émet des effluves et il y a chez les êtres des pores qui reçoivent et laissent passer ces effluves. Il y a donc contact entre l’objet perçu et l’organe qui perçoit. L’âme reçoit ainsi une impression par l’intermédiaire de la vue, impression qui la modifie indépendamment de sa volonté. Si donc l’œil voit des ennemis, ou les armes de l’ennemi, "aussitôt la vue est en désordre et met le désordre dans l’âme, au point que souvent on s’enfuit frappé de terreur devant le danger à venir… Certains, à la vue de choses effrayantes, en perdent le sens ; c’est ainsi que la panique peut éteindre ou faire disparaître la pensée", etc.
La conception platonicienne de l’ébranlement de l’âme causé par la vue de l’aimé est donc en parfait accord avec les théories de la sensation élaborées à son époque. Il ne s’agit nullement de recourir à un lieu commun, tout ici fait sens. Et c’est encore l’une des merveilles de cette jeune littérature ! Mais – autre merveille – il n’est nullement nécessaire de connaître ces théories pour être sensible à la force des textes que nous venons d’évoquer. Quelque chose nous touche, indépendamment ou au-delà du savoir, "
avec, comme dit le poète,une force plus grande que ce savoir et une sorte d’immédiateté" » (pp. 156-157)

(1) Jacqueline de Romilly et Monique Trédé, Petites leçons sur le grec ancien, Stock, 2008.
(2) Aux Belles Lettres.
(3) Aux Belles Lettres d’abord, à La Pléiade ensuite.

Autre note sur de Romilly :
Jacqueline de Romilly est morte

1 commentaire:

  1. J'ai lu ce petit livre qui est effectivement délicieux. J'embrasse Jacqueline la retraitée la plus dynamique de FRANCE...

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