L’affaire Maurizius
de Jakob Wassermann
DEUXIÈME ET DERNIÈRE NOTE
Dans L’affaire Maurizius, le principal signe de la décadence de la civilisation, c’est la manière dont la justice est rendue, c’est en quelque sorte l’état du droit. C’est même plus précisément la machine juridique, telle qu’elle digère les affaires.
« Des portes claquaient, de grêles sonneries électriques tintaient, des vois nasillardes dictaient devant des machines ou criaient dans des téléphones. On présentait des requêtes, on prêtait serment, on rendait des verdicts, on interprétait des lois. Tout cet ensemble est un organisme articulé dans lequel tous agissent, obéissants et conscients de leurs devoirs ; auditeurs, assesseurs, substituts, avocats, conseillers à la Cour, archivistes, secrétaires, trésoriers et juges, hiérarchie vénérable dont ils ne peuvent imaginer qu’en frissonnant le sommet, le couronnement, l’auguste pensée qui l’anime toute ; mais est-ce qu’ils soupçonnent sa présence, est-ce qu’ils savent qu’elle est là, au fond du coquillage ? Frémissent-ils à cette idée ? C’est à savoir. Le coquillage semble, il est vrai, contenir l’océan quand on prête l’oreille à son murmure, mais son éternel concert d’orgue n’est qu’un leurre, et il ne murmure que parce qu’il est creux. » (p. 259)
On en vient ainsi à se demander si c’est l’état du droit qui est en cause. Est-ce même la magistrature ? Ne serait-ce pas plutôt la dérive bureaucratique d’une administration, en l’occurrence celle chargée de rendre la justice ? Le père de Maurizius n’est pas loin de le penser :
« MM. les juristes, quand ils veulent aller à Rome, font d’abord comme s’ils allaient à Amsterdam. » (pp. 250-251)
Mais aucun personnage du roman ne porte la parole de l’auteur. Et c’est donc à partir de l’ensemble d’entre eux qu’il faut forger sa propre idée du malaise dénoncé. Or, juger est maintes fois présenté comme un acte d’une alchimie bien complexe. Ainsi, la mère du procureur elle-même, si peu au fait du droit, entraperçoit quelque chose de la posture du juriste :
« "[…] Le vieux conseiller intime Demme, qui n’était pas précisément un âne, me disait un jour que l’exposé convenable des présomptions était pour le criminaliste ce qu’est pour l’astronome le calcul exact de la trajectoire d’une comète. Je comprends cela. En arriver à ce qu’un fait parle un langage plus vrai que celui qui en est l’auteur, ce n’est pas une petite affaire." » (pp. 59-60)
Ce qui est là en cause, c’est moins le droit lui-même que la façon de juger, le modus operandi, la méthode pour rassembler des preuves par exemple. D’Andergast est convaincu que la culpabilité se déduit d’éléments qui ne sont pas à la portée du commun.
« "Déplorable chose, disait-il, qu’une affaire de justice fût donnée en pâture aux bavards de la rue, et jeu dangereux que cette contamination de la justice par le sentiment, et qui revenait à subordonner l’absolu au relatif. Le droit, continuait-il, est une idée, non une affaire de cœur ; le droit n’est pas un compromis arbitrairement établi entre les parties, mais une institution sacrée et éternelle, vraie et d’une valeur intangible depuis qu’il y a des juges qui condamnent les coupables et des codes qui classent les délits par articles." » (pp. 44-45)
On n’est pas loin ici de cette affirmation que Léonardo Sciascia prête à un président de cour suprême expliquant que l’erreur judiciaire n’existe pas, puisqu’au moment où il rend son verdict, c’est la Justice qui parle par la bouche du juge, qu’un miracle s’accomplit, comme la transsubstantiation à chaque fois que le prêtre consacre l’hostie. (1) Poussée là jusqu’au ridicule, cette idée d’une sacralisation de la Justice correspond pourtant à une attente sociale bien malaisée à nier, et même à annihiler. Waremme, toujours provocateur, révèle un peu de cette face indicible des choses :
« "[…] La femme qui réclamait devant Salomon que l’enfant en litige fût coupé en deux représente l’acharnement à tirer de l’idée de justice ses dernières conséquences. Au regard de la justice pure, l’enfant doit être coupé en deux. Ne soyez pas indigné, Mohl, de ce que je vous dis, c’est la vérité ; vos idées humanitaires ne sont même pas une fiole d’huile versée sur les chutes du Niagara. Salomon était un sage ; il a convaincu d’absurdité tous les apôtres de la justice, et couvert tous les pacifistes de ridicule. A-t-on jamais vu depuis que le monde est monde une guerre avoir une cause juste ? […] Je vous invite à réfléchir un peu aux rapports, j’allais dire à la parenté, qui existent entre l’idée de droit et l’idée de vengeance. […] À quoi bon réclamer la justice à cor et à cri quand la réalité qui nous entoure nous rappelle sans cesse avec un mépris insolent que nous vivons uniquement du fruit de l’injustice ? […] " » (p. 591)
En fait, se posent là deux questions très parallèles, mais néanmoins distinctes. Quelle est nature de la justice ? Quelle est la nature du droit ? Si la première postule qu’il faille tendre à rectifier ce qui doit l’être (2) et que cette aspiration se heurte à l’impossibilité d’y parvenir de facto, le deuxième tend lui à exprimer en quel sens il convient d’opérer les rectifications et souffre évidemment de tout ce qui peut séparer un principe d’un fait, une théorie d’une pratique.
Un ami, professeur de droit, m’a un jour confié que, selon lui, la norme juridique répondait à la même logique structurale que le signe linguistique, tel que Saussure l’a défini à partir de la distinction entre le signifiant et le signifié (3) : la norme trouve son sens signifiant – si on peut dire – dans l’interprétation que le juriste lui donne, mais son signifié est bien dans le contexte social qui en a suscité l’émergence. Comment ne pas être d’accord avec lui ? (*)
L’affaissement de la société dont parle Wassermann n’est pourtant pas – du moins pas uniquement – dans cette indécidabilité de la justice et du droit. Car il y a encore deux autres aspects juridico-juridiques du malaise : la manière d’user du droit d’abord ; le procédé particulier de la punition ensuite.
Pour ce qui est de la manière, elle ressort bien du réquisitoire d’Andergast à charge de Maurizius, tel que ce dernier le rapporte :
« Écoutez : un homme d’une haute intelligence, d’un esprit vigoureux et souple, d’une culture achevée, offrant un minimum de résistance aux tentations d’une époque corrompue et menacée d’un effondrement moral tout proche. Prenons garde aux symptômes, messieurs les jurés, que le cas individuel ne vous abuse pas sur le symptôme, ni le crime singulier sur le courant beaucoup plus dangereux qui le porte et contre lequel vous avez le devoir d’élever une digue d’une solidité à toute épreuve. L’occasion fut rarement aussi favorable de frapper en la personne d’un représentant typique les puissances occultes qui font le malheur d’une époque, la morbidesse d’une nation et d’un continent même, et d’empêcher préventivement par une intervention énergique l’expansion du mal, s’il est vrai qu’on ne puisse le guérir… » (p. 332)
Ce n’est plus l’inculpé qui est visé, ce n’est plus la norme qu’il aurait violé ; c’est un mouvement tout entier, multiforme et collectif, qu’il faut stopper.
Mais il s’agit bien de punir. Et dans les multiples procédés dont on peut user pour que la norme soit obéie, punir en est un bien étrange. Maurizius le demande :
« "[…] Dans l’état de choses actuel, que signifie punir ? Qui en a le droit, qui a qualité pour le faire ? Quelqu’un le dit, passe le mot d’ordre, la machine vous agrippe ; la roue vous passe sur le corps : puni. C’est une hypocrisie sans nom. Une hypocrisie pestilentielle. " » (p. 347)
Un début de réponse lui est donné par Klakusch, cet étrange gardien de prison qui, mis en demeure de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence d’un prisonnier, ne peut autrement répondre qu’en se suicidant. C’est qu’il s’agit de savoir ce qu’on juge : un homme ou des faits ? « " Je vais vous dire quelque chose, dit-il, au sujet des gens et de leurs actes ; est-ce qu’un acte, c’est l’homme ? ― Non, répliquai-je, un acte n’est pas l’homme, et c’est là qu’est l’erreur." » (p. 558) Alors, où donc puise-t-on le droit de punir ?
« "[…]’Quand quelqu’un, un pauvre diable pas plus mauvais qu’un autre, en a fait gros comme le doigt, dit-il, ils le punissent gros comme le bras, sans faire attention à la personne de celui qu’ils punissent ! Et qui a donc le droit de punir, sans faire acception de la personne ? C’est là un droit divin.’ Tout d’abord, je ne le compris pas ; enfin je vis qu’il ne parlait pas de la personne extérieure, on y fait bien assez attention à celle-là, mais de la personne morale. Le nœud de la question est de savoir jusqu’où on est responsable ; à ce point de vue, il n’y a pas deux hommes semblables. J’objectai que depuis longtemps on avait renoncé à l’idée de punir pour punir, d’user de représailles ou de moyens d’intimidation. Il ne s’agissait plus que de protéger la société et que d’amender le coupable. Protéger la société, c’est aussi chimérique que de vouloir amender le coupable ; ceux qui savent à quoi s’en tenir ne font qu’en rire. Comment voulez-vous protéger un fou qui se laboure le visage de ses propres ongles ? Ce fou, c’est la société ; elle s’arroge le droit de protéger ce que, dans sa démence, elle détruit continuellement elle-même ?" » (p. 564-565)
Est-il besoin de dire après tout cela que ma perplexité s’explique ?
Est-ce l’éternelle désillusion que Wassermann nous dévoile ? Sont-ce les mécomptes de la modernité ? Ou bien le crépuscule de la société allemande ? La justice et le droit sont-elles mises en cause en tant que moteur de la décadence ; ou sont-elles exemplatives de maux qui frappent d’autres aspects de la société ?
En tout cas, la femme d’Andergast – dont il est depuis longtemps séparé – ne lui envoie pas dire : « "[…] ton droit et la loi […] m’ont toujours fait à moi le même effet que les deux os en croix qu’on voit sur les fioles de poison." » (p. 525)
(1) Voir Léonardo Sciascia, Le contexte, Gallimard, Folio, 1996, p. 206.
(2) Je n’ai évidemment pas l’ambition de réécrire ici La république de Platon.
(3) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1983.
(*) Ce paragraphe de ma note mérite d'être rectifié. Je m'en explique dans ma note du 21 février 2010 consacrée au Cours de linguistique générale de Saussure. [Ajout du 21 février 2010]
Autre note sur le même livre :
Première
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