mercredi 30 juin 2021

Note de lecture : Vinciane Pirenne-Delforge

Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote
de Vinciane Pirenne-Delforge


Au sein même de l’histoire des langues, il y a l’histoire des mots. Et ce n’est pas seulement l’affaire des philologues, car ceux-ci privilégient le sens des mots. Or se pose également la question de l’histoire du sens des mots. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de traduire, mais également de saisir la dérive du champ sémantique des mots, c’est-à-dire de l’évolution du sens en rapport avec l’évolution du monde social. Je dois cette conviction à la lecture du dernier livre de Vinciane Pirenne-Delforge : Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote (1).

Dans cet ouvrage, Vinciane Pirenne-Delforge pose une série de questions qui proviennent toutes d’un constat relatif au sens pris par le mot religion sous l’influence du christianisme. Bien des raisons - qu’elle expose très précisément - l’amènent à retenir du mot religion une définition proposée en 1966 par l’anthropologue Melford Spiro : « La religion est une institution qui régit, selon des modèles culturels, les relations avec la sphère supra-humaine dont cette culture postule l’existence » (*1). (p. 55) En fait, le problème est né en l’occurrence des malentendus que suscite l’usage de ce mot, lorsqu’on l’utilise à propos du polythéisme grec. Encore le mot polythéisme n’en suscite-t-il guère moins.

Mais je souhaiterais d’abord revenir sur cette définition de la religion, et plus particulièrement sur l’expression sphère supra-humaine. Tout ce qui est nommé et regardé comme relevant de l’extra-sensible est très malaisé à circonscrire. Pour un chrétien, il est aisé de se figurer ce qu’est la sphère supra-humaine parce qu’il la fait coïncider avec tout ce que le dogme situe au ciel, lieu où réside aussi bien Dieu et son paradis que l’âme des morts. Et en la circonstance, le ciel métaphorise un lieu sans existence qui mérite d’être au-dessus des hommes. (Depuis aussi loin que l’on dispose de témoignages à cet égard, le haut symbolise la valeur et le bien, tandis que le bas symbolise le médiocre et le mal.) C’est cette facilité à concevoir le ciel qui rend le chrétien quelque peu aveugle à toute autre conception de la sphère supra-humaine, au point qu’il en vint souvent à dénoncer comme superstitieuses certaines convictions relatives à l’extra-sensible qui logeaient malaisément au ciel. Évidemment, ces autres conceptions ne sont pas spécifiquement des conceptions supra-humaines ; c’est au contraire l’expression sphère supra-humaine qui a été choisie afin de tenter de rassembler en un seul concept des rapports à l’extra-sensible fondamentalement différents. Pourquoi alors ne pas parler plus simplement de l’extra-sensible ? objectera-t-on. Parce qu’il existe de l’extra-sensible bien réel, celui qui échappe à nos sens, ne serait-ce que dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand, sans doute aussi dans l’inconscient.

Bien sûr, lorsqu’on lit les Grecs de l’Antiquité, on ressent quelque chose comme du dépaysement. Les héros d’Homère manifestent des réactions qui nous semblent étranges ; les dieux d’Hésiode agissent bien peu comme il nous paraîtrait logique ou naturel qu’ils le fassent. Le plus important à saisir, c’est sans doute que les Grecs seraient bien plus mal préparés encore pour comprendre la façon dont les fidèles des religions monothéistes du XXIe siècle conçoivent les choses, tout autant d’ailleurs que la façon dont les athées et les agnostiques d’aujourd’hui voient le monde. Le polythéisme grec nous semble peu conséquent, c’est incontestable. Mais c’est précisément notre opinion qui, en la circonstance, mérite d’être placée sur la sellette. Et pour ce faire, ce sont les façons de penser des Grecs qui peuvent nous aider. Comme l’écrit Vinciane Pirenne-Delforge :
« Tenter de comprendre la manière dont s’expriment des points de vue internes au monde grec devrait permettre de dépasser une interrogation sur les inconséquences du polythéisme grec fondée sur nos propres difficultés à saisir une conception complexe et fluide du monde supra-humain. » (p. 124)

Il ne peut être question de dresser ici la liste des éléments dont Vinciane Pirenne-Delforge se sert pour nous permettre de mesurer la distance qui nous sépare du polythéisme grec, moins encore d’en résumer le propos. Tout au plus est-il possible d’indiquer quelques interrogations dont cette mise en perspective peut profiter.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? s’est demandé Paul Veyne. (2) Que veut dire croire en cette circonstance ? Sous l’influence du christianisme, ce verbe a pris un sens très différent de ce qu’il signifie lorsque, à une question dont la réponse nous semble incertaine, nous répondons “je crois”. “Je crois” devient alors l’affirmation d’une certitude. Et d’une certitude qui puise sa raison d’être dans l’affirmation vigoureuse de la croyance. Credo veut dire “je crois” d’une façon qui balaie toute autre justification : “je crois” se suffit à lui-même. « Jean Pouillon avait quant à lui insisté sur la polysémie du verbe croire, entre croire en, croire à et croire que, qui n’impliquent pas le même registre d’adhésion, et convoquent systématiquement le doute (p. 165), nous dit Vinciane Pirenne-Delforge. Mais c’est peut-être encore plus tranché que cela, dès lors qu’il s’agit d’appliquer le mot au polythéisme grec. Elle rappelle d’ailleurs opportunément la façon dont l’avènement du christianisme fut expliqué à l’aube du XXe siècle :
« C’est une des raisons pour lesquelles, à la charnière des XIXe-XXe siècles, les prétendues “religions orientales”, préparant le triomphe du christianisme, étaient censées avoir ouvert la voie de la spiritualité intérieure. Le polythéisme était alors associé à l’idée d’un ritualisme froid tout en extériorité dont les acteurs auraient aspiré à d’autres expériences religieuses. (note 8 p. 163)
La spiritualité intérieure, voilà ce qui caractérise le christianisme, l’opposant ainsi aux autres religions, y compris orientales. Et cette imprégnation fut à ce point puissante que bien de ceux qui ultérieurement abandonneront le christianisme ou, à tout le moins, n’en partageront plus les “vérités”, n’en révoqueront pas pour autant l’idée de spiritualité intérieure. C’est ce qui impose d’être prudent lorsque l’on cherche ce à quoi croyaient les Grecs de l’Antiquité.
« Si parler de “croyances” (toujours au pluriel) est une manière d’évoquer les représentations et les idées associées à des pratiques (avec plus ou moins d’intensité selon les cas), le terme ne pose pas de problème en soi. En revanche, le “croyant” est à bannir des instruments à disposition dans l’étude du polythéisme car il donne la priorité absolue au cadre mental sur celui de l’action, ce qui fausse le tableau. » (p. 185)

On entend souvent dire que la pensée rationnelle naissante se serait affranchie des mythes et des croyances. Il s’agit là probablement d’une manière de répéter à propos de la Grèce antique une explication qui a souvent prévalu à propos du développement de la science quantitative aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, lorsqu’elle s’est affranchie des dogmes chrétiens. C’est pourtant méconnaître l’étrangeté que présente le monde grec pour un esprit d’aujourd’hui :
« Car la religion grecque antique a bien quelque chose d’exotique. À tel point que, pendant des siècles, il s’est trouvé des admirateurs de cette prestigieuse culture considérée comme fondatrice pour s’interroger sur une telle curiosité : comment les inventeurs de l’histoire, de la philosophie, de la géométrie, de la politique, de la démocratie, comment les contemporains d’un Homère, d’un Eschyle, d’un Platon ou d’un Aristote avaient-ils pu adhérer à un système religieux aussi fruste et approximatif, une fois que l’on avait renoncé à y trouver quelque prescience de la révélation ? […]
La religion grecque est le caillou dans la chaussure de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, continuent de penser le Ve siècle avant notre ère comme l’irréversible point de basculement vers le
logos, à savoir l’exercice d’une pensée rationnelle débarrassée du muthos, le mythe. L’image que le miroir de cette Grèce-là tend à notre modernité a quelque chose d’irrésistible. Mais il est nécessaire de résister, et cela passe notamment par une meilleure compréhension des entrelacements inextricables de ces catégories que les chercheurs modernes ont érigées en principes d’opposition : le mythe, la raison, la raison du mythe, la raison des mythes et les raisons ou non d’y croire. » (3)

S’il est un élément éclairant sur les différences que nous avons tant de mal à appréhender, c’est l’étrange rapport qu’entretiennent en Grèce antique l’unité et la pluralité. Ce fut une question fondamentale de la philosophie naissante que de savoir si le tout est fait d’une multitude de choses qui cohabitent ou si cette multitude ne serait pas plutôt l’apparence d’un tout homogène où rien n’a de destinée propre, question qui aujourd’hui est très délaissée. Or, les dieux grecs sont à la fois uns et pluriels. On les reconnaît à leur théonyme, mais on en distingue les représentations à leurs épiclèses. Ainsi, toutes les cités grecques usaient du même nom pour désigner Athéna, mais la plupart précisait son nom d’une épithète qui la rattachait à un lieu précis ou qui magnifiait une de ses qualités ou un de ses pouvoirs : Pallas Athéné, Athéna Niké, Athéna Poliade, Athéna Promachos, Athéna Chalkioikos, Athéna Areia, etc. Comme le dit Vinciane Pirenne-Delforge, « Les divers mécanismes de dénomination sont étroitement solidaires les uns des autres, et ce constat peut nous guider dans la réflexion sur la complexité des dénominations divines, entre théonymes et épiclèses, et les niveaux de représentation que ces appellations impliquent, entre unité et pluralité. » (p. 115)

Lorsqu’il s’agit de comprendre en quoi varient les manières de penser et de croire au fil de l’histoire, il importe de ne rien négliger parmi ce qui en témoigne. Ainsi, Vinciane Pirenne-Delforge accorde par exemple un intérêt soutenu aux gravures lapidaires, et elle s’en explique :
« Là où le philosophe prend la peine de poser la question de l’ontologie divine, fût-ce en suspendant la réponse au profit d’une réflexion cultuelle, le règlement épigraphique n’a que faire de philosophie et d’ontologie. » (p. 136)
C’est pour la même raison qu’elle a privilégié Hérodote comme source d’informations précieuses sur le rapport aux dieux, précisément parce qu’il a affirmé que, dans son Enquête (4), il ne parlerait que des “affaires humaines” et éviterait les “affaires divines”.
« Quand Hérodote écrit qu’il s’en tiendra aux “affaires humaines” sans exposer les “affaires divines”, ces dernières renvoient à l’arsenal des “signes” que les poètes ont déployé pour figurer les dieux fictifs dans le monde. […] Tout se passe comme s’il affirmait l’inaccessibilité de tout savoir sur des actions divines spécifiques dans le monde en dehors de celui que délivrent les dieux eux-mêmes. Le “divin”, la “divinité”, les “dieux” sont susceptibles d’intervenir dans le cours des événements […] et ce trait de l’Enquête suffit à montrer que les dieux n’en ont pas été congédiés comme tels. Mais le détail de ce type d’intervention échappe à l’enquêteur. Il n’est ni divin ni poète : son propos n’est pas théologique, au sens où il assumerait un discours sur les dieux. Il est en quelque sorte “anthropologue” au sens où il adopte le point de vue des hommes et non celui, surplombant, des dieux eux-mêmes. Mais les hommes parlent beaucoup des dieux (et des héros) et ils en attendent également beaucoup. En conséquence, les dieux sont bien présents dans l’Enquête puisqu’ils font partie des “affaires humaines” » (pp. 84-85)

Ce que ce genre de travaux en histoire nous révèle (et donc ce qui en fait le prix), c’est que, selon l’époque (et le lieu), les hommes sont différents et énormément plus différents qu’ils ne le pensent. Ces différences ne sont pas seulement des altérités dont nous devrions prendre acte ; elles sont également des différences que nous avons l’illusion de comprendre, alors même que nous ne les comprenons pas. Nos façons de penser déforment nos visions de l’autre. Et seul un effort conséquent fait de recherches et d’interrogations peut nous donner à tout le moins les moyens de comprendre que nous ne comprenons pas.

Platon l’avait déjà pressenti : « ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα » (5).

(1) Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote, Collège de France & Les Belles Lettres, 2020.
(*1) Melford E. Spiro, “La religion : problème de définition et d’explication” [1966] in R. E. Bradbury (dir.), Essais d’anthropologie religieuse, Gallimard, 1972, pp. 109-152.
(2) Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Seuil, 1983.
(3) Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d’histoire, Leçon inaugurale prononcée le jeudi 7 décembre 2017, Fayard & Collège de France, 2018, pp. 43-44.
(4) Hérodote, “L’Enquête”, in Hérodote - Thucydide, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964.
(5) « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. » Cf. Platon, Apologie 21d et Ménon 80 d 1-3.

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