Notre assassin
de Joseph Roth
Joseph Roth est né en 1894 en Galicie orientale, dans une région aujourd’hui ukrainienne. Ce qu’il advint durant la première moitié du XXe siècle des habitants de ce coin d’Europe explique aisément qu’ils furent amenés à se demander qui ils étaient vraiment. Lui, initialement juif et Austro-hongrois, doutait tant de son identité qu’il oscilla souvent sur bien des questions, au point de se laisser finalement attirer par le catholicisme.
Le malheur ne l’épargna pas. Il avait épousé une femme qui fut assez rapidement placée en sanatorium pour dérèglement mental (1). Il dut fuir à Paris lorsque Hitler accéda au pouvoir. Il en vint à sombrer dans l’alcoolisme.
Si je rappelle ainsi quelques éléments embryonnaires de sa biographie, c’est parce qu’ils me semblent offrir la clé permettant de comprendre le roman, Notre assassin (2), roman qu’il a publié en 1936, trois ans avant sa mort.
À Paris, dans un restaurant russe fréquenté par ceux-là qui ont fui leur terre natale, le narrateur fait la rencontre d’un certain Golubtschick. Les circonstances de la rencontre ne sont pas banales et augurent d’ailleurs de complications liées au qui est qui. Quelqu’un s’adressant à Golubtschick avait demandé, en russe : « Pourquoi notre assassin est-il si sombre aujourd’hui ? » (p. 12). Et le narrateur s’étant retourné, trahissant ainsi avoir compris la question, s’était attiré l’attention de tous.
« — Vous êtes donc russe ? me demandait le patron.
Je m’apprêtais à déclarer que non quand, à ma grande stupéfaction, j’entendis l’habitué [Golubtschick] prendre la parole à ma place, derrière mon dos :
— Ce monsieur comprend le russe, mais il est allemand. S’il a gardé le silence jusqu’à présent, c’est uniquement par discrétion.
— C’est juste, dis-je, en faisant demi-tour, merci, Monsieur.
— Il n’y a pas de quoi.
Il se levait, venait à moi.
— Mon nom est Golubtschick, Sem Semjonowitsch Golubtschick.
Nous échangeâmes une poignée de main. Le patron et les deux autres clients éclatèrent de rire.
— D’où vous viennent ces renseignements sur moi ? demandai-je.
— Ce n’est pas pour rien qu’on a fait partie de la police secrète du tsar.
J’échafaudai instantanément une histoire phénoménale : “Cet homme était un ancien agent de l’Okhrana. À Paris, il avait descendu un espion communiste. Voilà pourquoi ces russes blancs l’avaient appelé ‘notre assassin’ d’un ton tellement inoffensif, presque avec émotion, sans en avoir l’air effarouchés. Peut-être sont-ils de mèche tous les quatre ?”
— Et comment savez-vous notre langue ? me demanda l’un des deux clients.
Ce à quoi Golubtschick rebondit une fois de plus à ma place :
— Il a fait la guerre sur le front oriental, puis a passé six mois avec la soi-disant armée d’occupation.
— C’est juste, déclarai-je.
Il poursuivit :
— Ensuite il est retourné en Russie. Non, pas en Russie, dans l’Union des républiques soviétiques, veux-je dire. Comme correspondant d’un grand journal. Il est écrivain de son métier.
Ce rapport circonstancié sur ma personne ne m’étonna pas autrement, car j’avais déjà pas mal bu, et quand je suis dans cet état, c’est à peine si je distingue l’exceptionnel du banal. » (pp. 13-14)
De quoi donc est faite une identité. D’ailleurs, le mot mérite-t-il d’exister ? Identité ! En 1797 : « caractère de ce qui, sous divers noms ou aspects, ne fait qu'une seule et même chose » (3). Aujourd’hui, par le biais de la psychologie : « Conscience de la persistance du moi » (3). Entre autres, bien sûr. Bizarre, non ? Quelle que soit notre constante diversité, il y aurait un moi obstiné, chronique ? Le fait est que nombreux sont ceux qui le cherchent, ou en tous cas aimeraient le discerner, l’identifier.
On pourrait caractériser une manière particulière de s’assumer qui consisterait au contraire à s’admettre divers et changeant, sans autre identité que celle que génère illusoirement la conscience de soi. Posture difficile et rare, sans doute, mais non dépourvue d’arguments ; posture ingrate aussi, tant elle suppose vaine toute reconnaissance par autrui. Elle donnerait en toute hypothèse une signification nouvelle à cette fameuse exclamation de Montaigne : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » (4) ; humains, nous le sommes tous, alors même que chaque homme exhibe des différences combien profondes.
Joseph Roth, dans son roman, n’use pas du mot identité. Mais c’est cette dimension interrogative qui parcourt l’histoire de Golubtschick. Celui-ci découvre d’abord qu’il fut conçu par un prince nommé Krapotkin, ce qui trouble sa prise de conscience de lui-même. Son parcours doit dès lors beaucoup à cette première révélation, bousculé qu’il sera par l’intention persistante de se voir reconnaître quelqu’un, du moins ce qui s’appelle quelqu’un. Et telle une mauvaise conscience prête à l’encourager dans ses ambitions les plus turpides, un certain Jenö Lakatos rôdera sans cesse alentour.
Évidemment, Golubschick-Krapotkin est aussi celui qui - finalement - se racontera, avec une verve de laquelle transpirent autant de désillusion que de résignation. Est-ce à croire que la vie vaut par le combat que l’on mène, fût-il mesquin ? La question vient à l’esprit.
(1) Elle sera assassinée après la mort de Roth dans le cadre de l’Action T4 des nazis.
(2) Joseph Roth, Notre assassin, trad. de Blanche Gidon, Christian Bourgeois, 1994. Le premier titre de l’ouvrage fut La confession d’un meurtrier.
(3) Cf. CNRTL.
(4) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 805.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire